- Nous?

- Vous et moi avec Biret comme cocher...

- Un instant, coupa Pitou. Je vais avec vous. Batz fronça le sourcil. Lorsqu'il établissait un plan, il n'aimait pas beaucoup les ingérences.

- Pour quoi faire ?

- Mon métier! Je suis journaliste, donc curieux, et vous allez vers le théâtre de futures opérations. Cela m'intéresse. En outre, je peux vous être utile... en tant que garde national!

- Il vous faudrait un ordre de mission ? Pitou lui dédia un sourire goguenard :

- Je suis bien sûr que vous avez ça dans vos fontes, baron!

Celui-ci ne put s'empêcher de rire :

- Après tout vous avez raison. Vous pouvez être très utile ! Et puis, plus on est de fous plus on rit !

Tandis que les deux jeunes femmes remontaient à l'étage pour préparer le départ, Batz commençait à remplir les blancs de deux passeports - il en avait toujours, dûment signés et timbrés, à sa disposition - établis au nom du Dr John Imlay, de New Jersey, se rendant à l'armée du Nord du général Dumouriez, afin d'y donner ses soins, si c'était encore possible, à son unique neveu, le colonel Eleazar Oswald, engagé volontaire et grièvement blessé. Il le déclarait accompagné de la fiancée dudit Oswald. L'autre passeport étant destiné à miss Laura Jane Adams, etc. Il prépara ensuite, sous l'oil intéressé d'Ange Pitou, un ordre de mission fort convaincant qui, avec la carte de civisme que possédait déjà le jeune homme, devait lui permettre de circuler sans difficultés. Après quoi il se munit d'argent - en assignats et en or ! -, d'une trousse médicale aussi bien agencée que possible puis, après réflexion, il glissa dans son gousset le diamant bleu rapporté par Pitou... Cela fait, il alla changer une nouvelle fois d'apparence : le citoyen Agricol, dont il avait d'ailleurs ôté la perruque, le système pileux et les morceaux de caoutchouc en rentrant chez lui, fit place à un Américain entre deux âges, vêtu et chapeauté de noir comme un quaker, le nez chaussé de lunettes et dont les cheveux gris, rejetés en arrière du front, retombaient droit, coupés carrément au-dessous des oreilles. Quant au visage strictement rasé, quelques habiles artifices réussirent à l'arrondir tout en le dotant de légères rides. Comme dans ses précédents avatars, Batz était méconnaissable et en eut la certitude quand, offrant la main à Laura pour l'aider à monter en voiture, elle eut pour lui un regard suffoqué :

- C'est bien vous ?

- C'est bien moi, rassurez-vous ! Et j'espère que vous vous habituerez vite à ma nouvelle apparence, ajouta-t-il avec un sourire qu'elle jugea beaucoup moins séduisant que celui dont elle avait l'habitude.

Pitou, en uniforme, et le colossal Biret qui ne lâchait pas trois paroles à l'heure, prirent place sur le siège, munis d'épais manteaux et de toiles cirées destinées à les protéger de la pluie car le temps s'annonçait mauvais. Le coq du vigneron voisin entreprenait de réveiller les alentours quand la voiture attelée de quatre chevaux franchit le portail de la propriété et s'élança sur la route.

Plus tard, comme on venait de relayer à Vaujours et qu'un timide rayon de soleil s'efforçait de percer les nuages noirs pour faire croire que le jour était bien là, Laura, qui avait dormi jusque-là, s'étira, bâilla, jeta un regard dépourvu d'intérêt à la plaine onduleuse, piquée de bouquets d'arbres, que l'on traversait et demanda :

- Consentez-vous à m'en dire un peu plus sur ce que nous devons accomplir?

Pour toute réponse, Batz lui tendit les passeports qu'elle parcourut d'un oil surpris :

- Si je comprends bien, dit-elle en les lui rendant, nous sommes tous deux américains pour la circonstance? Est-ce une protection? Les gens d'ici détestent les étrangers.

- Pas les enfants des États-Unis ! C'est le seul pays dont les ressortissants ont gardé tout leur prestige aux yeux des enragés qui prétendent gouverner la France...

- Alors expliquez-moi pourquoi le général La Fayette qui est si fort leur ami a été obligé de s'enfuir ?

- Parce que La Fayette, se rendant compte que cette révolution tant souhaitée allait trop loin, a voulu ramener l'armée du Nord sur Paris pour délivrer le Roi. Cela n'a pas marché et il a dû fuir. Il serait actuellement prisonnier des Autrichiens. Mais, pour en revenir à l'Amérique, il est important aux yeux des hommes au pouvoir que les échanges commerciaux avec elle se poursuivent puisque le reste de l'Europe nous tourne le dos. En outre, plusieurs citoyens des États-Unis servent dans l'armée de Dumouriez, dont votre... fiancé. Enfin, en ce qui me concerne, il se trouve que Gouverneur Morris, leur ambassadeur à Paris, est de mes amis et que j'en peux obtenir ce que je veux... comme des passeports approuvés par le Comité de surveillance. Cela répond-il à votre question ?

- Pas entièrement. Me voilà fiancée à un homme que je ne connais pas, qui ne m'a jamais vue et qui est peut-être en train de mourir dans les troupes françaises. Comment croyez-vous qu'il nous recevra lorsqu'on nous conduira vers lui ?

- J'espère bien qu'on ne nous conduira pas vers lui. Mon intention n'est pas d'aller saluer le général Dumouriez mais de nous faire arrêter par les Prussiens et conduire au duc de Brunswick. C'est avec lui que j'ai à faire...

- Et je peux vous être utile ?

- Une jolie femme peut toujours être utile. Pour l'instant vous êtes surtout mon prétexte : la fiancée douloureuse qui veut revoir celui qu'elle aime et qui va peut-être mourir...

- C'est maigre! J'espérais mieux...

- Quoi ? Que je vous demanderais d'entrer dans le lit de Brunswick?

La brutalité de la question fit pâlir la jeune femme, mais depuis quinze jours elle avait trop réfléchi à l'étrange pacte conclu avec Batz et à ses conséquences possibles pour hésiter un instant :

- Ne dois-je pas vous obéir aveuglément? Encore que vous m'ayez promis de ne jamais rien demander de contraire à l'honneur, je crois que j'obéirais, à charge pour moi de ne pas sombrer dans ce lit. Mais me direz-vous ce que vous souhaitez obtenir de ce prince ?

- Qu'il achève ce qu'il a commencé et vienne nous aider à libérer notre roi. Et aussi qu'il me rende la Toison d'Or de Louis XV qu'un émissaire de Danton a déjà dû lui remettre avec quelques autres pierres pour le convaincre de ne pas livrer bataille et de rentrer chez lui...

- Cela me paraît incompatible... Elle est tellement fabuleuse cette Toison d'Or?

- Plus que je ne saurais dire. Un joyau exceptionnel qui représente pour moi l'unité du royaume : l'énorme diamant bleu en forme de cour c'est la France, le grand rubis ciselé en forme de dragon, c'est la Bretagne. Mais qu'avez-vous besoin de savoir tout cela ? Vous n'avez pas froid ?

- Non, je vous remercie. Tout va bien... sauf le temps, ajouta Laura en se penchant vers la portière. On dirait qu'il se gâte !

C'était le moins qu'on puisse dire. L'horizon vers lequel couraient les chevaux était noir. Une accumulation de nuages menaçants et, quand la voiture aborda la descente vers Claye, des rafales de pluie s'abattirent sur elle avec tant de violence, rendant la chaussée si glissante que Biret et Pitou, sur le siège, durent conjuguer leurs efforts pour maintenir l'attelage et l'empêcher d'emporter la voiture au bas de la pente où elle aurait pu s'écraser contre les maisons. Aussi le baron décida-t-il de relayer une fois de plus afin d'aborder le mauvais temps avec des chevaux frais.

Pendant que les palefreniers s'activaient et que Pitou et son compagnon entraient dans la salle commune pour boire du vin chaud et manger un morceau, les deux voyageurs prirent un agréable petit repas grâce aux provisions prévues par Marie dans un panier d'osier. Cependant, en revenant prendre sa place, Pitou monta les rejoindre :

- J'ai réussi à savoir qu'un cavalier fort pressé, dont la description correspond au fameux Robert, a relayé ici hier à peu près à la même heure... Vous pourriez bien avoir raison, baron !

- Cela ne fait aucun doute pour moi... Mais je crains que vous ne fassiez un voyage fort désagréable, mon ami.

- Un peu de pluie n'a jamais tué personne ! Et puis le jeu en vaut la chandelle !...

On repartit à travers un paysage que l'averse effaçait presque. Au relais de Montmirail, on sut que le mauvais temps était installé sur l'Est depuis des semaines et que, selon les rumeurs courant la campagne, il empêcherait l'avance des troupes prussiennes et autrichiennes, qui seraient retenues dans les défilés de l'Argonne et d'ailleurs fort éprouvées par la dysenterie récoltée au cours de leur traversée de la Lorraine abandonnée par les paysans. Ils n'y auraient trouvé à manger que des raisins verts et des pommes pas mûres. Alors ils ravageaient, brûlaient, pillaient ce qu'ils pouvaient pour se venger.

Ces nouvelles n'empêcheraient pas que l'incessant déluge fût presque aussi difficile à supporter pour les voyageurs que pour l'armée prussienne. On perdait du temps et Batz devenait nerveux. Jusque-là on avait marché bon train, mais il fallait à présent ménager les chevaux sous peine de les voir s'abattre. Enseveli sous sa toile cirée, Pitou ne chantait plus sur son siège et à l'intérieur le silence devenait pesant.

Pour alléger un peu l'atmosphère, Laura demanda à son compagnon s'il avait déjà parcouru cette route. Au lieu de le dérider, la question parut l'assombrir davantage :

- Il m'est arrivé, en effet, de la parcourir mais pas depuis que ce maudit chemin a vu le calvaire du Roi et de sa famille...

- Vous voulez dire que ce fut celui de la fuite...

- ... qui a si mal fini ! Oui. Comme nous, la délirante berline jaune préparée par Fersen est passée à Bondy, Claye, Meaux, Trilport, La Ferté-sous-Jouarre, Bussières, Viels-Maisons, Montmirail et nous allons continuer comme elle par Fromentières, Étoges, Bergères, Chaintrix et Châ-lons. A Pont-de-Somme-Vesles où les hussards de Choiseul auraient dû attendre la voiture royale, je pense que nous pourrons peut-être changer de route afin de rencontrer les hussards du prince de Hohenlohe s'ils ont réussi à franchir l'un des défilés de l'Argonne et à s'avancer vers le chemin de Paris...