- Ce qu'il plaira à Dieu. Autant vous le dire tout de suite, nous allons l'emmener avec ses enfants. Quant à vous, vous lui tiendrez compagnie...

- L'emmener? Mais quand?

- Cette nuit. Nous partons cette nuit. Aussi, veuillez me laisser en paix : j'ai encore des dispositions à prendre...

- C'est impossible! Je ne veux pas aller en Allemagne ! Je n'ai rien à y faire !

- Oh mais si ! Vous aurez à me convaincre que je n'ai pas fait un marché de dupe en vous choisissant. Vous aurez à me plaire par-dessus tout! Soyez tranquille, ajouta-t-il sur un ton plus doux, vous ne me plaisez déjà que trop pour la paix de mon esprit! Et je vous promets de vous faire oublier les jours pénibles que vous venez de vivre ! Allez vous préparer à présent ! J'ai hâte d'être loin de cet affreux pays... ma chère Laura!

Elle crut qu'il allait la prendre dans ses bras et s'apprêtait à le repousser quand il s'écarta brusquement d'elle, regardant par-dessus son épaule la porte qui venait de se rouvrir :

- Ah marquis!... Enfin vous voilà debout! J'en suis très heureux.

Laura se retourna. Appuyé d'une main à une canne et de l'autre au bras de la servante qui le soignait, Josse était en face d'elle. Pâli, amaigri, avec de larges cernes sous les yeux mais sans avoir rien perdu de sa superbe. Pourtant, le sourire insolent qu'elle connaissait si bien s'effaça en la voyant et elle comprit que la surprise cette fois jouait en sa faveur. L'exclamation du duc l'avait avertie de ce qu'elle allait voir; lui, en revanche, ne s'attendait pas à se trouver devant une copie conforme de sa défunte épouse. Alors que, l'oil incrédule, la bouche entrouverte il la regardait, saisi de stupeur, elle réagissait déjà :

- Nous reparlerons de tout cela plus tard, Monseigneur! lança-t-elle en forçant légèrement son accent britannique.

Et comme si celui qui entrait était pour elle un parfait inconnu, elle allait passer près de lui avec un léger signe de tête quand il lâcha sa canne, et saisit son bras :

- Par Dieu, madame, qui êtes-vous ?

- C'est vrai, intervint Brunswick, vous ne connaissez pas Miss Adams. Elle est arrivée le jour même où vous avez été blessé...

- Miss... Adams? répéta Josse.

- Oui. Une amie américaine qui se joint à nous et que j'emmène à Brunswick. Mais d'où vient votre surprise ? Vous avez l'air d'avoir vu un fantôme...

Tandis que Laura se baissait pour ramasser la canne, Josse passa sur son visage une main qui tremblait :

- Pardonnez-moi, Monseigneur mais c'est presque cela ! Miss... Adams ressemble à une dame que j'ai beaucoup connue et qui n'est plus!... A mieux la regarder cependant, je m'aperçois des différences. La personne en question était... beaucoup moins belle. Un peu sotte aussi, elle ne saurait donc être une amie de Votre Altesse !

Laura leva les sourcils sans relever le portrait dédaigneux de Josse, se contentant de demander, avec une hauteur que n'avait jamais eue celle qu'elle avait été :

- Me direz-vous qui est ce monsieur, Altesse? Nous sommes habitués, nous autres Américains, à être considérés comme des bêtes curieuses par les gens d'Europe, mais je n'aime pas que l'on parle de moi et devant moi sans s'être au moins présenté !

- Vous avez mille fois raison et je vous offre mes excuses! Voici le marquis de Pontallec, un noble breton au service de Mgr le comte de Provence qu'il représente auprès de moi... Vous aurez l'occasion de faire plus ample connaissance durant notre voyage de retour au pays...

- Ravie! fit-elle sèchement tandis que Josse ébauchait un salut. Après quoi elle sortit.

Mais sous la froideur de son attitude bouillonnait une tempête. Elle avait beau savoir, depuis des jours, qu'à un moment ou à un autre elle devrait lui faire face, elle n'en était pas moins profondément bouleversée. En rejoignant Mme de Dampierre, elle tremblait de la tête aux pieds; on n'échappe pas si facilement à des années d'amour même lorsque l'on sait pertinemment que l'objet de cet amour, non seulement ne l'a jamais rendu, mais qu'il n'a jamais rien souhaité d'autre que votre mort.

Son émotion était si forte qu'elle dut, en sortant du salon, s'appuyer contre un mur pour laisser s'apaiser les battements désordonnés de son cour de chair, celui de l'âme se débattant entre la honte, la crainte et le dégoût. Le chagrin aussi d'avoir tout donné d'elle-même à qui le méritait si peu. Il fallait oublier, oublier au plus vite et, pour cela, fuir un contact que la longue route à venir rendrait quotidien. Mais fuir comment, puisqu'elle était gardée à vue tout au long de la journée? Le soldat l'avait accompagnée jusqu'au salon et, à présent, il attendait tranquillement pour la ramener à la cuisine.

Ils devaient être les deux seules personnes immobiles dans une maison livrée au massacre : non seulement les Prussiens s'emparaient de tous les meubles et objets précieux mais encore, dans leur rage de partir sans avoir vaincu, arrachaient les boiseries, les tentures, démolissant ce qu'ils ne pouvaient emporter. D'où elle était, Laura aperçut la comtesse de Dampierre. Figée au milieu du vestibule, les enfants serrés contre elle, la pauvre femme regardait avec horreur ces diables hirsutes qui pillaient sa maison. Pour le moment, ils descendaient, sans trop de douceur, la précieuse tapisserie flamande qui avait suscité l'admiration de Batz. Sans se soucier de l'homme qui la gardait, Laura alla vers elle, bouleversée par ce visage sans larmes qui était celui d'un être à l'agonie. La comtesse tourna vers elle un regard vide :

- Ou'allons-nous devenir? Ces gens démolissent tout, emportent tout. Il ne nous restera même pas un brin d'herbe pour vivre. Et au village c'est la même chose. Entendez-vous ces cris, ce vacarme? Ils pillent, ils brisent pour le plaisir. Nous n'avons plus qu'à mourir, mes enfants et moi...

- Il y a une solution : Brunswick vient de me dire qu'il partait cette nuit et qu'il vous emmenait. Moi aussi d'ailleurs...

- Il nous emmène ? Mais pourquoi ?

- Il est conscient, je crois, que vous ne pouvez survivre ici. Alors il vous emmène. Vous devez avoir de la parentèle dans la région... ou plus loin?

- Non, et je n'ai pas envie d'émigrer. Peut-être, ajouta-t-elle en se ranimant un peu, pourrais-je aller à Longwy, ou à Verdun... Nous y avons des amis... Vous pourriez rester avec nous.

D'un geste de la tête, Laura désigna son mentor :

- On ne me laisse pas le choix. Je dois aller à Brunswick... à moins que je ne me noie dans les douves où l'eau ne manque pas ! Et encore, je ne suis pas certaine qu'on me laisserait faire.

Mme de Dampierre prit son bras et l'entraîna vers l'escalier :

- Patientez un peu et venez avec nous. Il me reste une voiture et j'espère qu'on me rendra des chevaux. Nous voyagerons ensemble et, en route, nous verrons ce que nous pourrons faire, chuchota-t-elle, visiblement réconfortée dès l'instant où il lui devenait possible de faire des plans. Je vais préparer un bagage pour moi et les enfants. Allez rassembler vos affaires et rejoignez-moi dans la cuisine. Gardez confiance, je vous en prie !

Ensemble, mais toujours suivies du garde de Laura, elles remontèrent chez elles. Laura vit que la porte de Josse était grande ouverte, s'assura qu'il n'était pas là et se hâta de rassembler les quelques vêtements et objets de toilette qu'elle avait emportés, boucla son sac, prit sa grande mante et redescendit en courant. La nuit tombait à présent et l'on allumait les chandelles pour que le château continue de briller dans la nuit tandis que les Prussiens l'évacueraient. Les bougies s'éteindraient d'elles-mêmes, à moins que l'une ne tombe et ne mette le feu à la vieille demeure...

Dans la cuisine, Laura aida Mme de Dampierre à piler des grains de blé au mortier afin d'en faire une bouillie dans laquelle on mettrait les quelques morceaux de lard qui restaient au fond du saloir.

Assis sagement auprès des bagages, les enfants attendaient : sur leur petite figure cette tension presque joyeuse que suscite l'approche d'un voyage. Émilienne, la dernière servante, avait disparu depuis la veille, retournée sans doute au village. Le garde, lui, attendait...

Soudain, la porte donnant sur l'extérieur s'ouvrit et apparut la copie conforme du soldat qui lui fit signe de le suivre. Le premier lâcha une protestation incompréhensible pour Laura, mais l'autre porta la main à ses lèvres cachées sous une épaisse moustache et fit à nouveau un geste impératif. Avec un soupir, le soldat suivit son camarade, disparut un instant dans la nuit et revint. Ou, plutôt, ce ne fut pas lui qui revint mais celui qui l'avait appelé : ils étaient tellement sales tous les deux qu'il était bien difficile de faire la différence! Celui-là eut un comportement étrange.

Au lieu d'aller s'asseoir à la place de son camarade, il prit le sac de Laura au milieu des autres, prit aussi son manteau et, saisissant la jeune femme par la main, il l'entraîna au-dehors sans lui laisser le temps de prononcer un mot.

Ne comprenant rien à ce qui lui arrivait et plutôt inquiète sur les intentions de cet homme, Laura voulut résister, protester ; il la tira plus fort et tout en déguerpissant lâcha :

- On court et le plus vite possible ! C'est moi, Pitou !

Laura eut beaucoup de mal à retenir un cri de joie mais se hâta d'obéir. Le terre-plein sur lequel était bâti le château qu'entouraient les douves fut vite franchi. C'était la partie qui regardait le village, un endroit désert, le pont de bois qui les reliait ayant été détruit par les Prussiens.

- Comment allons-nous passer? chuchota Laura.

- Venez toujours !

Le journaliste s'était mis à suivre le bord de l'eau. La nuit était sombre et, même avec l'accoutumance, il était difficile de s'y reconnaître. Enfin, il trouva ce qu'il cherchait : deux planches jetées au-dessus de l'eau noire.