- On m'en a parlé. C'était donc vrai ?
- Tout ce qu'il y a de plus vrai et vous imaginez sans peine quelle douleur cette affaire cause à Monsieur! Les joyaux de famille volés par les hommes de Danton et remis à celui qui aurait dû lui permettre de rentrer à Paris en triomphateur ! Il y avait surtout la fameuse Toison d'Or du roi Louis XV, qui est une pièce inestimable et dont Monseigneur déplore la perte. A ce propos, il aimerait que vous et vos gens essayiez de la récupérer.
- Moi ? Mais je n'ai personne à Brunswick et je ne vois pas bien qui pourrait aller voler quelque chose dans le bourg médiéval d'Henri le Lion !
- Si ce n'était que cela, nous pourrions nous en charger nous-mêmes mais la Toison d'Or n'ira jamais là-bas. Elle est déjà repartie pour Paris dans la poche d'un de vos amis. Le baron de Batz a su convaincre le duc de la lui rendre.
Un observateur attentif aurait pu entendre grincer les dents du comte. Depuis des années il haïssait l'homme du Roi de toutes ses forces, celui-ci ne lui ayant jamais caché le mépris qu'il lui inspirait.
- Que faisait-il là-bas ?
- Je vais vous le dire. Monsieur, n'ayant pas pu suivre lui-même Frédéric-Guillaume et Brunswick, avait délégué l'un de ses plus zélés serviteurs, le marquis de Pontallec. Vous connaissez ?
- Depuis longtemps. Nous sommes amis.
- Ce qui n'est pas le cas de Batz. Arrivé là-bas sous un déguisement à la veille de la bataille, si on peut l'appeler comme ça, il a tranquillement provoqué Pontallec en duel et lui a mis deux pouces de fer dans les côtes...
- Il est mort ?
- J'ai dit dans les côtes. Pas dans le cour. Il se remet. Heureusement, il avait avec lui l'un des serviteurs de Monsieur chargé de le surveiller plus ou moins. Monsieur, vous le savez, n'a confiance en personne. C'est cet homme qui a suivi les événements. Mais, écoutez encore!... Le baron de Batz était accompagné d'une jeune Américaine très séduisante, Laura Adams, amenée là sans doute pour séduire le duc. Il semble qu'elle ait réussi. Au cours d'un entretien orageux où Batz a sommé le duc de poursuivre sa mission qui était de s'emparer de Paris et de délivrer le Roi, il a tout juste réussi à lui arracher la Toison d'Or, mais il a dû abandonner sa compagne qui est restée au château...
- Voilà qui est intéressant! Si Brunswick y tient, elle peut nous être utile. Une Américaine!... C'est très original ! Et le duc qui est collectionneur a dû être sensible à cette... rareté!
- Sensible ou pas, de toute façon il ne l'a plus. Elle lui a faussé compagnie la nuit où il a quitté Hans pour rentrer chez lui. Et puis, Miss Adams n'intéresse pas Monsieur. Ce qu'il veut c'est la Toison. Elle lui serait une grande consolation dans l'état actuel de ses affaires...
- Je me doute qu'elles ne lui donnent guère satisfaction. A propos, il est toujours à Coblence ?
- Non. Il doit être en route pour Dùsseldorf avec Mgr d'Artois. Le prince-archevêque a fait entendre à ses neveux qu'il ne pouvait plus les garder chez lui. Au moins pour leur propre sécurité : les Français de l'armée du Rhin ont commencé la conquête de la région tandis que Dumouriez se dirige vers la Belgique dont il veut chasser les Autrichiens. Mais les hasards de la guerre sont ce qu'ils sont et Monsieur ne désespère pas de coiffer un jour la couronne de France dans la cathédrale de Reims. Vous savez que le procès du Roi est décidé?
- Je ne sais rien du tout! Voilà au moins dix jours que je n'ai plus de nouvelles. Ainsi, ils vont le juger? C'est un peu ce que j'attendais... Et bien entendu le condamner?
- Oui, mais à quoi? L'exil? Sûrement pas! Trop dangereux ! La prison à vie ? Cela représenterait une infinité de problèmes...
- A mort, bien sûr !
Les lourdes paupières se fermèrent presque entièrement, ne laissant filtrer qu'un filet jaunâtre :
- Ce serait la meilleure solution... pour tout le monde. Mais ce n'est pas si facile. La loi du royaume, on n'en parle plus : l'oint du Seigneur, le roi sacré par Dieu, et la lèse-majesté qui valait à l'imprudent d'être tiré à quatre chevaux, vieilles lunes !... Seulement, la Constitution garantit la personne du Roi.
- N'employez donc pas tout le temps ce mot! grogna Antraigues. Depuis qu'il a signé lâchement cette constitution, Louis n'est plus roi pour moi ni pour mes amis... Et en outre, il est déchu!
- Que c'est beau un esprit libre et évolué ! Pourtant, mon cher ami, il l'est encore pour beaucoup de monde... et jusque dans la nouvelle Assemblée où il garde sinon des partisans avérés du moins des gens qui reculeront devant un vote sacrilège. Un vote qui serait l'équivalent d'un parricide...
- Pas pour Philippe d'Orléans qui se fait maintenant appeler Philippe Égalité! Celui-là guigne toujours la place!...
- Il ne l'aura jamais! Même le peuple qu'il a tant caressé se détache de lui. Bientôt il sera suspect. Et plus encore si le Roi meurt. Il y aura toujours des gens pour rappeler qu'il est de la famille... Le peuple a trouvé un jouet magnifique qui lui permet de se livrer à tous ses instincts les plus bas mais, en dessous de tout cela, bien caché, restent les antiques superstitions, les craintes de la damnation. Cela peut amener, un jour, une réaction quand le temps générera le remords. Louis est un homme bon, juste et compatissant. Le peuple l'aimait et l'aimerait peut-être encore s'il n'était tombé sous la coupe de Marie-Antoinette. Celle-là n'a jamais été française. Elle n'a jamais mis les pieds hors de Versailles et de Paris, sinon pour aller à Varennes. Et le peuple la déteste d'autant plus qu'il était tombé sous son charme autrefois...
- Il n'est pas le seul et je sais tout cela aussi bien que vous. Alors, à mon tour de vous poser la question : que faisons-nous?
Le jésuite appuya ses coudes à son fauteuil et joignit les doigts de ses deux mains en se fourrant le bout des index dans le nez.
- Oh, c'est fort simple! Pour que Monsieur puisse revenir un jour en pacificateur, en bon père de famille...
- Qu'il n'a pas! grogna Antraigues. Il est impuissant !
- Dieu que vous êtes désagréable avec vos visions au ras du sol quand je commence à m'envo-ler! Mais je réitère avec une légère variante... en bon père de la famille France, chrétien jusqu'à la moelle des os et les mains pleines d'absolutions pour tout le monde, il faut un martyr à la maison de Bourbon! Donc...
- Un seul? Monsieur ne se contentera jamais du rôle de Régent !
- A chaque jour suffit sa peine. J'ai souvent pensé que ce que l'on construit sur des ruines est souvent plus solide que du neuf!... Et n'oubliez pas la Toison d'Or! Outre qu'elle est un symbole, elle représente une énorme valeur marchande et nos princes sont plutôt désargentés... Ah, voilà enfin une bonne nouvelle !
Lorenzo venait d'entrer pour annoncer que le dîner était servi et que Mme la comtesse attendait... On gagna la grande salle médiévale dont les voûtes basses gardaient si bien la fraîcheur en été et l'humidité en hiver. Comme on était entre les deux, un petit feu était allumé dans la vaste cheminée et se révélait plus décoratif qu'utile; mais la table était bien servie et reçut un sourire approbateur de l'invité. Debout devant, Mme d'Antraigues, qui avait troqué ses satins pékinés pour de la soie noire comme si elle rendait visite au Pape, vint baiser avec révérence la main du jésuite comme s'il était évêque ou le maître d'un grand monastère. Il fut sensible à la muette flatterie qui valut à l'ancienne pensionnaire de l'Opéra un sourire satisfait de son époux, heureux de constater aussi qu'elle avait eu le bon esprit de ne pas convier le jeune Sourdat à ces agapes ecclésiastiques. Convenablement nourri, le fils de l'ancien lieutenant de police devait être en train de prendre un repos bien gagné.
On dîna donc le plus agréablement du monde, Angelotti donnant à son hôtesse des nouvelles de la cour émigrée avec autant de sollicitude que s'il s'agissait de membres de sa famille : une façon comme une autre de la remercier du baise-main ! Et l'ex-Saint-Huberty appréciait, roucoulait, se tortillait avec des mines de chatte devant un bol de crème. Elle n'aimait rien tant qu'être traitée en grande dame. Malheureusement, c'était un plaisir qu'elle ne goûtait pas souvent.
Il n'est si bon moment qui ne s'achève et, après que l'on eut pris le café devant le beau paysage de montagnes vertes, de lointains bleus et de cimes blanches encore plus lointaines, on se sépara. L'abbé Angelotti alla faire une sieste méritée dans l'appartement qu'on lui avait préparé et dont les murs épais étouffèrent ses ronflements; Madame alla rejoindre son cuisinier pour établir avec lui le menu du soir et le comte retourna sur sa loggia où, déchirant la lettre commencée pour Las Casas qu'il faudrait reprendre avec cette fois autre chose que du roman, il entreprit d'écrire quelques lettres aux
lignes un peu espacées, donnant des nouvelles d'une famille mythique à une autre qui avait la chance unique de vivre à Paris; ou encore de commander des objets aussi urgents que des tringles à rideaux, de la soie pour recouvrir un salon, du fromage de Brie; une autre enfin où il était question d'une cargaison d'huile de baleine...
Quand ce fut fini, il tailla une plume neuve, alla chercher un citron dont il pressa une moitié dans une coupelle, se rassit et, entre deux des lignes de chaque épître, il traça trois mots, toujours les mêmes :
" Louis doit mourir. "
Cela fait, il cacheta les lettres au moyen d'un sceau innocent représentant une branche d'olivier. Carlos Sourdat les emporterait lorsque demain il repartirait pour la France.
Enfin, il écrivit une dernière lettre, longue celle-là et destinée au comte de Provence qu'il confierait au père Angelotti. C'était une sorte de serment d'allégeance, rédigé dans un style élégant comme l'aimait Monsieur, plein de formules diplomatiques destinées à persuader le prince d'un dévouement qui n'avait plus d'autre but que le faire roi aussi vite que possible. Il ajouta quelques mots touchant au " joyau disparu " en disant qu'il ferait de son mieux pour essayer d'en retrouver la trace mais sans trop s'avancer. Il ne saurait être question pour Antraigues de prendre des engagements fermes et cela pour deux raisons dont il n'exposait qu'une seule : la difficulté qu'il y aurait à arracher la fabuleuse Toison à Batz, qui était loin d'être un enfant de chour ; la seconde était tout simplement qu'en cas de succès, Antraigues était bien décidé à la garder pour lui. Il connaissait la merveille pour l'avoir vue portée un jour par Louis XVI. Il y avait là de quoi assurer la fortune de plusieurs générations. Or, depuis le 9 février, le comte était père d'un petit garçon prénommé Jules sur lequel une nourrice veillait plus attentivement que ne le faisait la mère, pour qui l'entretien de sa voix était la grande préoccupation quotidienne. Cet enfant était le talon d'Achille d'un homme qui, avant son arrivée, ignorait qu'il pût éprouver tendresse et désir de protéger plus faible que lui. Certes, il voulait la fortune pour lui-même, mais il la voulait aussi pour cet enfant et les sommes versées par Las Casas au nom de l'Espagne ne représentaient pas un revenu suffisant. Il fallait trouver autre chose et le père Angelotti venait, sans le savoir, de lui donner des idées.
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