Depuis le 13 août, le Roi et sa famille habitaient le gros donjon sourcilleux construit sous Saint Louis par le frère Hubert. C'était une énorme tour carrée, haute de près de cinquante mètres et de quinze mètres de côté, flanquée de quatre tourelles rondes, le tout surmonté de toitures pointues portant de grandes girouettes. Y était accolée sur la face nord une construction plus petite, appelée la petite tour, où logeait l'archiviste. C'est dans cette tour qu'au début on avait installé la famille royale après en avoir tiré l'archiviste parce qu'elle était au moins habitable. Le temps d'installer l'intérieur du donjon dont on avait partagé les surfaces par des cloisons...

La répartition des logements était alors la suivante : les officiers de service au rez-de-chaussée; au premier étage le corps de garde, au second le Roi, le Dauphin et l'unique valet de chambre qu'on leur laissa, au troisième la Reine, Madame Royale, Madame Elisabeth et le ménage Tison qui était, en principe, un couple de domestiques, mais dont les trois captives auraient bien aimé être débarrassées car ils étaient les pires que l'on pût avoir. Des espions haineux, grossiers et mal embouchés...

- ... ils ne cessent de se plaindre d'être surchargés de travail, continua Batz qui venait d'exposer la situation de la famille royale aux quelques fidèles venus le rejoindre. Mais en fait, l'homme précieux, celui qui fait tout et qui représente notre espoir, c'est Cléry. Il était valet de chambre du Dauphin au palais et quand on a renvoyé les serviteurs qui avaient suivi leurs maîtres au Temple, il a demandé non seulement à continuer sa tâche, mais à être mis aussi à la disposition du Roi. C'est dire qu'il a accepté de s'enfermer avec Leurs Majestés sans espoir d'en sortir. Cela donne la mesure de son dévouement, mais s'il était seul au monde, nous aurions quelque peine à obtenir des nouvelles des prisonniers. Heureusement il est marié à une femme de cour, tout aussi admirable que lui. C'est par elle que ces nouvelles nous arrivent...

- Comment cela se peut-il? demanda Charles de Lézardière, un jeune Vendéen qui, avec ses parents et ses frères - dont l'un, prêtre, avait été massacré en septembre -, s'était mis récemment à la disposition de Batz ainsi que la maison de Choisy-le-Roi. Assis entre Marie et Laura, il suivait avec une passion visible la petite conférence du baron.

- C'est assez simple bien qu'extrêmement dangereux. Au moment des massacres, Cléry a mis sa femme à l'abri dans une petite maison de Juvisy-sur-Orge. Depuis qu'il est enfermé au Temple, il a obtenu, pour elle et pour sa sour, la permission de venir chaque jeudi lui apporter du linge propre, des vêtements nettoyés et tout ce dont il pourrait avoir besoin. Il leur remet, en échange, son linge sale et, à la faveur de l'échange, des petits billets sont glissés qui nous renseignent. Jusqu'à présent, le rôle de la sour de Mme Cléry était joué par une amie de la Reine, Mme de Beaumont, mais elle vient de tomber malade et il faut quelqu'un pour aider Louise à transporter ses paniers...

- Je suis comédienne, je peux jouer ce rôle-là, proposa Marie avec un sourire...

- Non, Marie. D'abord la Grandmaison est beaucoup trop connue. En outre, j'ai besoin que vous restiez ici. N'oubliez pas que vous y tenez table ouverte et que vous accréditez ma réputation de joyeux égoïste.

- En ce cas ce sera moi ! dit Laura tranquillement. Je ne sais pas où est Juvisy mais je suis sûrement assez forte pour transporter des paniers ou des sacs comme le faisait cette dame...

- Surtout avec le coche...

- Mais, coupa le jeune Lézardière, ce n'est pas possible : une Américaine ? Ces gens là-bas sauront tout de suite qu'elle n'est pas de la famille de Mme Cléry...

- Personne ne peut reprocher à cette dame d'avoir une sour à peu près muette, fit Laura en souriant. Je n'ouvrirai pas la bouche et voilà tout !

- C'est une excellente solution, dit Batz en lui rendant son sourire. Cependant, vous allez jouer ce rôle assez longtemps. Quelques chuchotements feront l'affaire. On n'a pas d'accent quand on chuchote. Pas plus quand on chante. Et a propos de musique, vous jouez je crois de la harpe ?

- Et très bien, dit Marie en prenant la main de son amie. Elle n'en sera que plus à l'aise dans le personnage de nièce de Mme Cléry qui, lorsqu'elle s'appelait encore Mlle Duverger, comptait parmi les meilleures harpistes de Paris. Je me souviens qu'en 1791, à la suite d'un concert spirituel, les Tablettes de la Renommée des Musiciens lui ont tressé des couronnes à propos de plusieurs sonates de Jean-Chrétien Bach [xiv]. La Reine adore la harpe. Elle en joue elle-même fort bien ayant été l'élève de Philippe Hinner; elle aimait beaucoup entendre Mme Cléry...

- Eh bien, je suis ravie de rencontrer bientôt une grande artiste, dit Laura en se levant. Et puisque nous sommes mardi, je suppose que je dois partir demain pour Juvisy ?

- Oui. Devaux vous accompagnera...

- Pourquoi pas moi ? protesta Pitou. J'ai l'habitude, il me semble.

- Sans doute, mais ne prétendez pas à l'exclusivité. Et je vous rappelle qu'à votre section de la Garde on vous a à l'oil! Enfin, Devaux connaît Mme Cléry. Pas vous !

- Autrement dit, je n'ai plus qu'à me taire! Désolé, Miss Laura! J'aime bien voyager avec vous...

Le surlendemain, Laura descendait du coche d'Étampes en compagnie de Mme Cléry, petite femme ronde d'une quarantaine d'années aux cheveux châtain clair, au nez un peu fort. Le coin des lèvres un peu relevé lui donnait facilement l'expression du sourire. Toutes deux étaient vêtues modestement et de façon à peu près semblable : robe de petite laine grise avec un fichu tellement remonté par-dessus le corsage que l'on pouvait y cacher la moitié du visage, bonnet de toile fine à bavolet, emprisonnant la plus grande partie de la chevelure et mante noire à capuchon. Laura portait deux sacs en tapisserie et sa compagne un grand panier.

Le temps s'était remis au beau. Il était sec et froid. Les deux femmes partirent d'un bon pas pour se réchauffer. Elles ne tardèrent guère à atteindre la rue du Temple par laquelle on accédait au palais du Grand Prieur, transformé en caserne, qu'il fallait traverser de part en part pour atteindre la Tour. Encore celle-ci était-elle protégée par un mur, achevé à la fin du mois de septembre. Pour disposer des pierres nécessaires, le citoyen Palloy - le démolisseur de la Bastille - avait jeté bas d'anciens bâtiments conventuels comme le chapitre, l'auditoire et le bailliage. Ce mur était percé de ce côté-là d'un guichet, au-delà duquel on se trouvait dans un espace vide planté de marronniers, qui affectait des airs de jardin. Au milieu, sinistre à souhait, se dressait le vieux donjon des Templiers.

Le cour de Laura battait fort dans sa poitrine tandis que l'on franchissait les différents obstacles : la sentinelle de la rue du Temple, la cour d'honneur où veillaient des canons et où le concierge contrôla les autorisations de visite aux noms de Cléry Louise et de Duverger Agathe -cette dernière étant la carte dont se servait jusqu'alors Mme de Beaumont. Ensuite, ce fut le bref parcours à travers le joli palais où Mozart enfant avait joué du clavecin dans le salon des Quatre-Glaces, à présent envahi de soldats et déjà dégradé, sali. Le passage des deux femmes souleva quolibets et plaisanteries qui d'ailleurs ne les troublèrent pas beaucoup : la petite Mme Cléry était une forte femme. Quant à Laura, son récent séjour chez les Prussiens l'avait aguerrie. Enfin, le guichet du mur franchi, la grande tour se dressa devant elle et elle eut soudain l'impression de se trouver devant un monstre comme les vieilles légendes en évoquaient à la veillée, une espèce d'ogre qui avait avalé tout la famille royale et entendait sans doute la laisser pourrir dans ses entrailles. Dès ce premier regard, la Tour fut son ennemie. Elle pensa que Batz avait raison quand il disait qu'il y avait mieux à faire d'une vie que d'y mettre fin pour qui n'en valait pas la peine. La sienne pouvait être utile à Marie-Thérèse. C'était à cela, uniquement, qu'il fallait penser à présent et son cour s'apaisa. Ce fut d'un pas singulièrement ferme qu'elle franchit le seuil de la porte basse et étroite - évidemment gardée - par laquelle on avait accès à l'escalier, pris dans l'une des tourelles, et à ce que l'on appelait la salle du conseil où se réunissaient les officiers municipaux. C'était une salle basse aux voûtes pesantes, où la lumière du jour, comme dans tout le reste du donjon, ne pénétrait que par l'étroite bande laissée en haut par les abat-jour de bois, sortes d'entonnoirs allant s'évasant que l'on avait posés devant toutes les fenêtres cependant armées de barreaux. Aussi employait-on les chandelles la plus grande partie de la journée. La pièce sentait le moisi, le renfermé, la cire froide.

Mme Cléry fut saluée avec une certaine bonhomie par les municipaux de garde. On la connaissait et puis elle était toujours aimable, volontiers souriante. Tandis qu'elle et Laura déposaient sacs et paniers sur la grande table, on lui dit qu'on allait chercher Cléry, pendant que l'on fouillait ce qu'elle apportait.

Avec ceux qui effectuaient ce contrôle il y en avait un qu'elle ne connaissait pas et qui s'était retiré à quelques pas pour examiner les autorisations de visite des deux femmes. C'était un petit homme maigre au teint bilieux, avec une verrue sur le nez, des poches sous les yeux et de vilaines dents. Tout en scrutant les deux cartes, son regard revenait souvent à la plus jeune des deux femmes et soudain, il se rapprocha.

- Dis-moi, citoyenne, tu es la sour de la citoyenne Cléry ? Vous n'avez pas eu le même père, alors ?

De la voix chuchotée que lui avait conseillée Batz, Laura répondit :

- Je ne suis pas sa sour, je suis sa nièce. Agathe Duverger est ma mère... et elle est malade.