- La rotonde ! Vous vous rendez compte de ce que cela représente ! Nous allons pouvoir surveiller la Tour jour et nuit ! Ou ce Lepitre est un envoyé du ciel ou c'est un fou... ou c'est l'un des nôtres.
- Ou il nous tend un piège? fit Laura doucement, ce qui lui valut de recevoir en pleine figure le regard étincelant de Batz.
- Soyez sûre que je le saurai très vite ! En attendant, demain matin Devaux vous conduira à Juvisy d'où vous ne bougerez plus jusqu'au jour du déménagement. Marie va vous aider à préparer ce qu'il vous faut. Vous êtes contente, j'imagine? Vous allez vivre auprès de la petite princesse que vous aimez.
- Je le serais davantage si je pouvais être dans le donjon car je vais seulement être témoin de quelques-unes des souffrances qu'on lui inflige, sans pouvoir y porter remède.
Elle n'ajouta pas qu'au moment de quitter cette maison qui était le centre des activités de Batz, et peut-être pour longtemps, elle découvrait qu'elle en éprouvait un peu de peine. Pour tout l'or du monde elle ne l'aurait avoué à Batz. Lui, tout à sa joie, ne devina rien. Dans l'un de ces gestes chaleureux et enthousiastes que lui dictait parfois son tempérament gascon, il saisit la jeune femme aux épaules et la regarda un instant avec un grand sourire :
- Cela, c'est mon affaire et vous m'y aiderez !
- Dans ce rôle de guetteur passif ?
- Oh, vous serez plus active que vous ne l'imaginez ! Vous allez avoir une vie passionnante, ma chère, et nous nous reverrons plus souvent que vous ne le croyez... sous un aspect ou sous un autre, et Pitou va être chargé de veiller sur vous. Il en sera enchanté.
- Veiller sur moi ? Pourquoi ? Je suis un simple pion sur votre échiquier.
- Vous savez jouer aux échecs ?
- Bien sûr.
- Alors vous savez aussi qu'un simple pion peut causer la perte d'un roi. Et moi, il se trouve que je tiens à vous.
D'un mouvement un peu brusque, ses mains la rapprochèrent de lui et il posa sur sa joue un baiser léger, fraternel et délicat, le baiser que l'on donne à une fleur, mais il la fit cependant frissonner. Elle eut l'envie soudaine de mettre ses bras autour de son cou et de se laisser aller contre lui ; déjà il était ses mains et elle noua les siennes derrière son dos : une position parfaite pour les empêcher de trembler. Au fond, ce serait une excellente chose qu'elle cesse de vivre auprès de lui.
Cinq jours plus tard, une charrette attelée d'un vigoureux cheval amenait à la rotonde du Temple Mme Cléry, sa soi-disant nièce, quelques objets utiles et sa harpe dont elle ne se séparait jamais. La journée se passa à l'installation des trois petites pièces dont l'une servirait de cuisine et de cabinet de toilette. Comme elles n'étaient plus occupées depuis des mois, il y avait beaucoup de poussière et de nettoyage à faire. Aussi, bien qu'il ne fît pas très chaud, laissa-t-on ouvertes les deux fenêtres d'où l'on pouvait voir le " jardin " de la Tour. Et puis, quand on eut mis des draps aux petits lits étroits et tandis que leur souper achevait de cuire, Louise Cléry prit sa harpe et laissa ses doigts courir le long des cordes sensibles...
Il était neuf heures. Dans la chambre de la Reine, la famille venait de se mettre à table sous l'oil des municipaux chargés de la surveiller. Madame Elisabeth disait le Bénédicité comme elle en avait l'habitude quand l'écho d'une harpe se fit entendre. Elle jouait le thème de la cantate Cassandra de Jean-Chrétien Bach et la Reine se figea, écoutant de toute son âme, les yeux fixés sur son assiette de potage. Elle reconnaissait ce toucher si sensible : Cassandra était la dernière ouvre que Mme Cléry avait interprétée devant elle. Ce ne fut qu'un instant très fugitif : elle connaissait trop la surveillance tatillonne, offensante dont elle et les siens étaient victimes. Un municipal, d'ailleurs, grogna :
- On soupe en musique maintenant ? Tu vas te croire encore à Trianon, Antoinette?... Mais moi j'aime pas la musique !
Et d'un geste brutal il referma la fenêtre occultée par son volet de bois, que Cléry avait, tout à l'heure, laissée intentionnellement ouverte. Mais un peu d'apaisement était entré dans le cour de la Reine captive : elle savait à présent qu'une amie était près d'elle et, quand on sortit de table, elle échangea avec sa belle-sour un regard souriant...
CHAPITRE XI
M. LE NOIR
La bise soufflait fort sous les galeries du Palais-Royal, chassant les prostituées qui préféraient chercher refuge dans les cafés. Le mois de décembre 1792 s'annonçait glacial. Comme les autres, Corazza débordait. Assis à sa table habituelle en compagnie de Gouverneur Morris, l'ambassadeur américain revenu passer l'hiver dans sa maison des Champs-Elysées, et du banquier Benoist d'Angers, Batz buvait du chocolat bouillant en échangeant avec ses amis des propos de plus en plus anodins à mesure qu'augmentait leur anxiété : ils attendaient le chevalier d'Ocariz, l'ambassadeur espagnol, et celui-ci avait déjà une demi-heure de retard, chose impensable pour un homme qui était la ponctualité en personne. On parlait théâtre, musique, n'importe quoi : si l'on n'avait pas attendu Ocariz, on serait allé causer ailleurs car au lieu des habituels braillards occupés à refaire le monde à coups d'idées délirantes, la table voisine était occupée par un paisible quatuor de joueurs de piquet formant une zone de silence qui pouvait être dangereuse.
Même si la partie, depuis la chute de la royauté, offrait un côté pittoresque et plutôt amusant. Comme il ne pouvait plus être question de reines, de rois ou de valets, les cartes avaient reçu de nouvelles appellations et l'on entendait ce genre de dialogue : " J'ai un quatorze de citoyennes ", à quoi l'adversaire répondait " Ça ne vaut pas ; j'ai un quatorze de tyrans "...
C'était tout juste ce que venait d'annoncer l'un des joueurs lorsque la silhouette de Devaux apparut derrière les vitres de l'établissement, faisant de grands signes. Les trois hommes se levaient pour le rejoindre au moment où un individu enveloppé d'un châle et coiffé d'un bonnet rouge enfonça presque la porte en clamant :
- Citoyens! J'apporte la meilleure des nouvelles! Aujourd'hui, 3 décembre, la Convention vient de décréter que Capet sera traduit devant elle pour y être jugé et recevoir la punition de ses crimes ! Vive la Nation !
Il arracha son bonnet et le lança en l'air avec un assortiment de cris qui se voulaient joyeux mais n'avaient pas grand-chose d'humain. Une partie de la salle les reprit en écho-pourtant ce ne fut pas l'unanimité. Certains continuèrent leur conversation comme si de rien n'était et les joueurs de piquet poursuivirent leur partie. Batz et ses amis quittèrent le Corazza à la suite de Morris qui étayait sa jambe de bois avec une belle canne d'ébène à pommeau d'or. C'était, comme Batz, un homme élégant et raffiné, détails que nul ne se fût permis de lui reprocher, tant son allure per- sonnelle commandait la distance et le regard froid de ses yeux gris, le respect.
Sous la galerie, ils trouvèrent Devaux visiblement très inquiet :
- Le chevalier d'Ocariz a été enlevé, leur jeta-t-il. J'arrive de sa maison de la Chaussée-d'Antin. Sa femme est affolée...
- Enlevé ? Comment cela ? demanda Batz.
- Oh, de la façon la plus simple qui soit. Deux hommes sont venus chez lui qui se disaient envoyés par son ami Le Coulteux. Ils l'ont fait monter dans une voiture qui attendait à la porte et ils sont partis...
- Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il s'agit d'un enlèvement ?
- Quand on emmène quelqu'un faire un tour de promenade, il est bien rare qu'on l'y invite en lui enfonçant la gueule d'un pistolet dans les côtes. Mme d'Ocariz a tout vu d'une fenêtre. Heureusement, c'est une femme solide qui ne s'affole pas. J'ai dû la laisser pour venir vous prévenir puisque vous attendiez son époux. Elle est partie en même temps que moi pour se rendre chez Le Coulteux. Les ravisseurs, en effet, étaient censés venir de chez lui.
- Elle ne croit pas cette sottise, j'imagine? Mais, de toute façon, Le Coulteux lui sera de bon conseil...
- Qui peut avoir fait ça? demanda Benoist d'Angers. Danton?
- Cela m'étonnerait. Danton est une brute intelligente. Il n'emploie pas ces moyens-là. S'il en voulait à Ocariz, il l'aurait convoqué à son ministère et là il l'aurait fait arrêter, mais au grand jour. Messieurs, ajouta-t-il avec un soupir, il me faut vous quitter. Je dois voir quelqu'un...
- Et notre affaire ?
- Pour l'instant, il faut d'abord récupérer Ocariz...
- Comme vous voudrez, fit Gouverneur Morris. Voulez-vous que je vous emmène ? J'ai ma voiture.
- Non, merci. Un fiacre fera l'affaire. Emmenez plutôt Devaux et Benoist, et allez demander à souper à Marie. Elle sera heureuse de vous voir...
- Ah, moi aussi! s'écria l'Américain soudain épanoui. J'adore Marie!
- Je vous rejoindrai...
- Vous ne voulez pas que j'aille avec vous, monsieur? demanda Devaux, toujours un peu inquiet lorsque son chef partait pour quelque expédition solitaire.
- Non, je ne vais courir aucun danger, mon cher Devaux. Je vais seulement voir un vieil ami.
Laissant les autres rejoindre la voiture de l'ambassadeur, il resta debout à l'entrée de la place du Palais-Égalité, cherchant des yeux un fiacre. Il en trouva un mais, pendant sa brève attente, il n'aperçut pas l'homme, enveloppé d'un manteau noir, qui était sorti du café Corazza peu de temps après lui. Quand le fiacre eut chargé Batz, le suiveur tira un sifflet de sa poche et fit entendre deux sons brefs auxquels répondit l'arrivée presque immédiate d'un cabriolet qui devait attendre quelque part. L'inconnu y monta :
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