Son courrier achevé, Antraigues se laissa aller dans son fauteuil, s'accouda confortablement, posa son menton dans sa main et s'accorda enfin cette profonde rêverie que les événements du jour ne lui avaient pas permise; elle n'avait rien de sombre, elle se parait au contraire des couleurs éclatantes de la Toison avec son fabuleux diamant bleu, son fantastique rubis et la collection de diamants gros ou petits qui la composaient. Il ne pouvait être question de confier à qui que ce soit la quête de cette splendeur. Seul, le Régent, l'énorme diamant rosé, avait peut-être plus de valeur quoique plus difficile à négocier ; et puis Danton, qui avait toujours besoin d'argent pour parer sa jeune et jolie femme, avait dû poser dessus son énorme patte... De toute façon l'on pourrait s'en occuper plus tard. Pour le moment il fallait retrouver la Toison d'Or...
Au terme de ses réflexions, le comte en vint à conclure qu'en cette affaire il ne pouvait s'en remettre qu'à sa femme ou à lui-même. Certes, Antoinette souhaitait beaucoup revoir Paris, mais son esprit vaniteux la rendait capable des pires sottises car elle ne se résoudrait jamais à s'y rendre de façon clandestine. Alors la sagesse ne serait-elle pas de faire la besogne lui-même, de ressusciter ce personnage de négociant italien, Marco Filiberti, qui lui avait déjà rendu tant de services ? Évidemment, cela impliquerait son retour en France avec tous les dangers y afférents et l'abandon momentané à son second, l'abbé Delarenne installé à Bel-linzona, de la toile d'araignée si soigneusement tissée dont il entendait étendre encore les zones d'influence. C'était sans doute un grand risque, mais le jeu peut-être en valait la chandelle.
Longtemps, Antraigues pesa le pour et le contre. Quand un crépuscule mauve enveloppa les murailles rousses du vieux château tessinois, il n'avait encore rien décidé. Sinon d'écrire une dernière lettre à confier le lendemain au jeune Carlos Sourdat, pour son père qui la diffuserait à l'agence de Paris. Il faisait savoir qu'au moment de la bataille de Valmy, le baron de Batz était apparu chez le duc de Brunswick sous l'apparence d'un médecin américain accompagné d'une séduisante jeune femme blonde, américaine elle aussi, nommée Laura Adams : "Je veux que l'on me retrouve cette femme qui peut mètre fort utile ", ajoutait-il en conclusion.
Il sablait sa lettre quand les échos du soir lui apportèrent les clameurs trop familières de Didon s'apprêtant à s'immoler par le feu.
- Allons souper ! marmotta-t-il entre ses dents. Il est grand temps de terminer le concert pour aujourd'hui...
CHAPITRE X
LA HARPISTE DE LA REINE
Pour la première fois, la guillotine avait quitté la place de Grève. Ses bois sinistres se dressaient devant le garde-meuble. La loi décidait en effet que les coupables d'un crime fussent exécutés devant le lieu où ils l'avaient accompli. Or, en ce jour d'octobre gris et triste, déjà froid, on allait exécuter trois des voleurs des diamants de la Couronne. Trois seulement alors que, durant les nuits de rapines, une quarantaine de personnes avaient participé à l'opération. Et ces trois-là - deux hommes et une femme - ne comptaient pas au nombre des chefs. Ils n'étaient guère que ce que l'on appellerait plus tard des lampistes. Seulement voilà, ils avaient eu la sottise de se faire prendre.
La foule qui se pressait autour de l'échafaud, maintenue à distance convenable par un cordon de municipaux, ne s'y trompait pas. Elle n'était ni houleuse ni agressive, consciente que ces gens-là n'appartenaient pas à " la haute " quelle qu'elle soit et qu'ils étaient plutôt des siens. Chacun se disait d'ailleurs qu'à leur place il n'aurait sûrement pas résisté à la tentation de l'aubaine. Et ils n'avaient tué personne, ces malheureux que Sanson, le bourreau, attendait debout avec ses aides auprès de son instrument. Mais ils avaient volé la Nation et, ce faisant, ils l'avaient volé lui, le Peuple souverain, et ça c'était le crime sans pardon, même si ledit peuple n'avait jamais vu la couleur de ce trésor ailleurs que sur les portraits de ses rois...
Assis sur le piédestal à demi écroulé de l'ancienne statue équestre de Louis XV jetée bas le 10 août dernier, le citoyen Agricol causait avec son amie Lalie, la tricoteuse. Ils s'étaient retrouvés là par hasard. Batz était venu pour voir si ces malheureux allaient se laisser égorger sans se décider, devant la mort, à révéler le peu qu'ils savaient. Le bruit courait, en effet, qu'ils avaient gardé un silence obstiné. Ce n'était pas normal. On avait dû leur faire miroiter une grâce de dernière minute. Il fallait savoir si elle viendrait.
Quant à Lalie Briquet, elle n'était pas venue pour assister à un spectacle sanguinaire, moins encore pour lancer la mode des tricoteuses rangées devant l'échafaud, mais simplement pour voir le conventionnel Chabot qui avait annoncé à grand fracas - il ne s'exprimait guère qu'en hurlant -qu'il assisterait à cet holocauste offert aux joyaux de la Couronne envolés. Chabot, c'était le point de mire de toutes ses actions, c'était son gibier à elle et, pour la joie de le voir agoniser un jour devant elle, celle qui avait été la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine était prête à tous les sacrifices, à toutes les compromissions afin d'assouvir sa vengeance.
L'affaire remontait à trois ans quand, après la prise de la Bastille, la Grande Peur s'était abattue sur les châteaux de province, déterminant la première vague d'émigration. A cette époque, la comtesse vivait avec sa fille unique dans un joli manoir au nord de Blois. L'évêque de la ville était alors le célèbre abbé Grégoire, homme d'idées avancées et de grande culture. Il avait pour vicaire un Rodézien de trente ans, François Chabot, dont la prime jeunesse s'était déroulée dans un couvent de Capucins rouergats sans qu'il eût d'ailleurs la moindre vocation religieuse. Il n'était même pas sûr qu'il eût aimé Dieu un seul jour. En revanche, il éprouvait pour les femmes une attirance quasi monstrueuse. Il devait un jour avouer à son " ami " Robespierre : " J'ai un tempérament de feu. J'aime les femmes à la fureur et cette passion exerce sur mes sens et sur tout mon être un empire irrésistible. " Or Claire de Saint-Alferine avait seize ans et c'était la plus radieuse beauté blonde qui se pût voir. Chabot, qui comptait cependant dans le diocèse quelques maîtresses, en devint fou et tenta par tous les moyens de l'attirer à lui. On le vit même un peu trop souvent au château, au point que la mère, inquiète, lui signifia l'interdiction de franchir à nouveau sa porte. Vint le temps des attaques de châteaux, ces quelques jours qui allaient mettre une grande partie de la France à feu et à sang. Chabot décida d'en profiter. Déguisé en paysan, il prit la tête d'une bande armée qu'il excitait aux pires horreurs, en spécifiant bien qu'il était un domaine dont il se réservait l'usage mais sans priver ses bons amis du spectacle. C'est ainsi qu'en présence de sa mère qu'on avait liée sur un fauteuil, la jeune fille fut livrée nue à Chabot qui, à quatre reprises, assouvit sur elle sa lubricité bestiale avant de laisser ses associés en jouir à leur tour. Après quoi, la bande alla poursuivre plus loin ses exploits, non sans avoir mis le feu au manoir et en oubliant, bien sûr, de détacher la châtelaine. Ce fut l'un des serviteurs qui avaient pu s'enfuir qui revint à temps pour la délivrer, mais Claire, elle, était morte, trop fragile pour le sort barbare qu'on lui avait fait subir.
Malheureusement pour elle car la mort eût été une délivrance, Mme de Saint-Alferine était une femme d'une grande force d'âme. Ni son cour ni sa raison ne craquèrent durant l'odieux supplice. Elle enterra sa fille avec l'aide du fidèle serviteur puis se cacha, réussit à surprendre deux des assassins de son enfant et allait peut-être atteindre Chabot quand celui-ci, ayant jeté définitivement le froc aux orties, partit pour Paris. Elle le suivit, demanda et obtint sans peine l'aide de Jean de Batz qu'elle connaissait depuis longtemps, et fit naître, avec lui, le personnage de Lalie Briquet qu'elle entendait attacher aux pas de Chabot jusqu'à ce que sa vengeance soit satisfaite. Or, pour lui, elle ne se contenterait pas d'un coup de fusil comme pour ses complices : la honte, l'horreur subies par sa fille avaient été publiques : elle en voulait autant pour son meurtrier.
- Je veux pour lui l'échafaud, les ricanements d'une populace dont il n'aurait jamais dû sortir, la peur sur le visage et dans les yeux. Je veux jouir de son agonie...
- Je vous y aiderai de toutes mes forces, mais cela risque d'être long. Ce misérable a entamé une carrière politique en jouant sur les pires instincts du peuple, qui l'adule autant que son ami Marat...
- J'ai tout mon temps, baron ! L'important est le résultat et, pour cela, je veux savoir jour après jour ce qu'il fait...
Et c'est ainsi qu'un beau matin Lalie Briquet était entrée au club des Jacobins avec ses aiguilles à tricoter et une pelote de laine dans la poche de son tablier. En ce jour d'octobre, comme d'habitude, elle attendait Chabot...
Un murmure passa sur la foule comme une risée sur la mer, un remous se propagea, le pas mesuré des chevaux, les grincements des roues d'une charrette annoncèrent l'arrivée des condamnés : deux hommes jeunes qui, debout, le visage crispé, regardaient approcher leur mort, et une femme dont on ne voyait que le haut de la tête car elle était écroulée dans la paille garnissant la charrette. On dut la hisser sur l'échafaud où elle devait mourir la première et la soutenir ensuite pour l'amener jusqu'à la planche de la bascule. C'est alors qu'un homme bondit sur la plate-forme, les bras écartés, en clamant :
- Citoyens ! Citoyens ! Ces gens ne sont pas les vrais coupables.
"Un homme pour le Roi" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un homme pour le Roi". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un homme pour le Roi" друзьям в соцсетях.