- On vous réservait au prince?... Alors je suis content. Je vais soigner vos mains et puis vous mangerez.

Sans la quitter des yeux, il alla chercher des petits ciseaux, une aiguille et une bande prise dans du vieux linge. Avec une délicatesse inattendue, il enleva les menues épines de bois, nettoya les petites blessures et les banda. Pitou, immobile, ne disait rien, conscient du plaisir que prenait son nouvel ami à soigner cette jeune femme. Il savait déjà qu'il adorait la sienne et, d'ailleurs, quand ce fut fini, il l'entendit murmurer :

- Voilà ! Il ne faut pas que vous soyez abîmée. Ce serait dommage parce que vous êtes blonde... comme ma femme ! Maintenant, mangez !

Comme par enchantement un pain de ménage un peu rassis et un jambon salé entamé venaient d'apparaître sur la table qu'une ménagère soigneuse avait longtemps cirée et qui en gardait les traces. Devant l'étonnement de Laura, Pitou sourit :

- Quand il a su que les Prussiens arrivaient, Claude a réussi à cacher quelques provisions...

- C'était pour ma femme, expliqua celui-ci de ce ton un peu enfantin qu'il employait avec Laura. Je ne voulais pas qu'elle ait faim...

Autour d'eux, le village s'animait, chacun sortant du trou où il s'était caché pour voir le premier soleil depuis Valmy éclairer le paysage de désolation. Là-bas, le château vide bâillait de toutes ses fenêtres dont plusieurs étaient brisées. On n'y voyait pas âme qui vive, mais au bord des douves quelques cadavres abandonnés : les corps des soldats morts de maladie, certains même que l'on avait achevés... Si la malédiction de la guerre s'éloignait, le cauchemar n'était pas encore fini...

Il ne l'était pas tout à fait, non plus, pour Laura. Il fallait à présent rejoindre Pont-de-Somme-Vesles où l'on avait une chance de trouver de quoi rentrer à Paris : quelque six lieues à pied par des chemins ravinés et à la merci de soldats perdus ou de maraudeurs, voire de vrais brigands. Pour ce trajet, Pitou tira de son sac son uniforme de garde national, cependant que Laura troquait ses vêtements un rien trop élégants pour courir la campagne contre une jupe, un caraco, un bonnet et une mante appartenant à la défunte Mme Bureau; Claude les lui donna généreusement. Ce qui ne l'empêcha pas d'éclater en sanglots quand il vit la jeune femme ainsi habillée :

- On dirait qu'elle est revenue, balbutiait-il entre ses sanglots. Et ce fut peut-être pour garder cette image plus longtemps présente à ses regards qu'il décida d'accompagner les voyageurs jusqu'à Pont-de-Somme-Vesles.

- Tout le monde me connaît dans le pays, assura-t-il. On connaît aussi ma force. Avec moi vous arriverez à bon port...

Une précaution qui ne s'avéra pas inutile. A deux reprises au cours de leur trajet, Pitou et Laura rencontrèrent des hommes de mauvaise mine lancés sur la piste de l'armée en retraite dans l'intention de détrousser les cadavres et au besoin d'achever quelques malades. On savait que les Prussiens avaient beaucoup pillé et l'opération pouvait être fructueuse, mais les voleurs n'essayèrent pas de se faire la main sur ce couple composé d'un garde national et d'une paysanne. La carrure de Claude qui les suivait et le merlin porté sur l'épaule étaient tout à fait dissuasifs. Au bout de cinq heures de marche, coupées d'arrêts pour permettre à Laura de souffler un peu, on arriva à destination. Ce fut pour y trouver un détachement des dragons de Valence chargé de s'assurer que la route de Châ-lons était libre de tout Prussien. Ceux-ci bivouaquaient dans la vaste cour du relais de poste... où un étrange ornement pendait à un arbre, près de l'entrée : le corps d'un homme portant encore un semblant d'uniforme était pendu par le cou au-dessus d'un tambour. Cette vue fit détourner la tête de Laura avec un haut-le-cour.

- Vous pendez les vôtres maintenant? demanda Pitou à un vieux dragon qui fumait sa bouffarde auprès du feu de plein air.

L'autre leva sur lui un regard indigné, tira sa pipe de sa bouche, cracha par terre et expliqua :

- Des nôtres, ça? Tu veux rire, garçon!... Ça, c'était un nommé Charlat, perruquier de son état, qui nous est arrivé avec un détachement de volontaires traînant avec lui ce tambour. Cette vermine qu'a jamais vu le feu s'est amenée en se vantant de ses exploits parisiens : y s'rait celui qu'a coupé le cou à la malheureuse citoyenne Lamballe et qui, après, a fait friser ses cheveux pour promener sa tête au bout d'une pique. Nous, on est des soldats. Pas des bouchers, ni des assassins ! On veut pas d'ça chez nous ! On lui a fait son affaire ! Les autres ont préféré continuer leur chemin...

Laura cacha son visage dans ses mains, réprimant un sanglot. Elle ne revoyait que trop clairement l'horrible scène devant la prison de la Force. Le vieux soldat eut un bon sourire :

- Faut pas pleurer là-dessus, citoyenne! Des charognes comme ça, ça déshonore la Révolution !

Laura laissa tomber l'une de ses mains et lui tendit l'autre :

- Je ne pleure pas sur lui ! Vous êtes de braves gens!

Au relais, Claude Bureau accepta seulement de partager un repas avec ses compagnons avant de reprendre le chemin de Hans où il espérait rentrer avant la nuit :

- Portez-vous bien, tous les deux ! lança-t-il en les quittant. On se reverra peut-être ?

- Pourquoi pas ? dit Pitou. Dès l'instant où l'on sait qu'on a un ami !

Laura se contenta de l'embrasser sans rien dire. Il en parut extraordinairement heureux et ce fut d'un pas plus allégé qu'il s'éloigna sur la route qui le ramenait à son foyer désert.

Les deux voyageurs passèrent la nuit au relais, après quoi le maître de poste leur donna une voiture et deux chevaux pour aller jusqu'à Châlons où la poste avait repris un trafic presque régulier.

Ils trouvèrent la ville en fête. Annoncée la veille au soir par des salves d'artillerie et les cloches de la ville, elle célébrait la toute jeune République avec un enthousiasme qui serra le cour de Pitou. Une effigie de la Liberté, traînée sur un char et entourée de jeunes filles vêtues de blanc, ceintes de rubans tricolores et coiffées de feuilles de chêne entremêlées de rosés, fut conduite à l'immense camp militaire pour y recevoir discours et chants patriotiques.

- Mon Dieu, murmura le journaliste. Si c'est partout pareil nous allons avoir une tâche plus difficile encore que ne l'imaginait le baron...

- Difficile ou impossible ?

- C'est un mot qu'il n'accepte et n'acceptera jamais. Moi non plus...

- Alors, fit doucement la jeune femme, pourquoi voulez-vous que moi je l'accepte ? Je veux ma part. Votre baron me la doit... avec des excuses s'il sait toutefois ce que ce mot-là signifie.

Troisième partie

LA TOUR DU TEMPLE

CHAPITRE IX

L'ARAIGNÉE DE MENDRISIO

Tandis que Laura et Pitou s'efforçaient de rejoindre Paris, à des centaines de lieues de là, dans une petite cité du Tessin suisse, un homme écrivait, assis dans une loggia fleurie de lauriers-rosés en pots. C'était un joli matin ensoleillé, empli de chants d'oiseaux, mais ceux-ci se trouvèrent soudain vigoureusement concurrencés par une voix de femme, un puissant soprano dramatique, lançant aux échos alpestres les premières notes du grand air de Didon.

Ah, que je fus bien inspirée

Lorsque je vous reçus dans ma cour...

Avec agacement, l'homme qui écrivait jeta sa plume et cria :

- Pour l'amour de Dieu, Antoinette, ne pouvez-vous chanter autre chose ?

La voix se tut; un pas rapide lui succéda et, quelques secondes après, une imposante personne d'environ trente-cinq ans, d'un blond un peu filasse, dodue et de taille plutôt courte mais le port assuré et le nez au vent, effectuait une entrée de reine offensée, clamant sur un autre motif :

C'est toi, cruel, qui veux ma mort Regarde-moi! Vois ton ouvrage!...

Le comte d'Antraigues posa de nouveau sa plume et considéra son épouse d'un air accablé. Elle avait l'air d'un gros hortensia rosé couvert de bijoux tintinnabulants.

- Combien d'opéras avez-vous chantés durant votre prestigieuse carrière, ma chère ?

- Est-ce que je sais? Trente... cinquante... Est-ce que cela offre quelque importance?

- Pour moi, oui, parce que je ne comprendrai jamais ce qui vous fait toujours choisir Didon.

- Le souvenir, mon cher, le souvenir! Vous ne pouvez pas comprendre : vous n'étiez pas à Fontainebleau lorsque j'ai chanté ce rôle pour la première fois devant Leurs Majestés le 6 octobre 1783. Quelle soirée! Quel triomphe! Et ensuite la première à l'Opéra ! Didon a marqué ma vie, mon cher Alexandre.

- Le malheur est qu'elle ait marqué aussi celle de la femme que je déteste le plus au monde : la Reine ! L'a-t-elle assez chanté, votre grand air, pour le beau Fersen !

Et le comte de reprendre en imitant la voix de la Reine et son accent allemand en l'exagérant :

" Ah que che fus bien inzpirée lorsque che vous reçus dans ma gour...

Celle qui était encore, trois ans avant, la célèbre cantatrice Saint-Huberty regarda son époux avec pitié en plantant ses poings sur ses hanches :

- Vous n'avez pas honte ! Alors qu'elle est à présent prisonnière, elle qui aimait tant le théâtre et la musique !

- Elle aurait mieux fait de ne jamais s'occuper d'autre chose et de ne se point mêler de politique ! Alors, chantez ce que vous voulez, Antoinette, mais autre chose ! Il est déjà bien suffisant que vous portiez le même prénom.

- Il fallait vous en aviser avant de m'épouser! Et la comtesse d'Antraigues aime particulièrement Didon! Surtout quand c'est la Saint-Huberty qui chante !