- A propos de la jeune femme qui vous accompagne. C'est, paraît-il, l'une des dames de la reine Marie-Antoinette et elle n'est pas américaine. Alors qui est-elle ?

Le visage de Batz se ferma :

- Je n'ai pas le droit de le dire. Ce secret n'appartient qu'à elle. Pour moi, elle est une... précieuse et chère amie...

- Un secret... qu'elle accepterait peut-être de confier à un prince plein de bonnes intentions ?

- Je ne crois pas. Comprenez, Monseigneur : Laura Adams est le nouvel avatar d'une... morte! Et qui doit le rester!

- Pour les Français j'imagine mais... en émigration, ainsi qu'il serait normal pour une suivante de la Reine, elle n'aurait rien à craindre, surtout sous ma protection.

- Elle aurait tout à craindre au contraire. Si elle était reconnue...

- Elle pourrait l'être à Coblence, à Mayence ou à Cologne, mais pas à Brunswick où l'on n'a guère l'occasion de s'amuser et où la duchesse fait régner une certaine austérité. Au surplus... si nous lui demandions ?

- Quoi ? Si elle préfère rester ici avec vous ou rentrer à Paris avec moi?...

- Non...

Il avait repris le fabuleux ornement et en faisait jouer les feux entre ses doigts tachés de tabac, puis il suggéra :

- Demandons-lui si elle accepte de rester auprès de moi pour me consoler de perdre cette merveille. Qu'en pensez-vous ?

- Que je ne vous aurais jamais cru capable d'un tel marché! Car ce n'est rien d'autre... et assez infâme il me semble ?

- Peut-être, mais cette jeune femme est charmante... et j'ai grand besoin de reposer mes yeux sur des objets charmants ces temps derniers.

- L'image du Roi-Soleil ne vous paraît pas assez charmante?

- Bof !... Nous autres, Allemands, n'avons guère eu à nous louer de nos relations avec lui. Allez donc chercher votre amie et voyons ce qu'elle dira !

- Inutile ! Dans ces conditions...

- Tsst ! Tsst ! Tsst !... Vous allez dire une bêtise ! Dans le genre que vous renoncez à la Toison ? Seulement, considérez que je pourrais garder tout : la fille, le joyau et... vous dont rien ne m'empêcherait de me débarrasser : en guerre les accidents arrivent si vite !

- Les échos pourraient en être redoutables pour la réputation de Votre Altesse, fit Batz avec un maximum de dédain. Je tiens beaucoup plus de place qu'elle ne l'imagine...

- Aussi n'est-ce qu'une figure de rhétorique. Allons, mon cher baron, faites preuve de bonne volonté et allez chercher Miss Adams afin que nous nous en remettions à sa décision.

Il fallut bien s'exécuter. Batz trouva Laura à la cuisine où elle aidait Mme de Dampierre à faire absorber à ses jeunes enfants la maigre soupe de choux cuits avec une mince tranche de lard qui constituaient leur souper de ce soir, les Prussiens ayant confiqué pour leur seul usage la plus grande partie des provisions du château. Habitués à une meilleure provende, les petits renâclaient, protestaient au grand désespoir de leur mère.

- Comment leur faire comprendre que demain ils n'auront peut-être même plus cela?...

- On peut essayer de convaincre les occupants de se montrer moins exigeants. Au moins pour les enfants, disait Laura au moment où Batz la rejoignit. Il entendit la fin de la phrase, vit les enfants attablés et en quoi consistait leur souper :

- Vous allez pouvoir en parler au duc. Il veut vous voir.

- Pourquoi?

- Vous allez devoir faire un choix.

- Lequel?

- Vous verrez bien. Je peux seulement vous dire que je l'avais fait pour vous et qu'il l'a refusé...

A l'entrée du salon, la première chose qui attira le regard de la jeune femme ne fut pas la grande silhouette de Brunswick avachie dans un fauteuil, mais le prodigieux joyau étincelant de tous ses feux d'azur profond et de pourpre sous l'éclairage du candélabre placé auprès de lui :

- Oh ! fit-elle seulement.

Brunswick déplia sa grande carcasse et vint auprès d'elle :

- C'est beau, n'est-ce pas? Voilà pourtant ce que l'on prétend m'enlever sans contrepartie valable...

Batz bondit :

- Sans contrepartie? L'un des plus beaux diamants de la Reine ? Votre Altesse est de mauvaise foi!

- Dans toute transaction, l'important est d'être le plus fort, dit le duc en haussant ses lourdes épaules. Souffrez que j'en profite ! C'est ainsi que j'ai estimé, ma chère, que je perdais au change à moins...

- A moins, acheva Batz avec irritation, que vous n'acceptiez de rester dans les bagages de Son Altesse et de la suivre à Brunswick lorsqu'elle nous fera l'honneur de quitter ce pays !

- Ah!

Elle regarda tour à tour les deux hommes, l'un tendu comme une corde d'arc maîtrisant difficilement son envie de sauter à la gorge du prince, l'autre massif et ramassé comme un matou qui s'apprête à jeter sa griffe en avant. Elle s'offrit alors le luxe d'un sourire :

- A Brunswick? dit-elle. Est-ce que nous n'allons pas tous à Paris ? Est-ce que nous n'allons plus délivrer le Roi ?

- Non, dit Batz. Monseigneur pense que ce serait imprudent.

- Comme il pensait sans doute, aujourd'hui, qu'engager ses troupes eût été dangereux et, bien entendu, Monseigneur pense cela depuis qu'il a reçu ceci?

Sa voix douce, presque soyeuse, se fit brusquement aussi dure que les pierres en question tandis qu'elle reprenait :

- Ceci qui ne lui a jamais appartenu, qui est le produit d'un vol crapuleux mais qui permettrait de lever une armée, d'équiper une frégate pour arracher le roi Louis, sa femme et ses enfants à leur tour du Temple ! Eh bien soit ! J'accepte le marché ! Partez, baron, moi je reste !

- Laura!...

- C'est dans l'ordre des choses et surtout du pacte que nous avons conclu, vous et moi. Je n'étais qu'un prétexte pour ce voyage. Accordez-moi un rôle plus actif!

Et, se penchant sur la table, elle prit la Toison d'Or qu'elle garda un instant entre ses doigts avant de la porter à Batz :

- Ce sera peut-être encore insuffisant pour sauver notre bon roi, mon ami, mais s'il est trop tard pour lui, il y a ses enfants : le petit Dauphin et... et cette mignonne princesse Marie-Thérèse... Je pense si souvent à elle !

Prise par une soudaine émotion, elle oubliait son personnage et le léger accent qui le caractérisait. Elle le rattrapa vite :

- Partez à présent et n'ayez point trop d'inquiétude : je saurai prendre soin de moi. De toute façon je ne suis pas seule puisque je suis chez Mme de Dampierre...

Elle lui tendit deux mains qu'il prit machinalement sans deviner qu'à cet instant où il allait s'éloigner d'elle, l'ex-Anne-Laure reparaissait avec les angoisses que sa force, à lui, savait si bien apaiser. Peut-être ne le reverrait-elle jamais; cette pensée lui fut assez déchirante pour qu'elle mesure la place que Jean de Batz tenait à présent dans sa vie...

Ce fut une telle surprise qu'elle ne comprit pas pourquoi - la mine plus sombre encore s'il était possible - il lâcha brusquement ses mains en murmurant entre ses dents :

- Vous êtes bien certaine que c'est la seule raison qui vous pousse à vouloir rester ici ?

Elle eut un geste d'incompréhension auquel il répondit par un haussement d'épaules vaguement dédaigneux avant de jeter rapidement et à voix basse :

- Il vous sera plus facile, ici, d'avoir des nouvelles de gens à qui vous tenez toujours !

Sans lui laisser le temps de réagir, il salua, tourna les talons et sortit, laissant Laura et le duc en tête à tête. Celui-ci avait suivi la scène sans en saisir toutes les implications, concluant simplement que cette charmante créature n'était pas aussi attachée à cet encombrant personnage qu'on pouvait le supposer. Ce qui était une très bonne chose parce qu'elle lui plaisait infiniment et qu'il voyait en elle un agréable repos de guerrier tout à fait propre à effacer les déconvenues des derniers jours. Il alla vers Laura et lui offrit la main :

- Venez à présent. Nous allons reprendre ensemble le souper que cet enragé m'a fait interrompre. Vous devez avoir grand-faim !

- Certes, Altesse ! Mais beaucoup moins que les enfants de ce château à qui vos gens ont ôté le pain de la bouche. Alors, c'est avec eux que je désire souper. Si Votre Altesse se préoccupe de ma santé, elle y pourvoira! Tant que nous serons ici j'ai l'intention de vivre avec eux !

Elle plongea dans une révérence que la rancune raidissait et regagna la cuisine, mais la flèche du Parthe tirée par Batz lui restait dans la chair.

Ainsi, il ne croyait pas à la pureté de son dévouement ? Si pénible que lui soit le rôle d'otage qu'on lui offrait - et d'un otage qui aurait sans doute à défendre sa vertu -, elle l'avait accepté sans la moindre hésitation parce qu'elle pensait qu'il le souhaitait pour le bien de la famille royale. Et voilà qu'il se méprenait du tout au tout sur la noblesse de son choix : il n'y voyait qu'un moyen de rester auprès de Josse, de le soigner peut-être, et l'image qu'il se faisait d'elle était celle d'une créature veule et soumise, toujours esclave d'un amour qui la dégradait moralement en attendant de la détruire physiquement. Ainsi, il n'avait rien compris et il partait, soulagé sans doute d'être débarrassé d'elle.

Du coin de la cuisine où elle s'était réfugiée, près d'une fenêtre que, pour une fois, la pluie ne brouillait pas, elle vit le valet-cocher atteler les chevaux. Elle vit aussi Batz et Pitou sortir des écuries en discutant sur un mode si animé qu'il ressemblait assez à une querelle et cela lui arracha un faible sourire. Le brave garçon ne devait rien comprendre à ce qui se passait et admettait peut-être difficilement de la laisser en arrière. Il semblait protester avec énergie, mais Batz le prit par le bras et le fit monter presque de force dans la voiture au moment où Biret-Tissot escaladait son siège. Il rassembla ses chevaux. La portière cla- qua... L'attelage s'ébranla, franchit le pont-levis avec un grondement de tonnerre et disparut dans la nuit, laissant à celle qui restait une horrible impression de solitude.