Avec la permission du duc, le colonel von Massenbach accepta la direction du combat et, tandis qu'il procédait aux préparatifs et envoyait chercher un chirurgien militaire, Batz courut à la grange avertir Pitou de ce qui venait de se passer et de ce qui allait suivre :

- En aucun cas, dit-il en montrant de la tête Laura qui, enveloppée d'une couverture, s'était endormie dans la paille. En aucun cas elle ne doitcsavoir ce qui va se passer. Veillez sur elle ! Et restez ici!

- Jamais de la vie ! Biret-Tissot suffira bien à la tâche. Moi je vais avec vous. Mais dites-moi, vous n'êtes pas un peu fou, baron, de vouloir vous battre et risquer votre vie quand vous avez tant d'affaires importantes et que la vie du Roi...

- Pontallec est un danger pour la vie du Roi, j'en jurerais ! Savez-vous que Monsieur s'est déclaré régent de France ? Il s'arrangera pour que son frère ait cessé de vivre quand Brunswick arrivera à Paris. Et vous pouvez être sûr qu'ensuite la vie du Dauphin ne pèsera pas lourd! Quant à celle-ci, Dieu sait ce qui pourra lui arriver si je n'élimine pas son abominable époux!

- Et si c'est lui qui vous tue?

- Cela m'étonnerait beaucoup, fit Batz avec un sourire qui rassura un peu le journaliste. Depuis d'Artagnan, et même avant, on sait se battre dans la famille !

- Je veux bien vous croire, mais j'aime mieux m'en assurer par moi-même !

En dépit de cette assurance, Pitou eut quelque peine à évacuer son inquiétude. Jean de Batz ne s'était pas vanté : il maniait l'épée en virtuose, mais Pontallec n'était pas maladroit, tant s'en fallait, et pour ceux qui regardaient le spectacle était de choix. L'agilité, la rapidité du baron étaient fascinantes... il se battait comme une guêpe en fureur, tournant dix fois autour de son adversaire, changeant sans cesse ses gardes sur un terrain aussi difficile que possible. Pendant de longues minutes,

Pontallec para ces coups qui le harcelaient avec un bonheur qui, à plusieurs reprises, souleva l'enthousiasme des assistants. Les plus beaux coups des duellistes étaient salués d'une vibrante acclamation et, Pitou, pris au jeu, suivait avec une véritable passion. Mais le ballet mortel que Batz dansait autour de son ennemi finit par porter ses fruits. Josse, furieux de ne pouvoir venir à bout d'un adversaire qu'il avait jugé négligeable, commença à perdre patience et à faire des fautes. Sentant ses forces faiblir, il voulut en finir et porta un coup terrible en se fendant à fond ; Batz para et, tandis que Pontallec se relevait, il se glissa sous l'épée et lui plongea la sienne dans le corps. Pontallec tomba comme une niasse, un cri de femme accompagnant sa chute. Il eut une étrange vision : celle d'une silhouette vêtue d'une mante à capuchon bleu doublée de soie blanche dont les yeux sombres le regardaient avec horreur, une jeune femme qui ressemblait à sa défunte épouse Anne-Laure... mais cela ne pouvait pas être elle. Avant de perdre connaissance il se rappela avec soulagement que le cadavre défiguré avait été trouvé au lendemain du massacre dans la rue des Ballets... et d'ailleurs celle-ci était beaucoup plus jolie !

Le chirurgien qui déjà l'examinait déclara qu'il vivait encore et qu'il fallait le porter d'urgence à l'infirmerie. Le cercle des soldats se brisa, chacun retournant à ses affaires tandis que la pluie reprenait. Batz essuya tranquillement son épée avant de la présenter à son légitime propriétaire en la tenant par la pointe :

- Grand merci, colonel ! Vous avez là une belle arme.

- Mais personne ne s'en est encore servi comme vous venez de le faire. Félicitations, Herr baron! Venez donc boire un schnaps avec moi! Cela vous réchauffera et Son Altesse veut vous féliciter. Il n'aime pas beaucoup le marquis !

- Avec plaisir, cependant souffrez que je vous rejoigne dans un moment! Le temps de raccompagner madame !

S'approchant de Laura, il la saisit par le bras sans trop de douceur :

- Que faites-vous là? J'avais ordonné qu'on vous tienne à l'écart de ceci.

- Je n'ai pas pu l'en empêcher, plaida Biret. Les braillements des soldats l'ont réveillée et elle a voulu sortir à toute force. Je n'ai pas osé me montrer brutal...

Laura, elle, ne l'écoutait pas. Elle se laissait emmener, en tournant la tête dans la direction des hommes qui emportaient Josse.

- Vous l'avez tué? exhala-t-elle enfin sans changer de position.

- Vous avez entendu le médecin : il vit encore... Et soudain, la colère emporta Batz. Saisissant la jeune femme par les deux bras pour l'obliger à lui faire face, il gronda :

- Si cela vous cause tant de peine, allez donc le retrouver votre assassin de mari ! Soignez-le, dorlotez-le et, s'il en réchappe, ne manquez pas de tomber à ses pieds en lui demandant pardon d'être encore vivante !

- Mais...

- Mais quoi ? Vous l'aimez toujours ! C'est écrit en toutes lettres sur votre visage! Alors, rejoignez-le... et bonne chance !

Il la repoussa si brutalement qu'elle fût tombée dans la boue si Pitou ne s'était trouvé là pour la retenir et protester :

- Qu'est-ce qui vous prend, baron ? Ce n'est pas une façon de traiter une dame ! Cela ne vous ressemble pas !

- Vous avez raison... Veuillez me pardonner... marquise ! J'ai cru agir au mieux pour tous, mais apparemment je me suis trompé, je vous rends votre liberté...

- Je n'en veux pas, murmura la jeune femme qui se ressaisissait. Et notre pacte tient toujours si vous le voulez bien ! Accordez-moi seulement une faiblesse due à une extrême surprise. Et, par pitié, ne m'appelez plus marquise ! ajouta-t-elle dans une brusque explosion de colère. Rien n'est changé.

Il la regarda au fond des yeux comme s'il cherchait à en arracher la vérité de son âme profonde puis, se penchant un peu, il prit sa main pour y poser un baiser léger :

- Comme il vous plaira!... Allons nous reposer à présent! Nous en avons tous besoin...

Cependant, après avoir rentré son monde dans la grange, il ressortit dans le vent chargé de pluie qui soufflait à présent par violentes rafales pour se rendre à l'infirmerie, installée dans une ferme abandonnée. Laura n'osa pas lui demander où il allait parce qu'elle s'en doutait. Prendre des nouvelles d'un adversaire vaincu faisait partie du code d'honneur de tout bon gentilhomme. Il y resta une partie de la nuit tandis qu'incapable de dormir, la jeune femme s'interrogeait, essayait de voir clair dans le marasme qui habitait son cour. Se pouvait-il que Batz eût raison, qu'elle aimât encore Josse? Pourtant quand, tout à l'heure, elle avait couru vers les bruits qu'elle entendait et la lumière des torches, elle avait certes éprouvé une émotion en reconnaissant son époux dans l'un des deux duellistes, mais c'était pour Batz qu'elle avait eu peur : l'acharnement avec lequel il se battait le mettait en péril à chaque seconde. Et puis Josse était tombé. Elle avait crié et couru vers lui de la façon la plus naturelle, comme elle se fût penchée sur n'importe quel blessé. En fait, la pensée qu'il pouvait être en train de mourir ne la bouleversait pas. Les ravages causés par son égoïsme et sa cruauté étaient trop grands. L'idée lui venait qu'elle respirerait peut-être mieux...

Lorsque Batz rentra, harassé, il trouva Pitou qui écrivait dans un carnet à la lumière d'une chandelle.

- Je note tout ce que j'ai remarqué afin d'être certain de ne rien oublier, murmura le journaliste en réponse à sa question muette. Est-ce qu'il est mort?

- Non. Il est même possible qu'il vive. Et elle ?

- Je crois qu'elle dort. Voilà une affaire man-quée, baron. Tant que cet homme vivra elle sera en danger !

- Je le sais aussi bien que vous. Aussi ai-je fait tout ce que je pouvais pour cela, mais je ne ferai pas davantage. De toute façon, elle compte sur moi pour lui fournir une occasion de mourir utilement.

- S'il réussit à l'assassiner, l'utilité du fait m'échappera.

- Ne préjugeons pas de l'avenir, Pitou! Ce misérable est loin d'être guéri. En admettant qu'il y arrive ! Bonne nuit pour ce qu'il en reste !

Batz s'enveloppa de son manteau, se coucha dans la paille à quelque distance de la jeune femme et s'endormit aussitôt. S'il s'était penché sur celle-ci, il l'aurait trouvée les yeux clos et aurait remarqué que des larmes en coulaient.

Le jour n'était pas levé quand l'armée prussienne se mit en marche afin d'atteindre, comme le voulait son roi, la route de Châlons - donc de Paris - pour couper les Français de leur capitale et engager sur un terrain convenable aux manouvres traditionnelles la bataille décisive qui rejetterait ceux-ci au-delà des défilés et des épaisses forêts de l'Argonne. On évoluait en effet dans un pays accidenté, une plaine aride où trois petites rivières, la Tourbe, la Bionne et l'Auve, prenaient leur source, mais coupée de hauteurs dont les plus importantes étaient le mont Yvron en avant d'un village nommé Valmy, une butte couronnée d'un moulin, et la Chaussée de La Lune que coupait la route de Châlons. Cette dernière était le but fixé, pour ce jour-là, par Frédéric-Guillaume.

Il était sept heures environ quand son avant-garde commandée par le prince de Hohenlohe déboucha devant le mont Yvron dans ce qui aurait dû être l'aurore. Le prince ignorait totalement qu'il pouvait à tout moment rencontrer un ennemi qui, d'ailleurs, en avait tout autant à son service, le temps abominable et les cloaques qu'il générait ajoutés à des marais glauques empêchant toute reconnaissance. Les éclaireurs n'éclairaient rien du tout et risquaient de s'enliser.

A cet instant, le colonel Desprez-Crassier de l'armée Kellermann, qui avait installé ses batteries en avant du mont Yvron, aperçoit dans le brouillard succédant au déluge de la nuit une masse dont il ne peut préciser les contours mais qui chemine dans sa direction. Ce qu'il voit est suffisamment inquiétant pour qu'il donne l'alerte et ses artilleurs s'affairent autour des canons. Bientôt Desprez-Crassier est sûr de son fait, ce sont les Prussiens et, bien que la surprise soit totale pour lui - comme elle va l'être pour les autres -, il commande le feu et les canons crachent leur première salve.