On sortit dans la nuit. Le cabaret étant situé au coin de la rue des Deux-Portes, la rue du Coq n'était pas loin, mais les deux complices continuèrent leur comédie jusqu'à ce que l'on soit à l'abri du vieil immeuble décrépi, comportant tout juste deux étages dont Lalie occupait le premier, le second étant le lot du propriétaire, un notaire de Sucy qui n'y venait jamais et pour cause : la maison appartenait à Batz.

Une fois les portes fermées, celui-ci prit une chaise tandis que Lalie s'étirait pour remettre son dos en place.

- Eh bien, ma chère, quelle comédienne vous faites ! Je le savais déjà mais ce soir vous avez été magistrale.

- Il le fallait bien, mon ami. J'ai appris beaucoup de choses aujourd'hui. Le pillage du garde-meuble a fait scandale à l'Assemblée et Roland a été malmené. On lui a reproché la carence des gardiens avec une violence qui l'a mis hors de lui : " Je demande, a-t-il crié, si les fonctions de ministre de l'Intérieur consistent à surveiller le garde-meuble. J'ai une correspondance immense. Je suis commis à la surveillance de la France entière et ce soin est bien plus important que la surveillance du garde-meuble. " II a ajouté que la police tenait déjà deux des voleurs et que, très certainement, on retrouverait bientôt les pierres envolées... Mais la surprise de la journée a été d'entendre Danton prendre la défense d'un collègue qu'il n'aime pas et, plus étrange encore, Marat a fait chorus en disant qu'il fallait faire confiance aux bons citoyens de la police et qu'elle saurait bien faire parler les deux voleurs qu'elle tient...

- On sait qui ils sont ?

- Deux malandrins qui étaient enfermés à la Force avant qu'on ne jette dehors les repris de justice pour y entasser la noblesse de France. Ils s'appellent Chambon, dit Chabert, et Douligny. Le premier était le valet de Charles de Rohan-Rochefort chez qui je me souviens de l'avoir vu.

- Ce qui va accréditer la thèse des émigrés à la source...

- Sans doute, mais je l'ai vu aussi à la Truie-qui-file en conciliabule avec d'autres hommes de mauvaise mine et d'une femme guère plus avenante. J'ai entendu des bribes de phrases que je n'arrivais pas à mettre bout à bout et qui à présent prennent tout leur sens... En gros, ils allaient faire la meilleure affaire de leur vie, sans le moindre risque parce que quelqu'un de haut placé les protégerait. L'un a dit alors que s'il fallait travailler pour quelqu'un d'autre il n'était pas d'accord, mais on l'a assuré que la bande pourrait garder la plus grande part du butin et la revendre à son gré. On a même ajouté qu'avec le reste on éviterait de grands malheurs...

- Et vous pensez que Roland et Danton ont commandé le vol ?

- Roland, je n'en suis pas certaine ; on a dû en faire bon gré mal gré un complice en agitant sous son nez la menace prussienne. J'ai même entendu dire qu'en arrivant au garde-meuble la nuit dernière à quatre heures du matin, il a ordonné aux policiers d'arrêter leurs investigations car cela regardait les commissaires politiques. C'est l'un d'eux qui a confié ça à sa femme. Il était fou furieux paraît-il.

- Bizarre en effet ! Et Danton ?

- Il a tempêté pour la forme en disant qu'avec l'ennemi aux portes et tant de braves qui montaient aux frontières pour faire au pays un rempart de leurs corps, une assemblée qui vit ses derniers jours avait d'autres chats à fouetter que s'occuper de bricoles...

- Bricoles!... Rien que les joyaux, il y en a au moins pour quarante millions, sans compter les objets d'art. C'est tout ce que vous savez sur Danton ?

- Non. Un détail encore qui pourrait avoir son importance : Robert, son dévoué secrétaire, son inséparable, son ombre, aurait quitté Paris en direction de l'Est ce matin de bonne heure...

- Seigneur!... Mais c'est d'une importance capitale ! Je ne vous remercierai jamais assez, ma chère comtesse! Vous êtes vraiment mon meilleur agent...

- Et vous êtes ma meilleure arme pour accéder à ma vengeance ! Vous partez ?

- Oui, en hâte!... Malheureusement, le citoyen Agricol doit reparaître au cabaret. Il va essayer de ne pas y rester longtemps! Prenez soin de vous, mon amie !

Quiconque aurait pu voir, à cet instant, le farouche sans-culotte baiser la main de Lalie la tricoteuse aurait trouvé le tableau bizarre mais, pour les protagonistes de la scène, liés depuis longtemps par une véritable amitié, il était on ne peut plus normal...

Bien qu'il eût fait aussi vite que possible, il était deux heures du matin quand Batz rentra à Charonne. Il y trouva Pitou et Devaux qui avaient choisi de l'attendre. Les deux femmes s'étaient retirées. Pitou rendit compte de ce qu'il avait appris et qui confirma, vu du côté de la Garde nationale, ce que Lalie avait rapporté : l'étrange conduite du ministre Roland et l'indignation des policiers, gênés dans leur travail, les noms des voleurs et l'assurance que la plus grande partie s'était enfuie sans que l'on se donnât beaucoup de mal pour courir après.

Tout en écoutant le journaliste, Batz avait déroulé sur son bureau la carte des régions de l'Est et se penchait dessus après avoir envoyé réveiller Marie et Anne-Laure et ordonné à son valet Biret-Tissot de préparer sa chaise de voyage.

- Vous partez ? demanda Pitou que cette agitation inquiétait. Vous n'auriez pas dans l'idée de courir après les diamants, par hasard ?

- C'est tout à fait cela! Évidemment, je ne pense pas pouvoir rattraper le messager de Danton qui a quelque vingt-quatre heures d'avance sur moi. Il est peut-être déjà à destination.

- Et cette destination serait ?

- Le quartier général de Brunswick. On va lui offrir une partie des trésors des rois de France et, surtout, j'en ai bien peur, la Toison d'Or de Louis XV qui vaut à elle seule plusieurs millions !

- A ce point ?

- Vous allez comprendre.

Se tournant vers sa bibliothèque, Batz y prit un livre relié en maroquin et le feuilleta jusqu'à la page qu'il cherchait. C'était une planche en couleurs représentant un étonnant joyau :

- Tenez, montra le baron. Cette énorme pierre qui est au centre est le célèbre diamant bleu de Louis XIV acheté par le souverain au voyageur Tavernier. Sa couleur est admirable et il pèse plus de 67 carats. Cet autre diamant, légèrement teinté de bleu, en pèse 32. Quant à ce long rubis ciselé en forme de dragon, c'est le Côte de Bretagne, apporté par la duchesse Anne lors de son mariage avec le roi Charles VIII. On n'en connaît pas le poids mais voyez sa taille. Il y a encore ici trois belles topazes : deux longues venues d'Orient et celle-ci des Indes. Voici en outre quatre diamants carrés de 4 carats chacun et, enfin, dans les flammes qui composent le fond du bijou sont sertis quatre cent soixante-dix-huit petits diamants. Seul, le Bélier de l'Ordre se contente d'or pur.

- Inouï ! souffla le journaliste. Il y a ici la rançon d'un roi.

- C'est pourquoi Danton veut en faire celle de Paris, mais comme il ignore la valeur des choses il y a sûrement ajouté d'autres pierres et, moi, je ne veux pas que cette merveille devienne allemande... Pourtant, il faut que Brunswick vienne sauver le Roi.

- Tâche difficile ! Si vous êtes sûr de vos informations il a peut-être déjà reçu le joyau...

- Peut-être ! En ce cas je vais devoir mettre tout en ouvre pour le lui arracher. Ah, voici nos jeunes dames ! ajouta-t-il en allant au-devant de Marie et d'Anne-Laure qui entraient en se tenant par le bras car, au fil des jours, une véritable amitié était née entre elles. Dans leurs " sauts de lit " de batiste et de rubans, elles formaient un tableau charmant, l'une brune et l'autre blonde. Batz sourit à sa maîtresse, détacha d'elle sa compagne qu'il amena par la main dans le cercle lumineux projeté par la lampe.

- Ma chère, lui dit-il, le moment est venu pour vous de commencer une autre vie. Dans un moment nous allons partir, vous et moi, pour une mission qui peut être dangereuse. Vous sentez-vous prête à jouer, pour la première fois, ce rôle dont nous sommes convenus ?

Elle le regarda droit dans les yeux et un sourire s'étendit lentement sur son visage.

- Je crois... Oui, il me semble que je suis prête.

- Il faut que vous compreniez que, dès cet instant, vous abandonnez votre ancienne personnalité. Vous n'êtes plus Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec, et personne ne vous appellera plus ainsi. Même ici. A présent dites-moi qui vous êtes !

- Je suis Laura Jane Adams, née à Boston, Massachusetts, le 27 octobre 1773. Mon père, négociant en thé, est mort il y a cinq ans et j'ai, l'an passé, perdu ma mère, Jane Mac Pherson, cousine de l'amiral John Paul-Jones, mon seul parent, que je suis venue rejoindre à Paris pour y vivre sous sa protection...

La voix était toujours la même. Pourtant, le léger accent que Laura -puisque Laura il y aurait désormais ! - avait pris avec une extrême facilité en changeait les inflexions et un peu la tonalité. La jeune femme elle-même avait beaucoup changé. La forme des sourcils modifiée, de légers artifices de maquillage, une autre coiffure et un maintien plus assuré en faisaient une femme toute différente de ce qu'elle avait été. Et chose étrange, ce nouveau personnage dans lequel on l'avait glissée rendait -sans l'effacer bien sûr! - son chagrin beaucoup plus supportable. L'élégance de la toilette faisait le reste : en quinze jours Marie et Batz en avaient fait un être complètement transformé. Et Ange Pitou, qui ne l'avait pas vue depuis quelque temps, la contemplait avec un étonnement flatteur tandis que tous applaudissaient et que Laura, contente de sa réussite, saluait avec grâce...

- Comme la Grandmaison en scène! apprécia Batz. C'est parfait, Laura. A présent, allez vous préparer : nous partons dans une heure.