le simple nom de Batz, en élidant le titre nobiliaire - et l'on y appréciait sa réputation de financier émérite, d'homme de plaisir, amant d'une comédienne illustre tenant volontiers table ouverte, ainsi que sa générosité : il payait souvent à boire et donnait parfois des conseils judicieux. Il ne se mêlait jamais de politique et affichait des goûts paisibles pour le café et les glaces à la vanille. En résumé, un client auquel on tenait bien qu'il fût toujours d'une élégance sobre, n'ayant rien à voir avec la " mode " actuelle du débraillé, de la carmagnole et du bonnet rouge, sous lesquels, d'ailleurs on ne voyait pas plus Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just et quelques autres...

Pitou trouva Batz chez Corazza. Ils portèrent ensemble l'obligatoire toast à la Nation, après quoi le journaliste entreprit de raconter à haute et intelligible voix l'exécution à laquelle il venait d'assister, y compris l'intervention de Chabot. Ce qui eut pour effet immédiat de lancer une controverse générale. L'atmosphère devint assourdissante et Pitou, dont on se désintéressa vite, put, abrité par la tempête, échanger quelques propos avec son ami.

Il décrivit brièvement l'état dans lequel il avait trouvé le duc de Nivernais et ses absences de mémoire qui pouvaient s'avérer désastreuses dans une maison abritant un corps de garde.

- Il ne faut pas qu'elle reste là, conclut-il. Il me semble qu'il avait été question de la confier à un couple américain?...

- Oui, les Blackden qui étaient les derniers intimes de John Paul-Jones. Malheureusement, ils ont disparu, comme la plupart de leurs compatriotes. Les massacres du mois dernier les ont épouvantés et ils se sont éparpillés dans les campagnes environnantes, mais où? Tout ce que je sais, c'est que leur ambassadeur, Gouverneur Morris qui est mon ami, est parti pour Seine-Port près de Fontainebleau...

- Ce n'est pas si loin, je peux l'y conduire ? Le baron eut l'ombre d'un sourire :

- Laura chez Morris? C'est l'agneau chez le loup. L'homme à la jambe de bois ne peut pas voir une femme un peu jolie sans lui sauter dessus. Comme il est plutôt bel homme et fort riche, cela lui réussit souvent.

- Je vois... mais si vous l'abandonnez à elle-même Dieu sait ce qu'elle va faire! En outre, n'oubliez pas qu'elle vous a été fort utile... et qu'elle ne demande qu'à l'être encore. Sinon elle n'a plus de raison d'exister. Sauf peut-être...

- Quoi donc?

- Cette affection que, depuis le 10 août, elle porte à...

- La petite Madame ? Vous y croyez ?

- Oui. Nous en avons parlé en revenant de Châlons. Elle a l'impression que l'enfant qu'elle a perdue aurait ressemblé à... cette petite fille et elle s'est attachée à elle spontanément...

Sans répondre, Batz acheva sa tasse de café. Il se moucha et lança à Pitou un regard noir :

- C'est bon. Allez la chercher et ramenez-la à la maison !

- Inutile. Vous pouvez être certain qu'elle refusera. Vous oubliez un peu vite que vous l'avez offensée en attribuant son dévouement à un regain d'intérêt pour un homme qui n'en a aucun...

- Oh que si, il en a ! Comme tout ce qui gravite dans l'entourage immédiat d'un prince sulfureux. Quelque chose me dit que je regretterai toute ma vie de l'avoir manqué, celui-là !

Et, se levant brusquement, le baron jeta un assignat sur la table, prit son chapeau rond et sortit du café sans plus s'occuper de Pitou.

- Quel foutu caractère ! marmonna celui-ci. Et moi, à présent, qu'est-ce que je fais ?

N'ayant pas de réponse immédiate à la question, il but d'un trait le verre de limonade qu'on lui avait servi, mit ses pieds sur la chaise abandonnée par Batz et se mêla de nouveau à la discussion qui se poursuivait autour de lui.

Il eût cessé de se poser des questions s'il avait pu voir, à la nuit tombante, une voiture noire qui pénétrait dans la cour de l'ancien hôtel de Concini, saluée par le poste de garde, eu égard au chapeau empanaché de plumes tricolores qui en coiffait l'occupant : pour ce soir, le citoyen Batz appartenait à la Commune. Une audace qui lui avait déjà réussi, la plupart des militaires de l'époque ignorant, à quelques exceptions près, les noms de ceux dont se composait la Commune de Paris et les noms de nombreux personnages " officiels " dont était faite la Convention...

Le vieux duc le reçut avec l'amitié qu'il lui avait toujours témoignée, mais Batz comprit que Pitou n'avait rien exagéré quand il lui dit :

- Je vais dire à notre chère Pontallec que vous êtes là. Je sais bien que vous lui avez donné un autre nom mais je n'arrive jamais à m'en souvenir... Un moment s'il vous plaît!

Un instant plus tard, Laura, seule, le rejoignait, toujours vêtue de la robe bleue qu'elle portait depuis Valmy. Adèle l'avait soigneusement nettoyée et repassée. Un grand fichu blanc croisé sur la poitrine et noué sur les reins lui rendait d'ailleurs une fraîcheur. Un instant, la jeune femme et le baron se regardèrent en silence comme deux duellistes qui s'étudient et, bien qu'elle n'eût pas répondu à son salut, ce fut lui qui commença :

- Je suis venu vous chercher, dit-il doucement. Vous ne pouvez pas rester ici.

- Et la raison s'il vous plaît? Je suis chez un ami...

- Un ami qui peut vous perdre par simple inadvertance.

- Le mal ne serait pas bien grand. Au fond, je suis fatiguée de cette comédie...

- Pourquoi? Parce que je me suis mépris, à Hans, sur vos intentions profondes ? Si c'est cela, je vous offre mes excuses bien sincères...

La voix était chaude, à son habitude, mais le ton teinté d'une ironie qui déplut à la jeune femme :

- En ce cas je les accepte... bien sincèrement et à présent vous pouvez me laisser.

- Pour que vous fassiez quoi ? Retourner à vos brillants projets de suicide?

- Cela me regarde.

- Non, Laura Adams, cela ne vous regarde plus. Vous oubliez que nous avons conclu un pacte aux termes duquel le choix de votre mort m'appartient. Vous m'avez donné des droits sur le contrôle de votre vie et je viens les réclamer...

Le regard de la jeune femme s'échappa pour se perdre dans les profondeurs du salon à demi démeublé. Batz sentit sa lassitude comme s'il l'avait touchée du doigt. Surtout quand elle murmura :

- Ne pouvez-vous l'oublier, ce pacte ? Vous me l'aviez proposé dans une bonne intention : celle de m'arracher à moi-même ; au fond, je ne vous suis pas d'une grande utilité.

- C'est à moi d'en juger. Vous faites désormais partie de cette petite troupe de soldats sans uniforme que j'ai réunis pour le service du Roi, mon maître, et il se trouve que vous avez parfaitement joué à Valmy le rôle que je vous avais assigné. Trop bien peut-être puisque je me suis mépris. Mais sachez-le, cela peut arriver encore...

- Ce n'est guère encourageant. Pitou qui a pour vous une sorte de dévotion doit faire erreur quand il prétend que vous ne vous trompez jamais.

- Il sait à présent que je ne suis pas infaillible, ce qui ne l'empêche pas de me garder sa confiance. Et puis je crois m'être déjà excusé et j'ai horreur des redites. Venez-vous? Marie vous attend. Elle sera heureuse de vous revoir...

- Moi aussi, mais je...

- J'ai besoin de vous. Pour le Temple !

Le visage de Laura s'éclaira soudain. Le mot pour elle était magique : il évoquait la tête blonde d'une petite fille qui avait su toucher son cour rien qu'en la regardant et en mettant sa petite main dans la sienne. Elle le répéta en écho :

- Pour le Temple ?

- Oui, c'est à ceux de là-bas que je dois consacrer désormais tout mon temps, toutes mes pensées. Ils mènent une vie précaire au milieu de gardiens grossiers qui les insultent et les abreuvent d'humiliations, mais nous arrivons malgré tout à communiquer avec eux. Venez-vous cette fois ?

- Oui. Pardon de vous avoir fait perdre un peu de ce temps dont je comprends à présent combien il est précieux, mais il ne faut pas m'en vouloir. Je me suis sentie tellement abandonnée...

Il alla vers elle, prit sa main et, les yeux dans les yeux :

- Ça je ne veux pas le savoir. Il faut vous mettre dans la tête que si le besoin s'en faisait sentir, je vous abandonnerais encore. Quel que soit le danger que vous couriez. Dans une conspiration, un chef ne doit jamais avoir d'état d'âme ! Allez vous préparer ! Je vais parler au duc.

Une heure plus tard, Laura retrouvait la petite chambre tendue de toile de Jouy où tout était comme elle l'avait laissé. Seul, le tilleul devant la fenêtre perdait ses feuilles. Marie, pour sa part, la reçut comme l'enfant prodigue, avec une affection qui toucha Laura en même temps qu'elle se réchauffait dans l'atmosphère sereine et douce dont la jeune comédienne semblait détenir le secret ; on se sentait bien auprès d'elle et il n'était pas difficile de deviner pourquoi Batz l'aimait... Ce qui l'était davantage, c'était de se défendre de l'envier.

L'enclos du Temple, jadis établi par les Templiers, avait joui à Paris, depuis le Moyen Age et jusqu'à la Révolution, d'un statut particulier, une sorte d'exterritorialité bien commode pour ses habitants parce qu'il constituait une ville dans la ville, défendue par des murailles hautes de huit mètres et des tours. Il avait abrité le palais du Grand Prieur appartenant au comte d'Artois puisque celui-ci était le dernier à porter ce titre, des bâtiments conventuels, une église, un donjon appelé la tour de César et une foule d'autres bâtiments. Il comprenait en outre de beaux hôtels particuliers, des boutiques d'artisans qui, non soumis aux règles corporatives, pouvaient travailler librement et des débiteurs insolvables qui s'y trouvaient à l'abri des poursuites. Au total 4 000 habitants, tous exempts d'impôts.