Lalie eut un tressaillement et le citoyen Agricol posa aussitôt sa main sur son poignet. C'était Chabot dans la tenue qu'il affectionnait : en chemise ouverte jusqu'à la taille sous une carmagnole douteuse, les jambes à moitiés nues dans un pantaIon déchiré, le bonnet rouge enfoncé sur la tête au-dessus de son long nez pointu. Sa voix forte à l'accent rocailleux tonna sur la place soudain silencieuse :

- Citoyens, reprit-il, je suis là pour vous demander de faire grâce. Ces gens sont de bons enfants qu'on a pris au hasard parce qu'il fallait bien qu'on nous livre des coupables pour que le ministre Roland n'ait pas de comptes à nous rendre, mais ceux qui ont volé, ce sont les aristos, les suppôts de Capet et de l'Autrichienne afin de les soustraire à votre juste colère ! C'est eux qu'il faut aller chercher et amener ici si vous voulez les vrais coupables, et moi...

A ce moment, il fut rejoint par l'officier municipal chargé de surveiller l'exécution :

- Ça suffit, citoyen Chabot, fit-il avec rudesse. Tu n'as pas droit de t'opposer à la justice quand elle a rendu une sentence...

- Sentence inique ! Sentence criminelle ! Je dis, moi, que nous devons tous aller au Temple pour en tirer le gros cochon et sa putain, et les amener ici...

- Leur tour viendra ! Pour l'heure, c'est celui de ceux-ci. Qu'ils aient travaillé pour qui que ce soit, il n'en ont pas moins volé le bien du peuple et, de toute façon, le garde-meuble n'était pas leur coup d'essai! Citoyen Sanson, fais ton devoir!... Et toi, citoyen Chabot, fais-moi la grâce de m'accompagner ensuite jusqu'à la Convention. On verra bien si elle t'a chargé d'une mission... Allons, descends ! Sinon je fais monter mes hommes.

- Vous entendez? brailla l'ex-capucin. Vous entendez comment on me traite, moi, député de la Convention ?

Il n'en suivit pas moins l'officier tandis que le bourreau expédiait la femme Leclerc qui, en voyant disparaître l'espoir suscité un instant par l'interrupteur, venait de s'évanouir...

- Il était pourtant à sa place là-haut, gronda Lalie entre ses dents ! Mais il faudra bien qu'un jour je l'y voie monter pour n'en plus descendre.

Les deux hommes moururent avec courage en dépit de leurs regards affolés. Ils avaient cru un instant que Chabot apportait leur grâce.

- Moi aussi je l'ai cru, murmura Batz, comme si ce monstre qui a considéré les massacres de septembre comme un simple détail dans son plan d'extermination pouvait jamais apporter une grâce!... Viens, citoyenne ajouta-t-il tout haut, y a plus rien à voir et j'te ramène chez toi !

Ils quittèrent le piédestal vide pour se diriger vers la rue " Florentin " mais en serrant de près les abords des Tuileries pour passer au plus large de l'échafaud. La foule ne se dispersait pas encore, attentive à ne rien perdre de l'enlèvement des corps et du nettoyage. On voulait aussi savoir si les bois de justice resteraient là désormais ainsi que le bruit en courait. Peu intéressé par tout cela, le couple avançait assez vite quand il se trouva soudain en face d'Ange Pitou en uniforme de garde national. Appuyé à la barrière du Pont-Tournant, il semblait perdu dans la contemplation du gardemeuble. Or Batz ignorait son retour. Oubliant le personnage qu'il assumait, ce fut de sa voix naturelle qu'avec un rien de raideur il demanda :

- Vous êtes rentré? Comment se fait-il que je ne vous aie pas vu?

Surpris, Pitou quitta sa pose nonchalante pour considérer ce vieil homme en sabots avec ses cheveux gris, son bonnet rouge, sa carmagnole et ses lunettes, derrière lesquelles les yeux noisette qu'il connaissait bien brillaient de colère. Et puis il y avait cette voix inimitable.

- Nous sommes arrivés seulement hier soir, dit-il avec un sourire amusé. J'avais l'intention d'aller vous voir, mais ce matin je me suis retrouvé de service ici.

- Nous ? Vous l'avez donc ramenée ?

- Bien entendu, sinon je ne serais pas ici. Je vous ai dit, je crois, que je comptais m'attacher à ses pas si elle refusait de me suivre parce que avec ces gens elle était en danger...

- Ainsi, la cause que vous prétendiez défendre, vous l'auriez abandonnée pour cette femme inconstante ? fit Batz avec amertume.

- Elle n'est pas une femme inconstante : elle est seulement une femme malheureuse... et elle m'a suivi avec enthousiasme. Il était temps que j'arrive d'ailleurs : cette nuit-là on levait le camp...

Jusqu'à présent personne ne s'était intéressé à eux, mais Lalie qui surveillait les entours jugea que cela pourrait bien ne pas durer longtemps :

- Si on allait boire un godet? proposa-t-elle. Rien n'vaut un bon cabaret pour causer affaires...

- Ça serait bien volontiers, citoyenne ! Mais je suis de garde encore une heure. Allez boire sans moi ! fit Pitou gaiement.

- On s'verra ce soir, reprit Batz en réendossant son rôle. Il ne put cependant s'empêcher de demander : Où est-elle ?

- Chez Nivernais, mais elle ne peut pas y rester. Et chez moi c'était pas possible à cause de ma logeuse...

Sans répondre, le citoyen Agricol fit un geste d'adieu et entraîna sa compagne. Pitou les regarda disparaître dans la foule en se demandant ce que son chef avait l'intention de faire de Laura. S'en occuperait-il encore ou bien avait-il l'intention de l'abandonner au sort qu'elle se choisirait ? De toute façon, il fallait compter aussi avec la jeune femme. Hier, quand la diligence de Châlons les avait déposés tous les deux aux Messageries de l'ex-rue Saint-Denis, elle avait refusé farouchement de se laisser ramener à Charonne :

- J'aurais trop l'air de venir demander pardon alors que je n'ai rien à me reprocher. Je le regrette à cause de Marie que j'aime beaucoup, mais je crois qu'au fond il n'est pas mécontent d'être débarrassé de moi...

C'était une question que Pitou s'était déjà posée sans pouvoir y répondre : nul ne pouvait se vanter de savoir ce qui se passait au juste dans la tête du baron... Il s'était donc résigné à faire monter Laura dans un fiacre et à prendre avec elle le chemin de la rue de Tournon en pensant qu'après tout ce n'était pas si idiot. Proche de Batz, le vieux duc était au courant du changement d'identité de sa jeune amie et, si d'aventure il était absent - les marques de bonne volonté données à la Nation lui avaient valu de n'être pas inquiété et surtout emprisonné après le 10 août - ou peut-être émigré, la jeune femme pourrait reprendre le logis de John Paul-Jones dont elle était censée être la parente. Dans l'autre cas, Laura serait accueillie avec affection. Ce dont, au fond, elle avait le plus besoin...

L'homme qu'elle retrouva n'était plus tout à fait le même que lors de son retour de Bretagne. C'était un être brisé par la douleur. Certes, les massacreurs de septembre ne l'avaient pas touché, mais ils avaient tué son gendre, le duc de Brissac, qui avait pris dans son cour la place du fils perdu. Arrêté à Orléans, le duc, qui avait commandé la Garde constitutionnelle du roi, avait été ramené à Versailles d'abord avant d'être conduit vers Paris avec d'autres prisonniers. Le 9 septembre, à l'angle de la rue de l'Orangerie et de la rue Royale, une foule hurlante s'était abattue sur les chariots où les captifs étaient entassés et les avait tous massacré. Brissac était connu dans la ville des rois, on savait en outre qu'il était devenu l'amant de Mme Du Barry, l'ancienne mais toujours ravissante favorite de Louis XV, et quelqu'un avait eu une bonne idée. On était parti en cortège pour le petit château de Louveciennes où elle vivait toujours en dépit du saccage de sa maison, pillée par des voleurs trop bien renseignés. On remonta les allées du parc. Une fenêtre était ouverte, celle du petit salon où elle se tenait toujours, et là... on avait jeté à ses pieds la tête sanglante de celui qui était son dernier et son plus pur amour...

- La nuit venue, elle l'a enterrée de ses mains dans son jardin, cette tête dont elle avait pensé mourir de terreur, sanglotait le vieux duc devant Laura désolée. Pauvre, pauvre femme ! Elle s'était d'abord réfugiée en Angleterre, mais elle était revenue pour lui, pour le revoir, bien plus que pour essayer de retrouver ses joyaux volés... Ce qui m'étonne, c'est qu'on ne l'ait pas massacrée elle aussi...

Ne sachant que dire, Laura écoutait ce récit qui n'en finissait plus, où se mêlaient des réminiscences du doux autrefois et du passé plus proche, quand le duc se rendait dans le petit hôtel de la rue de Bellechasse pour apprendre l'anglais à une toute jeune femme esseulée. Pitou, qui était encore là, écoutait, inquiet. Il voulut même emmener Laura quand il s'aperçut que le vieil homme, ayant tout oublié de ce que lui avait appris Batz, continuait à l'appeler Anne-Laure et lui demandait des nouvelles de son époux.

- Vous ne pouvez pas rester là, murmura-t-il alors. Ce vieux monsieur vous aime beaucoup, c'est évident, mais il perd un peu la tête et vous allez être en danger...

- Laissez-moi rester deux ou trois jours. Je suis si fatiguée, mon ami ! Je désire seulement dormir, dormir... Et puis Colin et Adèle qui servent le duc depuis des années sauront se conduire comme il faut avec moi. Ce sont de si braves gens ! Croyezmoi, le danger ne sera pas grand même si le duc s'égare un peu...

Il avait bien fallu en passer par où elle voulait, cependant Pitou en rentrant chez lui n'en pensait pas moins. Il se promit de courir chez Batz dès le jour venu mais sa logeuse, qui veillait sur lui avec des yeux un peu trop tendres, lui remit un pli arrivé dans la journée : en termes comminatoires son chef de section lui faisait savoir qu'il avait tout intérêt à se présenter le lendemain s'il ne voulait pas être obligé de renoncer à porter le brillant uniforme de la Garde nationale, ses absences réitérées et prolongées étant assez mal vues en haut lieu. Il se hâta donc d'obtempérer, sachant le prix attaché par Batz à cet uniforme qui permettait d'aller partout. Et en remerciant le ciel d'être rentré à temps. Sa rencontre avec son chef lui parut de bon augure. Aussi, vers la fin de l'après-midi se rendit-il chez Corazza, le café-glacier du Palais-Royal, qui était à la mode depuis longtemps et dont les Jacobins avaient fait leur antichambre. Le public y était mélangé. Souvent on y voyait paraître Chabot, toujours prêt à se lancer dans une harangue incendiaire. Un environnement dangereux, du moins en apparence, pour qui faisait de la conspiration son pain quotidien. C'était justement la raison pour laquelle Batz y donnait ses rendez-vous à visage découvert. Il ne faisait d'ailleurs que suivre une habitude. Du temps de la Constituante, Corazza était le rendez-vous des monarchistes tandis que le café de Chartres était celui des tenants d'une royauté constitutionnelle. On l'y connaissait sous