- Suis la voiture, là-bas ! L'un derrière l'autre, à distance raisonnable, les deux attelages prirent la rue " Honoré " en direction de la place de Grève et gagnèrent la rue des Blancs-Manteaux. Là, Batz ordonna à son cocher de l'attendre et pénétra sous le porche d'un bel hôtel du siècle précédent qui se trouvait être voisin du Mont-de-Piété. C'était la demeure de celui qui, quinze ans plus tôt, avait proposé à Louis XVI et créé avec son approbation cet organisme de prêts sur gages dûment contrôlés, qui rendait les plus grands services. La Commune venait de le supprimer comme immoral et constituant un monopole royal. A la grande joie, bien entendu, des usuriers dont le lucratif commerce fleurissait de nouveau... Cet homme, c'était l'avant-dernier lieutenant général de police du royaume, le dernier ayant été l'incapable Thiroux de Crosnes bien vu de la Reine. Il se nommait Jean-Charles Le Noir et il était sans doute encore l'un des mieux renseignés de France car, durant son " ministère ", il s'était attaché bien des reconnaissances obscures ou illustres. Ainsi de Mirabeau et de la belle Sophie de Monnier poursuivis par lettres de cachet et dont il avait adouci de son mieux la captivité tout en élaguant l'instruction; ainsi de Beaumarchais qui, jeté à Saint-Lazare en mars 1785 pour un écrit insultant, avait trouvé en lui un interlocuteur compréhensif qui lui avait évité les châtiments corporels alors en usage dans cette prison. Totalement dépourvu de cruauté et de méchanceté, Le Noir avait toujours su discerner une certaine justesse dans la protestation. De même, il avait toujours su choisir ses informateurs. D'esprit délié, fin observateur de la race humaine et doué d'un véritable sens de l'humour, il n'avait montré aucune humeur quand, en plein procès du collier de la Reine, on lui avait ôté sa lieutenance pour avoir fait preuve d'une certaine indulgence envers le cardinal de Rohan, ce que n'avait pas admis Marie-Antoinette aveuglée par sa haine. Ce grand policier s'était retrouvé administrateur des Bibliothèques du Roi ; il n'en avait pas moins continué à s'intéresser discrètement à ce qui se passait dans Paris et dans les provinces grâce à l'importante correspondance échangée avec de multiples amis. Par la suite, il avait été député de la noblesse aux États généraux. C'est là qu'il avait rencontré Jean de Batz, revenu d'Espagne où il avait accompli plusieurs missions au service du Roi et il se retrouvait avec le grade commode de colonel " à la suite " des dragons de la Reine. Peut-être parce qu'elle le soupçonnait de savoir trop de choses sur trop de gens et parce qu'il était resté populaire, la Révolution le laissait vivre en paix... Il reçut son jeune ami - Le Noir avait alors soixante ans - dans la grande pièce servant de cabinet de travail et où il avait entassé, dans un apparent désordre, les nombreux dossiers qu'il avait emportés en quittant le bel hôtel de la rue des Capucines attribué au lieutenant général de police. Cela dégageait pas mal de poussière; pourtant, la silhouette mince et vive de M. Le Noir n'en apparaissait pas moins toujours impeccable dans ses vêtements sombres de bon faiseur et le linge éblouisssant de blancheur qui en dépasssait. Il n'avait pas renoncé à la perruque dont la queue se nouait d'un ruban noir mais elle convenait à son visage maigre aux pommettes hautes dont les traits fins s'alourdissaient avec l'âge mais dont les yeux bruns n'avaient rien perdu de leur vivacité derrière les verres de leurs lunettes...
Débarrassé de son long manteau à grands revers par un domestique prévenant qui n'était autre qu'un ancien forçat, Batz prit place dans le fauteuil qu'on lui désignait et accepta le verre de bourgogne qu'on lui offrait; puis, quand le serviteur se fut retiré, il ouvrit la bouche, mais Le Noir le devança :
- Vous venez me parler du décret d'accusation que la Convention a pris aujourd'hui contre le Roi. Si vous voulez savoir ce que j'en pense, c'est une ineptie parfaitement illégale et totalement monstrueuse. Mais que voulez-vous attendre d'autre de ce genre d'assemblée?
- Je venais en effet vous en parler, mon cher Le Noir, mais accessoirement.
- Accessoirement ? Alors que le Roi va y jouer sa vie?
- Ça, je ne le sais que trop, et aussi que l'on paraît bien décidé à lui ôter toute chance de s'en sortir. Et c'est cela qui m'amène. Sauriez-vous me dire qui a fait enlever tout à l'heure de son domicile l'ambassadeur d'Espagne ?
L'ancien lieutenant de police leva un sourcil :
- Le chevalier d'Ocariz, enlevé ? Tiens donc !
- N'est-ce pas?... Il semble que ces gens soient devenus fous. Il y a là de quoi exaspérer le roi Charles, un des rares souverains européens qui n'aient pas encore déclaré la guerre...
- Ces gens ? Vous entendez les conventionnels ?
- Et qui d'autre?
- Mon cher ami, je ne sais pas encore ce qui s'est passé au juste, mais je peux vous assurer que cette horde d'énergumènes n'est pour rien dans l'aventure. Il n'y a pour cela aucune raison.
- Ah, vous trouvez? La banque Saint-Charles de Madrid a garanti à la banque Le Coulteux une somme de...
- ... deux millions destinés à acheter suffisamment de monde, sinon pour éviter la mise en accusation du Roi, du moins pour lui gagner quelques " consciences pures ". Seulement, en homme honnête, courageux mais pas très futé qu'il est, notre hidalgo a commencé par clamer à tous les échos qu'il s'opposerait à toute entreprise destinée à traiter le Roi autrement qu'en oint du Seigneur et donc sacro-saint...
- Il était dans son rôle. Le roi de France est tout de même le chef naturel de la famille des Bourbons, ceux d'Espagne n'étant que la branche cadette.
- Tout à fait d'accord, mais il aurait dû s'en tenir là et ne pas laisser entendre, urbi et orbi, de façon un peu trop transparente qu'il était prêt à récompenser les bonnes volontés. Ça donne à penser ce genre de propos.
- C'est possible. En ce cas le crime est signé, il me semble : deux ou trois de ces messieurs ont voulu s'adjuger la totalité de la somme. D'où l'enlèvement...
- Non. Il y a un détail que vous ignorez c'est qu'Ocariz est en excellents termes avec Chabot.
- Quoi? lâcha Batz abasourdi. C'est impossible !
- Pas quand il s'agit de femmes. Connaissez-vous les trois filles du colonel d'Estat?
- Il m'est arrivé de les rencontrer quand les dames de Sainte-Amaranthe tenaient encore salon au Palais-Royal. Elles sont de mours plutôt faciles. L'aînée, si je me souviens bien, a épousé un Suisse, le baron de Billens, reparti après le 10 août vers son Helvétie natale. La femme est restée. Elle serait aussi la maîtresse du banquier anglais Ker. C'est du moins l'évangile selon Tilly, que d'ailleurs je n'ai pas vu depuis longtemps.
- Il est à Bruxelles et pas du tout pressé d'en sortir mais revenons aux trois sours : la plus jeune est la maîtresse de votre vieil ennemi es finances l'abbé d'Espagnac, grand ami de Chabot, et la cadette celle de votre Ocariz...
- Ocariz trompe sa femme? Il en paraît pourtant fort épris.
- Eh bien, disons qu'il trompe tout son monde en même temps. Pour en finir avec l'histoire, les trois couples soupent assez souvent ensemble chez la baronne de Billens et Chabot est presque toujours de la partie. On lui trouve alors une compagne et ces petits divertissements l'aident à supporter la vie un peu chiche qui est la sienne. Non, mon ami, il faut chercher ailleurs les ravisseurs. Je vais d'ailleurs m'en occuper et je vous tiendrai informé, mais je ne vous cache pas que vous êtes arrivé ici à point nommé : j'allais vous envoyer chercher pour vous apprendre une nouvelle qui ne manquera pas de vous intéresser : votre ami Antraigues est à Paris.
- L'araignée de Mendrisio? fit Batz avec un mépris teinté d'amertume. Que vient-il faire ici ?
- Je ne le sais pas encore. Il se cache sous son habituel avatar de Marco Filiberti, négociant de Milan, mais je jurerais que cela a quelque chose à voir avec vous. Deux choses en effet peuvent le faire sortir de son refuge : la cupidité et la haine qu'il vous porte...
- ... et que je lui rends avec usure! Il y a huit ans, ce misérable a essayé de me faire passer pour un tricheur ; en outre il clabaudait sur ma famille, disant que ma noblesse était fausse, que je descendais de je ne sais quel Juif allemand. Il a même réussi par je ne sais quelle perfidie, à mettre dans son jeu le fameux Chérin, le généalogiste de la Cour...
- Oh, j'ai su tout cela et je n'ai pas oublié que le Roi, en personne, a ordonné la création d'une commission où ont pris place les plus grands spécialistes, comme Dom Clément et Dom Poirier, les fameux Bénédictins de Saint-Maur, plusieurs membres de l'Académie française... et aussi M. Chérin, et que tous ont rendu à l'ancienneté de votre noble famille ce qui lui était dû. Là-dessus, vous avez mis quelques pouces de fer dans les côtes de M. d'Antraigues et le Roi, qui décidément vous aime bien, vous a envoyé à Madrid... en mission secrète.
- Ce sont de ces choses que l'on n'oublie pas... Comment ne serais-je pas dévoué corps et âme à celui qui a pris soin de mon honneur de si éclatante façon? Je suis au Roi, mon ami... et je ne veux pas qu'on me le tue ! ajouta-t-il dans une soudaine explosion de colère. Quant à Antraigues...
- Il n'a certes pas les mêmes raisons que vous de l'aimer. Louis XVI lui a fait savoir qu'il n'était pas désirable à la Cour et la Reine l'a autant dire fichu à la porte. Aussi est-il tout dévoué aux princes.
- Alors que vient-il faire ici?
Le Noir ne répondit pas tout de suite. Il avait quitté son grand fauteuil à l'ancienne, tendu de cuir par de gros clous de bronze, et arpentait lentement la natte indienne qui servait de tapis dans son bureau. Il se mit alors à réfléchir tout haut :
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