Pour en revenir à la lettre qu'Antraigues écrivait en ce beau jour d'automne à son ami Las Casas, elle était surtout destinée à lui faire prendre patience. Le courrier marchait mal depuis le 10 août. La peur avait dû sécher toutes les plumes et le comte manquait d'informations, ce qui justifiait assez sa mauvaise humeur, son inquiétude aussi pour un réseau dont les fils s'étendaient de plus en plus loin. En effet, depuis l'entrée en guerre de la France contre la Prusse et l'Autriche, tout courrier partant hors frontières devenait suspect, les " informations commerciales " pouvaient être taxées d'espionnage ou d'intelligence avec l'ennemi, ce qui menait tout droit à l'échafaud. Enfin, ces deux sentiments jumeaux se trouvaient renforcés par l'impatience de voir arriver la grande nouvelle espérée.
Il ne faisait aucun doute pour le comte que les armées de Brunswick, de l'Autrichien Clerfayt et des émigrés ne feraient qu'une bouchée de celle des va-nu-pieds. La route de Paris était sans doute ouverte et, à cette heure, Brunswick devait avoir pris Paris... Paris qui aurait, poussé par une rage désespérée, massacré les prisonniers du Temple, laissant le champ... et le trône libres à Monsieur, que l'on rejoindrait bien vite pour profiter de la manne tombant obligatoirement sur ceux qui l'auraient aidé à s'emparer de la couronne... Comme il ne pouvait avoir d'enfants, celle-ci reviendrait vite au comte d'Artois. Au besoin on y aiderait.
Ainsi rêvait Louis-Alexandre, le nez et la plume en l'air, suivant vaguement de l'oil un choucas attardé tandis que les échos du château résonnaient à présent du désespoir de Didon. Ils arrivaient toujours sous la loggia et l'époux exaspéré se levait déjà pour lui crier de se taire quand Lorenzo, son serviteur, entra pour annoncer un visiteur :
- M. Carlos Sourdat demande à voir Monsieur le comte. Il arrive de France...
- Carlos Sourdat?... Ah oui, le fils! Fais-le venir !
Un jeune homme d'une vingtaine d'années, portant comme tout voyageur un peu aisé un manteau à collet, des bottes courtes sur des culottes collantes et un chapeau - que d'ailleurs il tenait à la main, montrant des cheveux noirs et des yeux d'Espagnol -, entra mais n'eut qu'à faire trois pas pour trouver Antraigues venu à sa rencontre avec un grand sourire.
- Quelle joie de vous voir, mon garçon ! Vous m'apportez la grande nouvelle ?
- La grande nouvelle?...
- Mais oui ! Votre présence en est la preuve : les routes sont libres. Brunswick, Frédéric-Guillaume et Monsieur sont à Paris ?
- Non, ce n'est pas une bonne nouvelle que j'apporte.
- Pas une bonne?... Ah, je vois! Ces maudits Parisiens ont massacré le Roi et peut-être aussi sa famille pour se venger. C'est dramatique ! Je le ressens cruellement, mais nous devons aller de l'avant, faire confiance à nos princes qui, grâce à Dieu, sont toujours vivants...
Il semblait parti pour faire une conférence, avec un tel feu que le jeune homme se demandait comment l'arrêter. Finalement, il prit le parti de crier plus fort que lui :
- Par pitié, monsieur le comte, laissez-moi parler! Votre joie m'effraie...
Coupé net dans son enthousiasme, Antraigues laissa retomber ses mains qu'il élevait vers le ciel comme pour le prendre à témoin de son triomphe.
- Ma joie vous effraie ? articula-t-il.
- Oh combien!... A cette heure le duc de Brunswick, le roi de Prusse et Mgr d'Artois avec ses émigrés doivent être de retour en Allemagne. C'est la raison pour laquelle mon père m'a envoyé, avec quelques risques bien entendu ! Il craignait qu'une lettre ne se perde ou ne tombe en de mauvaises mains. Et puis, moi, au moins, je peux répondre aux questions...
- Qu'est-ce que vous dites ?
Des quelques phrases émises par Carlos, Antraigues n'avait retenu que le début, mais il l'avait mieux entendu que sa question ne le laissait supposer et, quand le jeune homme voulut répéter, il lui imposa silence d'un geste de la main tout en retournant à son siège, où il s'assit lourdement avec l'air d'oublier totalement son visiteur. Il se remit à parler, mais cette fois c'était à lui-même :
- Impossible!... C'est mathématiquement impossible ! Une pareille armée ! La plus forte d'Europe et elle aurait reculé devant des troupes d'incapables qui ne savent que brailler en agitant des piques ? Les dernières nouvelles que j'ai reçues parlaient déjà de débandade. Alors, comment tout cela est-il possible?... Non, ça ne l'est pas! Il y a sûrement une erreur quelque part !
Carlos Sourdat se racla la gorge et dit :
- Sans doute dans les nouvelles que vous avez reçues, monsieur. Il y a eu bataille, à Valmy, où l'on s'est canonné durant des heures mais sans engagements de corps. Ensuite... on a traité et le général Dumouriez a permis à l'ennemi de faire retraite...
Les derniers mots firent bondir le comte :
- A permis? cracha-t-il. Avez-vous bien conscience des mots que vous employez, jeune homme ?
- Je n'emploie que les mots mêmes de mon père. Il vous fait dire qu'il ignore ce qui s'est passé exactement à Valmy mais qu'il s'efforce d'en apprendre le fin mot. Un bruit court à Paris, où il s'est rendu : on suppose que le vol des diamants de la Couronne a été commandé par Danton afin de pouvoir acheter Brunswick. C'est possible, mais il faut admettre que les troupes prussiennes et autrichiennes, décimées par la dysenterie, les fièvres et le temps abominable, ont eu quelques excuses...
- Foutaises ! Le temps était le même pour ceux d'en face...
- Mais ils n'étaient pas coupés de leur ravitaillement. Ils étaient chez eux, appuyés par la population, avec des abris plus convenables que des tentes de toile... Encore une fois, nous ne sommes pas informés des faits réels...
- Et le Roi ?
- Il n'y a plus de Roi. Il est déchu et la république est proclamée. Pour l'instant il est toujours au Temple mais on parlerait d'un procès...
- Ah!
- Vous allez laisser ce jeune homme debout encore longtemps? claironna Mme d'Antraigues qui venait aux nouvelles. Vous ne voyez pas qu'il est rompu de fatigue ?
Le comte tressaillit et abandonna à regret la sombre rêverie où il pensait s'ensevelir.
- Oh!... oui, sans doute! Je vous demande excuse, jeune homme! Il faut vous reposer bien sûr. Mme d'Antraigues va prendre soin de vous. Nous nous reverrons plus tard...
Il était écrit, apparemment, que la sombre rêverie ne serait pas pour tout de suite. A peine Didon-Saint-Huberty eut-elle disparu avec son invité que le roulement d'une chaise de poste dans la cour intérieure attirait le comte à une fenêtre. Le véhicule poussiéreux devait venir de loin; la portière ouverte révéla de larges souliers à boucle et la soutane d'un ecclésiastique. La seconde suivante, le père Angelotti tout entier apparaissait au grand jour et le comte d'Antraigues dévalait les escaliers pour accueillir comme il convenait un homme qui arrivait de Coblence, qui était le confesseur de la comtesse de Balbi, la maîtresse déclarée de Monsieur et, assez souvent, l'ambassadeur occulte de celui-ci. On allait avoir d'autres nouvelles.
Petit, noir de poil, noir de peau - ses ablutions matinales ne lui prenaient guère de temps -, Angelotti, jésuite de profession et de caractère, avait de longues oreilles qui lui étaient fort utiles. Elles offraient un curieux contraste au visage rond dans lequel des yeux de chat, flottant entre le jaune et le vert, ne soulevaient que rarement le rideau de leurs lourdes paupières et pas toujours en même temps.
Antraigues l'embrassa comme un frère :
- Mon ami ! Vous avez fait tout ce chemin pour venir jusqu'à moi et vous arrivez à un moment où je suis plein de trouble et d'incertitudes ! En vérité, c'est Dieu qui vous envoie !
- Si ce n'est lui, c'est celui qui pourrait recevoir, un jour prochain, sa sainte bénédiction pour rendre à la France sa dignité et son bonheur perdus... Quand dîne-t-on chez vous, mon cher comte ? Je meurs de faim !
- A onze heures comme tout le monde, mais je vais vous faire servir un petit en-cas avec un peu de vin d'Espagne..
Le sachant frileux, Antraigues établit son visiteur dans un vaste fauteuil placé au coin du feu allumé, dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail les jours de mauvais temps. Le père s'y épanouit comme une fleur au soleil, tendit ses grands pieds à la flamme, croqua quelques massepains, les fit passer avec trois verres de xérès, poussa un soupir de satisfaction, rota et, croisant ses mains sur son ventre, releva les coins de sa bouche en une grimace qui pouvait passer pour un sourire :
- Ah! Voilà qui est mieux! Je me sens prêt à répondre, à présent, à vos questions.
- Mes questions viendront quand vous m'aurez délivré votre message, cher ami... car je suppose que Monsieur vous en a donné un pour moi ?
- En effet ! Il tient en peu de mots : tout va mal ! Vient alors en corollaire une question bien naturelle : que faisons-nous?
Les épais sourcils du comte remontèrent d'un coup au milieu de son front :
- J'espérais que vous veniez me le dire. Il n'y a pas une heure que j'ai appris le désastre de Valmy et la volte-face du duc de Brunswick renonçant à marcher sur Paris. Je vous avoue que je n'en suis pas encore remis et vous venez me demander ce que nous faisons ! Encore faudrait-il que je sache où nous en sommes au juste. Pouvez-vous au moins me dire ce qui s'est passé à Valmy ?
- Plus exactement au château de Hans où Brunswick cantonnait. Certes, l'état de ses troupes n'était pas des meilleurs, mais les Prussiens sont solides et en ont vu d'autres; seulement, deux grains de sable sont venus s'infiltrer dans les rouages d'une machine que nous espérions si bien montée. Le premier étant la franc-maçonnerie qui voulait que le duc s'abstienne pour des raisons que je ne développerai pas, le second revêtant la forme flatteuse d'un trésor : les diamants de la Couronne, dont une part appréciable va remplir les poches de notre conquérant manqué.
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