Le voyage se poursuivit, monotone, coupé par les relais et les nombreux contrôles, ralenti parfois aussi lorsqu'il fallait doubler une file de volontaires en marche vers l'Argonne. Presque tous étaient jeunes, mal équipés, mal vêtus, portant souvent carmagnole et bonnet rouge, armés n'importe comment d'un vieux fusil ou d'une fourche, mais marchant avec détermination en faisant le dos rond sous la pluie qui les trempait sans entamer leur courage. Quand la voiture les dépassait, ils se rangeaient docilement et, presque toujours, répondaient au salut que clamait Pitou du haut du siège par un unanime " Vive la Nation ! " ; parfois il y avait aussi des jurons, le grondement étouffé d'un " Ça ira ! " et des regards de loup dans les yeux de ces hommes. Le plus souvent c'étaient des sourires et de grosses plaisanteries quand on apercevait le visage de la jeune femme. Ils allaient vers la guerre et la mort sous un temps d'apocalypse comme à une fête. Cet enthousiasme qui faisait fi des contingences extérieures toucha Laura :

- Le sort de ces hommes est pénible et ils vont en connaître un plus cruel encore, murmura-t-elle. Certains mourront, d'autres seront infirmes, et pourtant...

- Et pourtant, fit Batz en écho assombri, ils marchent vers cet horizon noir avec l'espoir au cour. Ils ne se sont pas laissé gagner par le bagout, la boisson distribuée largement et les quelques pièces d'argent d'un sergent recruteur. Ils partent parce qu'on leur a dit que la Patrie est en danger et que l'idée de l'étranger foulant leur terre natale leur est insupportable. Et c'est cela qui me fait peur, bien plus que les énergumènes sortis du pavé parisien, parce que de ces jeunes hommes peut sortir un grand peuple. J'aimerais combattre avec eux...

- Mais vous combattez contre eux puisque vous souhaitez que ce même étranger vienne à Paris?

- Certes, mais cela ne veut pas dire que je sois leur ennemi. Je déplore seulement qu'ils aient choisi la mauvaise cause. Pour moi, la Patrie et le Roi c'est la même chose et l'on n'a pas le droit de les séparer. Et quand ce roi est assez bon, assez noble, pour accepter un sort affreux plutôt que tirer sur son peuple et allumer une guerre civile, cette erreur devient un crime qui pourrait bien en engendrer un autre. Savez-vous que l'on parle d'un procès pour le Roi et que certains veulent sa tête ?

- Vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ?

- Oui. Il est peut-être un roi trop faible, mais c'est le meilleur des hommes et je lui dois tant !

- A ce point?

- Plus encore peut-être! Dans ma famille, voyez-vous, il est d'usage, lorsqu'un fils quitte le toit paternel pour s'en aller quérir sa propre gloire, de lui faire prêter, sur la croix de son épée, serment d'inviolable fidélité au Roi qui est celui de France et de Navarre. Mon ancêtre d'Artagnan, qui commandait les Mousquetaires et mourut maréchal de France, a prêté ce serment, comme mon père l'a prêté, comme je l'ai prêté moi-même...

- Et comme votre fils le prêtera?

La belle voix grave baissa jusqu'au murmure et Laura eut l'impression que Batz ne s'adressait plus qu'à lui-même :

- Je n'ai pas de fils et n'en aurai peut-être jamais. Si la chaîne des descendants de Saint Louis venait à se briser, je resterais le dernier de ma race. A quoi bon forger des épées si elles ne sont destinées qu'à être un ornement au manteau d'une cheminée!...

Un silence soudain. Ce silence si particulier des voyages qui isole une coque de bois, de fer et de cuir du monde extérieur, du crépitement incessant de la pluie, du grincement des roues, du martèlement rapide des sabots ferrés des chevaux. C'est celui d'un phare au milieu d'un gros temps, d'une cellule de moine au cour d'un monastère habité par les chants d'église et le murmure des prières. Laura n'osa pas le troubler. Son compagnon semblait l'avoir oubliée pour suivre son rêve. Il avait fermé les yeux, mais elle savait qu'il ne dormait pas, que c'était un moyen de s'éloigner d'elle et elle en éprouva un soudain et bizarre sentiment de frustration. L'impression désagréable d'être rejetée dans les ténèbres extérieures loin de l'âtre flambant où il faisait si bon se réchauffer ! Une sensation surprenante! Était-elle le fruit de ce long tête-à-tête avec un homme dont elle n'avait eu, jusqu'à présent, que des conseils, des recommandations, parfois de brefs entretiens toujours aimables, courtois, souvent gais - car il semblait que ce fût le fond de sa nature ! -, destinés surtout à mesurer ses progrès dans la création de son nouveau personnage. Aujourd'hui elle se découvrait avide d'en apprendre davantage sur lui. Même auprès de Marie dont elle avait deviné le profond amour pour Batz, elle n'avait appris que ce que l'on voulait bien qu'elle sût. Mais, au fond, quel besoin une marionnette destinée à se briser un jour avait-elle de connaître le moi profond de celui qui l'animait?

A Châlons, qui ressemblait à une fourmilière trempée à cause du camp où l'on entassait les enrôlés volontaires avant de les envoyer aux armées, il fut difficile d'obtenir des chevaux. La diligence joignant habituellement la ville à Sainte-Menehould, Verdun et Metz ne partait plus. Le roi de Prusse occupait toujours Verdun et l'on disait Dumouriez à Sainte-Menehould.

- Vous aurez du mal à y arriver, dit à Batz l'homme qui contrôlait les passeports. On dit que les Prussiens ont réussi à franchir l'un des défilés de l'Argonne et qu'ils se dirigent vers la route de Paris pour la couper...

- Une armée qui avance cause bien des malheurs. Vous ne savez rien de plus ?

- On aurait vu leurs fourrageurs du côté de Suippes mais peut-être sont-ils plus bas. Peut-être qu'ils vous barreront le chemin...

- Il faut pourtant que je rejoigne le général Dumouriez...

- Bon courage !

Non sans peine et en ajoutant un peu d'or au mystérieux ordre de mission qui semblait effacer les obstacles devant lui, Batz réussit à obtenir un attelage frais. L'absence de postillons facilitait d'ailleurs les tractations. La douzaine d'heures à mener ses chevaux sous l'averse n'avait pas l'air d'épuiser le moins du monde Biret-Tissot qui n'avait même pas permis à Pitou de le relayer. Le chapeau enfoncé jusqu'aux sourcils, enveloppé d'une cape cirée qui lui donnait l'air d'une pyramide, le colosse, convenablement ravitaillé à chaque relais, montrait une inaltérable bonne humeur et chassait la fatigue en chantant avec son compagnon.

La nouvelle que les Prussiens pouvaient être plus près qu'il ne l'espérait avait allumé un éclair dans les yeux du baron :

- Reste à savoir où ils sont au juste, murmura-t-il à sa compagne en l'aidant à remonter en voiture après qu'elle se fut réchauffée d'un peu de soupe chaude dans la salle commune.

On le sut assez vite. Lorsque, vers cinq heures, la chaise pénétra dans la cour du relais de Pont-de-Somme-Vesles, une atmosphère de fin du monde y régnait. Au lieu de l'habituel ballet des palefreniers, des valets et des servantes, sous l'auvent où l'on changeait les attelages, on vit accourir, sautant flaque après flaque, le maître de poste en personne portant sur la tête un sac de jute en guise de parapluie :

- Si vous venez pour la nuit vous êtes les bienvenus! cria-t-il. Mais si c'est pour relayer c'est impossible ! Je n'ai plus de chevaux !

- Qu'est-ce que tu en as fait? grogna Biret-Tissot. Tu les as mangés?

- Non, mis à l'abri pour éviter que les Prussiens me les volent! Peut-être pour les faire cuire. Les gens de l'Argonne leur ont rien laissé à manger.

- Sont-ils si près ? demanda Batz en sautant à terre.

- Quatre lieues au nord ! Peut-être moins ! On a vu par ici des gens de Miraucourt qui fuyaient devant eux...

- Dis donc, citoyen, tu ne saurais pas, par hasard, où est le général Dumouriez ? C'est lui que je rejoins...

- L'est à Sainte-Menehould, mais, entre lui et toi, citoyen, y a le général Kellermann et ses troupes. Il serait à Dampierre et l'un de ses colonels à Orbéval, et il ferait route vers Valmy. Si c'est ça, tu peux être certain que ça va pas tarder à péter entre les nôtres et les Prusskos ! De toute façon Kellermann est entre toi et Dumouriez et ça m'étonnerait qu'il te laisse passer ! Comme tu es étranger, il pourrait même te prendre pour un espion !

- Avec des ordres de l'Assemblée ? Ça m'étonnerait...

- Ce que j'en dis... mais, si tu veux un conseil, tu ferais mieux de laisser ici la dame qu'est avec toi...

- Il ne peut en être question. (Puis, baissant le ton jusqu'au chuchotement.) C'est justement elle ma mission spéciale : c'est la bonne amie du général Dumouriez et elle est à moitié folle à l'idée qu'il pourrait être tué sans qu'elle l'ait embrassé...

- Toutes les femmes qui ont un homme aux armées en pensent autant ! S'il fallait qu'elles rappliquent toutes !

- Oui, mais le général en est toqué ! On pense à Paris que sa présence le galvanisera. On le trouve un peu mou ces temps derniers !

- Après tout c'est lui que ça regarde ! Tâche de le rejoindre !

- Merci, mais si je dois y aller à pied je ne suis pas près d'arriver. Tu es bien sûr de ne pas avoir de chevaux au service de la Nation?

Le maître de poste réfléchit un instant, louchant sur la pièce d'or qui venait d'apparaître au bout des doigts du voyageur.

- Si le sort de la Nation dépend du cul d'une jolie fille, j'peux pas lui refuser ça, déclara-t-il avec un gros rire. Espère un peu, j'envoie un garçon dételer. L'est un peu bancal mais c'est tout ce qui me reste. Les autres sont partis se battre. J'vais chercher ce qu'il te faut. Vous voulez pas entrer un peu?

L'homme grillait visiblement de voir de plus près " la bonne amie du général ". Batz refusa.

- Non, nous n'avons pas de temps à perdre. Dépêche-toi s'il te plaît ! Je dirai au général l'aide que tu m'as apportée...