Ensuite sa jeune femme dut faire face à l'animo-sité à peine cachée des gens du village qui ne lui savaient aucun gré de n'avoir point émigré, en dépit de liens familiaux avec l'Autriche. Bien au contraire : elle gênait d'autant plus que son château - une vaste et forte maison quadrangulaire défendue par des douves et deux ponts-levis, vestiges de la puissante forteresse féodale qu'avait été Hans ! - était encore le trop évident symbole d'un régime devenu haïssable. Cela lui avait valu d'être occupé pendant quelques jours, avant Valmy, par un détachement avancé des troupes de Beurnon-ville qui, d'ailleurs, n'avait pas causé de grands dommages. A peine celui-ci avait-il tourné les talons qu'arrivaient, quelques heures plus tard, les fourriers du roi de Prusse qui, tout de suite, se comportèrent en pays conquis : Mme de Dampierre eut tout juste le droit de garder sa propre chambre pour elle et ses enfants !

Cependant, grande dame jusqu'au bout des ongles, elle était au seuil de sa demeure, comme si elle accueillait des invités quand arrivèrent chez elle le roi de Prusse, le duc de Brunswick et le grand-duc de Saxe-Weimar flanqué de son inséparable conseiller Goethe. Et force fut aux envahisseurs princiers de lui rendre politesse pour politesse et de saluer comme il convenait une femme de cette trempe.

Peu après arrivèrent Laura et son escorte au-devant de laquelle Batz avait envoyé Pitou et Brunswick l'un de ses aides de camp. En dépit de ses lourdes responsabilités, Monseigneur n'oubliait pas l'étrangère qui accompagnait l'émissaire français et encore moins la curiosité qu'elle lui inspirait!

Pour Mme de Dampierre, l'arrivée de cette " Américaine " représenta une suite de points d'interrogation que celle-ci lut sans peine sur le beau visage un rien sévère de son hôtesse forcée. Celle-ci se demandait ce que venait faire cette femme au milieu de toute cette soldatesque, la réponse la plus plausible étant qu'elle devait être la maîtresse d'un des grands chefs qu'abritait désormais son château. Laura décida de la détromper :

- Je ne suis qu'un prétexte, madame. Le baron de Batz, qui m'est un peu cousin, avait besoin d'une femme pour l'aider à franchir les nombreux contrôles répandus entre Paris et ici, et arriver sans dommage jusqu'à cette région afin d'accomplir la mission dont le Roi l'a chargé. Nous sommes l'un et l'autre au service de Sa Majesté le roi... de France, ajouta-t-elle avec un sourire qui détendit les sourcils de son hôtesse.

- Ah ! Je préfère ! exhala la comtesse. Mais où vais-je bien pouvoir vous loger? J'ignorais votre venue et, déjà, il m'a fallu caser un blessé que l'on a apporté sur une civière...

- Un blessé ?

- Oui, un blessé français, un gentilhomme qui doit être fort beau lorsque la fièvre ne le tient pas et qui serait l'envoyé de Monsieur... Nous appelons ainsi Mgr le comte de Provence, frère du roi Louis, ajouta-t-elle, pour l'instruction de cette jeune femme venue d'un pays sauvage et qui ne devait pas être très au fait des usages de cour.

Le cour de Laura manqua un battement cependant que le sang quittait son visage :

- Une grave blessure ?

- Un coup d'épée dans la poitrine mais qui a dû manquer le cour car ce jeune homme n'a pas l'air décidé à mourir... Pardonnez-moi! Il faut que je vous cherche un logement.

Elle s'enfonça dans les profondeurs du vestibule au moment même où Batz apparaissait. Laura alla vers lui :

- Il est ici ! dit-elle d'une voix altérée.

- Je sais. Brunswick pense qu'il est de bonne politique de prendre quelque soin de l'envoyé de Monsieur. Essayez, pour un moment, de n'y plus penser et venez avec moi : le duc veut vous voir !

- Qu'attend-il de moi?

- D'honneur, je n'en sais rien, mais n'oubliez pas ce dont nous sommes convenus et cramponnez-vous à votre nouvelle personnalité !

- Vous me croyez stupide? fit-elle dans une brusque explosion de colère -qui eut au moins l'avantage de la soulager un peu de son angoisse ! M'imaginez-vous lui faisant la révérence en me déclarant marquise de Pontallec ?

- Non, bien sûr. C'était une simple recommandation, mais... la révérence, il faut la faire tout de même!

Comme toutes les demeures occupées militairement, Hans grouillait d'uniformes plus ou moins fatigués qui allaient assez bien avec un intérieur où l'on n'avait même pas eu le temps de balayer ou de passer une serpillière entre les deux occupations. Mais poussière et traces de boue ou pas, le grand salon aux élégantes boiseries, aux beaux meubles anciens tendus de tapisseries et de velours ciselé, gardait une magnificence et une majesté auxquelles n'était pas étranger le grand portrait de Louis XIV qui en était l'ornement principal. Un portrait qui était aussi le précieux trésor de la famille car le Roi-Soleil lui-même en avait fait don à Henri de Dampierre, l'a'ïeul du comte assassiné, lorsque, en compagnie du roi Jacques II d'Angleterre, il avait séjourné au château en 1653, au moment du siège de Sainte-Menehould [xii].

Lorsque Batz et sa compagne pénétrèrent dans le salon, Brunswick, assis dans un fauteuil, une chope de bière à la main, contemplait le portrait.

- Grand roi! commenta-t-il, l'oil sur la toile. J'aime beaucoup ce tableau.

- Voici Miss Adams, Altesse, déclara Batz tandis que Laura saluait.

Sans bouger de son siège et sans même poser sa chope, le duc enveloppa d'un regard appréciateur la jeune femme et la perfection de sa révérence, puis se mit à rire :

- On les élève bien chez les sauvages ! On jurerait, ma chère, que vous avez appris la révérence à Versailles. Sans compter que vous êtes tout à fait charmante ! Laissez-nous, baron ! J'aimerais parler avec votre jeune amie...

Silencieusement, Batz s'inclina et sortit. Brunswick acheva sa bière, se leva et vint à la jeune femme sans la quitter des yeux :

- Charmante, en vérité ! répéta-t-il. Voyons un peu si le ramage s'accorde au plumage ! Dites-moi quelque chose !

- Que puis-je dire ?

- Mais... parlez-moi de vous ! Vous êtes la première Américaine que je vois. Donc un plaisir rare... et combien rafraîchissant au soir d'une bataille ! Comment se fait-il, ajouta-t-il sur un ton plus rude, que vous vous trouviez ici, en compagnie d'un agent du roi de France ? Il dit que vous êtes l'un et l'autre dévoués à mon cousin Louis XVI.

Laura sentit qu'il n'y croyait pas tout à fait et que la moindre faute pourrait les perdre tous deux, sans compter la cause qu'ils servaient : elle décida de rendre insolence pour insolence.

- Il n'a pas menti : nous sommes les fidèles sujets de Sa Majesté. J'expliquerai plus tard, mais il faut que Votre Altesse sache que les filles de ce qui fut la Nouvelle-Angleterre - celles qui sont de bonne famille tout au moins - reçoivent une éducation qui peut leur permettre d'évoluer à la cour de Saint-James comme dans n'importe quelle cour d'Europe. Voilà pour la révérence! Quant à moi - puisque Votre Altesse veut bien s'intéresser à mon histoire -, j'ai perdu mon père il y a quelques années et ma mère plus récemment. Il se trouve qu'elle avait séjourné à Paris avec mon père attaché à l'ambassadeur Thomas Jefferson, qu'elle avait eu l'honneur d'être reçue à Versailles et en avait conçu une profonde admiration pour la famille royale. Elle me l'a transmise : voilà pour l'attachement. Pour ma présence en France, elle s'explique fort simplement : je n'avais plus de famille quand ma mère s'est éteinte, sinon un cousin, l'amiral John Paul-Jones qui vivait à Paris...

- Jones ? Il était d'origine écossaise ? Comment pouvait-il être votre cousin ?

- Mon père aussi était d'origine écossaise... et pour nous l'amiral est un héros, un grand homme. Puisqu'il représentait tout ce qui me restait, j'ai voulu le rejoindre. Hélas ! quand je suis arrivée à Paris, il venait de mourir. La France lui accorda des funérailles nationales que j'ai pu admirer, mais je ne savais trop où aller quand le meilleur ami de mon cousin, le colonel Blackden, m'a offert l'hospitalité auprès de sa femme dans leur maison de la rue Traversière-Saint-Honoré... C'est là que j'ai rencontré le baron de Batz, c'est de là que j'ai pu assister au drame du 10 août. J'ai vu l'horreur d'un massacre et le sort infâme que ce peuple réservait à son roi. J'ai donc juré de me dévouer à sa cause comme l'a fait Jean de Batz.

- Vous l'aimez?

La question faillit la prendre au dépourvu, mais sa brutalité autorisait un silence. Puis, avec une hauteur digne d'une princesse de Tarente ou d'une marquise de Tourzel, l'ancienne Anne-Laure de Pontallec répondit :

- Je l'admire et je le respecte infiniment. En outre, il se trouve que je lui dois la vie !...

- Au point d'être prête à courir les aventures avec lui ?

- Pourquoi pas, dès l'instant où il avait besoin de moi pour venir jusqu'ici! Ai-je répondu aux questions de Votre Altesse ?

Il se rapprocha d'elle au point qu'elle put sentir l'odeur forte - bière et sueur ! - qui se dégageait de son uniforme et de son haleine.

- Pas encore tout à fait. Savez-vous ce qu'il vient faire ici ?

- Prier Votre Altesse de se hâter de gagner Paris afin d'arracher le Roi à ses geôliers. Le temps presse...

- C'est avec lui que j'en discuterai!... Où vous a-t-on logée ?

A présent, il posait ses deux mains sur les épaules de la jeune femme ; celle-ci eut un brusque mouvement de recul et les mains retombèrent.

- Nulle part! Votre hôtesse forcée ne sait que faire de moi. La voiture devrait suffire : nous ne nous attarderons certainement pas !

- C'est à moi d'en décider... comme c'est à moi de décider de votre logement. Où que ce soit...

L'entrée d'un aide de camp l'interrompit. L'officier claqua les talons, rectifia la position et fit une annonce en allemand dont Laura ne comprit que deux mots : " général Dumouriez ", et pas davantage ce que le duc répondit. Presque sans changer de ton, il continua cependant en français :