- C'est moi qui les ai placées là tout à l'heure, dit-il. Vous pensez pouvoir passer sans tomber dans l'eau ?

- Il n'y a pas d'autre passage ? Alors, il va bien falloir y arriver. Ce n'est pas si large, après tout...

Elle avança un pied, sentit la planche trembler et pensa qu'elle n'y parviendrait pas de cette façon. Peut-être en plein jour et avec un balancier comme un funambule ? Respirant un bon coup, elle avala sa salive en tâchant d'y mêler son angoisse et, lentement, s'agenouilla, saisit le bois rugueux à deux mains sans se soucier des échardes et tenta d'avancer à quatre pattes, n'y arriva pas, gênée par sa longue jupe et les jupons de dessous.

- Retournez-vous! souffla-t-elle.

- Il fait noir comme dans un four...

Il obéit néanmoins. Elle ôta alors jupe et jupons dont elle fit un ballot et, vêtue de ses seuls pantalons de batiste sous le corsage de soie bleue dont elle noua derrière son dos le fichu de mousseline empesée, elle revint à ses planches que, cette fois, elle passa sans encombre. Par chance il ne pleuvait plus, mais il faisait toujours aussi froid et elle frissonna. De son côté, Pitou balança par-dessus la douve le sac de voyage, le manteau roulé en boule et le ballot de linge avec une précision qui lui faisait grand honneur. Après quoi, il franchit à son tour ce fragment de la Bionne et ôta les planches tandis que Laura se rhabillait...

- Où allons-nous? demanda-t-elle. Les Prussiens sont partout autour du château et dans le village...

- Aussi allons-nous rester là jusqu'à ce qu'ils s'en aillent, fit Pitou tranquillement. Je me suis fait un ami du maréchal-ferrant, Claude Bureau. Les Prussiens ont eu besoin de lui, alors ils se sont contentés de piller sa maison, mais après ils l'ont laissé tranquille. On va passer par-derrière pour aller chez lui. Quand je suis parti il était encore en train de reclouer des fers...

Le village en effet était plein de la rumeur d'une armée qui s'en va, mais le chemin que suivait Pitou était obscur et vide. Avant de s'enfoncer entre deux maisons, Laura se retourna : là-bas le château brillait toujours de tous ses feux et emplissait les échos de la campagne du fracas des dernières déprédations et des ordres brailles par des gosiers hargneux. La hâte qui poussait l'envahisseur vers la route du retour, là où il pourrait trouver à manger, était quasi palpable ; auparavant, il entendait faire payer au pays qui le voyait partir, autant dire vaincu, sa défaite et ses souffrances. Quelque part dans les communs, un incendie s'alluma...

- Mon Dieu! gémit Laura, ils vont mettre le feu. C'est ce que je craignais...

- Non. S'ils transformaient Hans en torche, les canons français le leur feraient payer cher en leur coupant la retraite qui doit, en principe, se passer sans heurts. On les laisse rentrer chez eux, c'est tout ! A présent, taisons-nous !

Ils remontèrent vers le haut du village et franchirent la petite barrière d'un jardin appuyé à la forge qui résonnait des coups de marteau contre l'enclume. C'était naguère encore un potager, mais cela ressemblait davantage à un champ de mines tant il y avait de trous. Ange Pitou introduisit Laura dans un appentis où se trouvaient les outils de jardin et l'y fit asseoir sur un petit banc :

- Voilà ! Nous restons ici jusqu'à ce qu'ils soient tous partis. Claude viendra nous chercher...

- Vous semblez très amis, en effet. Comment vous êtes-vous connus?

- De façon un peu brutale... J'arrivais dans le village à la fin d'un jour, habillé en paysan avec mon sac sur le dos... La nuit tombait et il n'y avait âme qui vive. Le village semblait mort et je me demandais si les habitants s'étaient tous enfuis quand j'ai entendu crier une femme. Ça venait de la maison du maréchal-ferrant, mais il n'y avait personne dans la forge. Alors je suis entré et, dans la maison, j'ai vu un Prussien qui violentait une femme. Je n'ai pas réfléchi : je me suis jeté dessus et nous nous sommes battus. Il était plus grand, plus fort que moi : une espèce d'ours féroce. Et puis, tout d'un coup, il a poussé un cri et il n'a plus bougé. C'est en me relevant que j'ai vu Claude debout devant moi. Il m'a tendu la main pour m'aider à me relever, il tenait encore la masse avec laquelle il venait d'assommer mon adversaire. Il semblait frappé par la foudre et avait des larmes plein les yeux. C'est alors que j'ai regardé la femme. Elle gisait à terre, les yeux grands ouverts, la bouche béante sur son dernier cri, et j'ai compris qu'elle était morte : pour la faire taire le violeur l'avait étranglée.

Nous sommes restés là un moment sans bouger, le forgeron et moi, puis il m'a tendu la main de nouveau. Ce geste a été celui de l'amitié. Claude m'a gardé chez lui et on a jeté le corps du Prussien à la rivière. Moi, j'ai gardé ses vêtements...

- Personne ne l'a recherché ?

- Ils n'en sont plus là. Il y en a assez qui désertent en raison de la faim qui les pousse dehors comme des loups. Et puis ils sont tellement sales, tellement couverts de boue crayeuse qu'on ne les distingue guère. La défroque de celui-là m'a été bien utile pour observer ce qui se passait au château. Un moment j'étais un peu découragé : vous étiez inapprochable. Comment réussir à vous tirer de ce piège? Claude alors...

- Mais dites-moi d'abord comment vous êtes revenu ? Où est le baron ?

- A Paris, je suppose! Dès que nous eûmes quitté le château il a été pris d'une hâte étrange, comme s'il sentait que là-bas on allait avoir besoin de lui. Il a dû apprendre sur le chemin la nouvelle de la déchéance du Roi.

- Il a dû ? Où vous êtes-vous séparés ?

- A Pont-de-Somme-Vesles.

- C'est lui qui vous a envoyé ?

- N...on, mais il ne s'est pas opposé à ce que je revienne ici. Il s'est contenté de dire que j'allais perdre mon temps, que... vous étiez trop contente que l'affaire de la Toison d'Or vous donne un bon prétexte pour rester auprès de votre mari.

- C'est cela qu'il croit vraiment?

- J'en ai peur! Il dit... que vous êtes de ces femmes qui se complaisent dans leur malheur, qu'il s'est trompé sur vous, que vous êtes... irrécupérable.

- Voilà donc ce qu'il pense de moi ? murmura Laura avec l'impression qu'une énorme pierre pesait à présent sur son cour. Il a cru que j'acceptais le marché du duc afin de rester auprès de Josse?... Mais je n'y pensais même pas à cet instant ! Je voulais seulement qu'après l'amère déception que le baron venait d'éprouver, il eût au moins la satisfaction de remporter ce qu'il était venu chercher. Et il n'a rien compris ! Quel homme est-il donc?

- La bravoure, la noblesse, la générosité mêmes ! Mais... il attend de ceux qui l'entourent un détachement absolu de ce qui n'est pas la cause à laquelle il a voué sa vie.

- Il sait pourtant le peu de cas que je fais de la mienne puisque je voulais mourir et qu'il m'en a dissuadée, me promettant de me donner l'occasion d'en finir... utilement.

- Sans doute, seulement vous avez revu votre époux et dans des circonstances tragiques. Vous l'avez vu blessé, mourant peut-être, et tout a été changé...

- Rien n'a été changé, bien au contraire, car aujourd'hui je l'ai vu à nouveau, debout, toujours aussi sûr de lui et je n'ai plus eu qu'en envie : fuir loin de lui et surtout ne pas vivre à ses côtés le chemin de Brunswick. Et vous êtes arrivé... tel un ange gardien !

Pitou se mit à rire :

- Un ange plutôt crasseux mais très heureux d'être venu à temps ! J'étais certain que le baron se trompait à votre sujet et il fallait que j'en aie le cour net. A présent tout va bien !

C'était peut-être beaucoup dire car il leur fallut faire preuve d'une longue patience : durant presque toute la nuit, les Prussiens qui remontaient depuis La Lune défilèrent à travers le village pour reprendre le chemin de Granpré, le seul passage de l'Argonne qu'ils eussent réussi à forcer. Un interminable et lugubre convoi pour lequel, afin d'y entasser les malades, on avait réquisitionné toutes les charrettes, tout ce qui pouvait rouler, y compris les brouettes. Afin d'alléger ceux qui, bien que souffrants, étaient encore capables de marcher, Brunswick leur avait permis de jeter les lourds fusils en disant qu'il leur en donnerait d'autres. Par chance, la nuit était sèche et claire. Durant des heures, dans leur fragile abri, Pitou et Laura écoutèrent ces grincements de roues, ces jurons, ces plaintes parfois, ces roulements de caissons et ces piétinements, ces hennissements auxquels ne se mêla jamais l'écho d'une de ces chansons de marche qui aurait aidé le soldat à parcourir de si longues trottes : cette armée-là était une armée de fantômes... L'écho pourtant fut long à s'éteindre et l'aube n'était plus loin quand la silhouette massive du maréchal-ferrant s'encadra dans la porte de l'appentis.

- Venez ! dit-il. Il n'y a plus personne !

Ils le suivirent dans la maison où un bon feu brûlait dans la cheminée. Laura s'en approcha avec un plaisir visible et Claude Bureau la regarda un instant lui tendre ses mains.

- Alors c'est vous qu'ils avaient prise? dit-il. Est-ce qu'ils vous ont violée ?

Elle fit non de la tête en le regardant avec une profonde pitié. Cet homme-là aussi avait l'air d'un fantôme avec ses joues blêmes et ses yeux rougis par les larmes et le feu de la forge. Puis elle ajouta :

- Pourquoi me demandez-vous cela?

- Parce que vous êtes belle... et qu'il y a du sang sur vos mains. Vous avez eu à vous défendre...

Elles saignaient, en effet, à cause des échardes plantées dans la peau fine.

- Pas contre un homme. Je me suis blessée en franchissant les planches... mais je veux vous remercier d'avoir aidé mon ami Pitou à me sauver. On allait m'emmener en Allemagne, et, là, je crois que j'aurais subi... ce que vous avez dit.