- Nous nous reverrons tout à l'heure, ma chère! J'ai encore bien des choses à vous dire...

Une révérence et elle était sortie. Pour se trouver en face d'un officier français dont le bicorne empanaché de tricolore avait beaucoup souffert du mauvais temps. Il l'ôta machinalement en se trouvant devant une femme, mais ses yeux s'arrondirent sous le coup d'une surprise émerveillée :

- Vous?... mais par quel miracle?

Il n'eut pas le temps d'en dire plus : l'aide de camp l'emmenait et elle entendit que l'on annonçait le colonel Westermann. C'était l'homme qui l'avait embrassée sur la berge de la Seine quand il les avait fait sortir des Tuileries, elle et les autres dames de la Reine, juste un petit moment avant qu'elle ne se jette à l'eau pour échapper à la meute furieuse.

Elle connaissait son nom, à présent, mais cela lui était assez indifférent. Ce qui l'était moins, c'est que lui savait peut-être qui elle était en réalité. Elle se consola un peu en pensant que ce Westermann devait être un émissaire du haut commandement français et qu'il aurait sûrement à débattre d'autres sujets que d'une échappée d'un palais mis à sac. Pourtant, elle éprouvait une impression désagréable. Elle se hâta de la confier à Batz qu'elle retrouva à peu près à l'endroit où elle l'avait laissé. Il contemplait une grande tapisserie flamande du xve siècle représentant un départ de chasse et qui, avec deux bancs à dossiers de chêne sculpté, formaient l'ornement du noble vestibule.

- Il est bien dommage, dit-il, que Mme de Dampierre ait été prise au dépourvu par l'arrivée des Prussiens sitôt après le départ des Français. Elle risque fort de dire bientôt adieu à cette merveille. Partout où ils passent, les gens de Frédéric-Guillaume emportent des " souvenirs "...

Puis, revenant à Laura avec ce sourire qui donnait tant de charme à sa physionomie un peu sévère :

- Eh bien ? Votre entretien ?

Elle le lui rapporta aussi fidèlement que possible et il parut approuver jusqu'au moment où elle évoqua les mains du duc posées sur ses épaules : il fronça le sourcil :

- C'est un peu ce que je redoutais en vous emmenant et je crois vous l'avoir dit. Brunswick aime les jolies femmes ; enfin, c'était un risque qu'il me fallait prendre. La comédie que nous avons montée m'a permis d'arriver ici plus vite et plus sûrement que je ne l'aurais fait seul. A présent, il faut...

- Attendez ! Vous ne savez pas tout !

Et elle raconta sa rencontre au seuil du grand salon.

- Eh bien, il ne nous manquait plus que cela ! soupira le baron. J'ai vu arriver tout à l'heure ce Westermann...

- Vous le connaissez ?

- Comme je connais tous les enragés qui gravitent autour des nouveaux maîtres ! C'est le meilleur ami de Danton, et pourtant il est de bonne noblesse alsacienne. Il a d'abord servi dans les hussards puis il est devenu écuyer des écuries du comte d'Artois. En 89, il a même été grand bailli de la noblesse de Strasbourg, mais la révolution lui a mis la tête à l'envers. C'est même lui qui a mené l'assaut contre les Tuileries. Un Alsacien à la tête de Marseillais et de Brestois! Insensé! Ce que j'aimerais savoir, c'est quand il a rejoint Dumou-riez celui-là! Mais deux choses sont certaines : il hait le Roi et, sous des dehors policés, c'est une bête sauvage et cruelle. S'il est tombé amoureux de vous, Dieu nous protège!

Le retour de Mme de Dampierre dispensa Laura de répondre. La comtesse venait lui dire qu'elle allait pouvoir disposer d'une petite chambre qu'un officier du duc venait de libérer sur ordre.

- Elle est voisine de l'ancienne lingerie où nous avons installé le blessé, dit-elle. J'espère que ce voisinage ne vous gênera pas : le malheureux souffre et cela s'entend !

- Vous êtes infiniment bonne, comtesse, dit Batz, mais il se peut que Miss Adams ne l'utilise que pour prendre un peu de repos avant que nous quittions votre demeure. Si je peux avoir, dès ce soir, un entretien avec le duc, nous repartirons dans la nuit.

- Je le regretterai car je vais me sentir un peu perdue au milieu de tous ces Allemands... En attendant, venez avec moi à la cuisine, jeune dame, vous avez grand besoin de vous réchauffer et de vous réconforter. Vous n'êtes pas de trop, baron, si vous le désirez ?

- Je vous rends grâces, madame, mais il faut que je cherche mon secrétaire...

Ce n'était qu'un prétexte. En réalité, Batz guettait la sortie de Westermann qu'attendait, devant les marches du perron, un peloton de cavalerie avec le drapeau blanc des parlementaires. Batz ne put s'empêcher de leur trouver fière allure. Ils étaient là, au milieu de cette cour gardée de tous côtés par des soldats aux visages hostiles, ressemblant un peu à un équipage de chasse environné d'une meute malintentionnée. Ils n'avaient pas mis pied à terre et faisaient bouger, voire volter, leurs chevaux pour les réchauffer. Enfin Westermann parut. Il traversa le vestibule sans remarquer le baron reculé dans un coin obscur. Mais ce dernier put voir sur le visage arrogant du colonel une expression de satisfaction qui lui déplut souverainement. Il estima que le temps était venu pour lui de mettre Brunswick au pied du mur et demanda à être reçu. Au lieu d'être introduit au salon, il vit venir à lui ce conseiller du grand-duc de Weimar avec lequel il avait déjà échangé quelques propos pendant la bataille. Il se souvint qu'il s'appelait Goethe, que c'était un lettré, un poète, et qu'il avait trouvé plaisir à sa conversation. Au physique c'était un homme d'une quarantaine d'années, grand et beau avec un long visage rêveur, de belles mains et une élégance naturelle dont il prenait grand soin.

- Nos princes vont souper, Herr baron, dit-il dans un français un peu hésitant. Ils ont gagné la salle à manger comme vous pouvez l'entendre et je suis chargé de vous... convier à prendre votre part ! Batz écouta un instant le vacarme de voix fortes, de chaises tramées sur les parquets, de cliquetis de vaisselle qui perçaient les murs et eut un mince sourire : il voulait bien partager la vue d'une bataille avec Brunswick, mais non pas rompre le pain avec un homme dont il n'était plus certain qu'ils soient toujours du même côté.

- Grand merci, monsieur le conseiller, mais je n'ai pas faim. En outre, je craindrais d'être importun.

- Parce que vous êtes français ?

- Peut-être... Même si je ne suis qu'au Roi, ceux avec lesquels nous avons ce tantôt échangé tant de coups de canon sont malgré tout mes compatriotes. Je préfère attendre que Son Altesse puisse me recevoir comme je l'ai demandé...

- Cela pourrait être long.

- C'est sans importance, croyez-le ! Je serai très bien ici pour patienter, ajouta-t-il en désignant l'un des deux bancs de chêne.

- Alors je vous tiendrai compagnie, fit Goethe en se dirigeant vers le siège en question.

- N'en faites rien, je vous en prie! Il n'y a aucune raison de vous priver pour moi de votre souper...

- J'en vois plusieurs! D'abord, je suis comme vous, je n'ai pas faim...

- Par pitié, ne poussez pas si loin la politesse, monsieur von Goethe! Vous me gêneriez...

- Politesse? Pour un Allemand être poli c'est mentir. Je ne vous mens pas. Il est vrai que je suis loin d'être affamé - les poètes sont ainsi, vous savez ? - et puis vous m'intéressez. Avec le fracas de la bataille il était difficile de s'entendre tout à l'heure.

- Vous avez vraiment pris cela pour une bataille ?

- Je sais bien qu'elle n'était pas conforme aux règles habituelles et c'est peut-être pour cela qu'elle m'a en quelque sorte fasciné. L'angoisse que l'on ressentait se communiquait uniquement par les oreilles car le tonnerre du canon, le sifflement et le fracas des projectiles à travers l'air sont la cause véritable de cette sensation. Au reste, ajouta-t-il avec un sourire indulgent, cet état est l'un des moins souhaitables où l'on puisse se trouver et, parmi les nobles et chers compagnons de guerre, je n'en ai pas rencontré un seul qui parût en avoir le goût passionné... Mais, à votre avis, qui a gagné?

Batz ne put s'empêcher de lui rendre son sourire tant il le trouvait communicatif. C'était le privilège des poètes de raisonner souvent avec une juvénile fraîcheur.

- Difficile à dire. Personne, selon moi, puisque le duc a refusé l'engagement corporel. Vos soldats sont restés sur leurs positions, les autres aussi. Il faudra voir demain.

- Parce que vous pensez que la canonnade va recommencer? Cela peut durer longtemps...

- J'espère que non. Le temps presse pour nous, les serviteurs du roi de France. Il est en grand danger et, si l'on ne se porte à son secours rapidement...

Les yeux du poète plongèrent soudain, profondément, dans ceux de son interlocuteur :

- J'ai peur que vous ne soyez déçu, dit-il lentement. D'après ce que je sais, le duc pense que s'avancer vers Paris avec des troupes malades, mal équipées puisque croyant à une campagne rapide elles n'ont que des uniformes d'été, serait folie. Il faudrait... revoir la question... repartir sur de nouvelles positions...

- Vous avez la meilleure de toutes : vous tenez la route de Paris.

- Mais nous sommes coupés de nos ravitaillements et de nos arrières. Les Autrichiens ne nous ont rejoints qu'aujourd'hui et ne sont pas en meilleur état que nous...

Brusquement, la lumière se fit dans l'esprit de Batz qui se traita mentalement d'imbécile. Cet homme charmant ne s'était pas privé de son souper pour le seul plaisir de jouir de sa conversation : il était bel et bien venu le préparer à son entrevue avec Brunswick, peut-être même le persuader d'y renoncer... Avec plus de subtilité qu'il ne lui en supposait, le duc lui avait envoyé un poète en pensant qu'il l'écouterait plus volontiers... Il se leva :