- C'est peut-être une des dernières acquisitions du Roi ? Il aimait beaucoup, à ce qu'on m'a dit, lui offrir des diamants...

- Elle les aimait moins depuis l'affaire du Collier mais vous avez peut-être raison. Son diamant était monté en bague et Mme Campan m'a dit qu'elle aurait aimé en avoir un deuxième pour en faire des girandoles, une forme de bijou qui allait bien à son long cou si gracieux. Mais vous pourriez bien avoir raison, Pitou...

- D'où qu'il sorte, il faut le cacher, baron. Il pourrait rejoindre ce que vous appelez le trésor de guerre et puis, au moins, vous aurez peut-être plus tard la joie de le rendre à Sa Majesté !

- Dieu vous entende ! En attendant, il faut voir comment un vol de cette importance a pu se produire. Je vais m'en occuper. Vous êtes venu à pied j'imagine ?

- Le moyen de faire autrement ? Mais c'est sans importance! conclut Pitou avec bonne humeur...

- Vous allez tout de même prendre un peu de repos, après quoi nous partirons ensemble : deux gardes nationaux au lieu d'un, ajouta-t-il avec son sourire narquois. Ensuite, je vous quitterai. Tâchez de savoir qui sont les voleurs arrêtés et ce qu'on en a fait! Puis revenez m'informer...

L'homme qui entra ce soir-là, vers les neuf heures, au cabaret de la Truie-qui-file, rue de la Tixeranderie, n'avait rien à voir avec l'élégant baron de Batz : sous le pantalon flottant dont les rayures tricolores dissimulaient un peu la crasse et la carmagnole de grosse laine bourrue s'arrondissait un ventre artistement composé de plusieurs ceintures superposées. Des cheveux gris dépassaient d'un bonnet rouge orné d'une cocarde dont le fond retombait gracieusement sur l'épaule. Les dents blanches avaient disparu sous de minces pellicules de " peau de nègre ", ces fragments de poires de caoutchouc venues du Brésil et que l'on trouvait chez les papetiers depuis une dizaine d'années; des petites lunettes éteignaient les yeux et la forme même du visage était changée par une broussaille de barbe tellement hirsute qu'aucun rasoir ne devait pouvoir la discipliner. Les pieds nus étaient chaussés de sabots garnis de paille qui claquèrent sur les marches de pierre quand l'homme les descendit. Otant la pipe qu'il avait dans un coin de la bouche, il lança un :

- Bien l'bonsoir la compagnie ! d'une voix sifflante d'asthmatique.

Quelques mains se levèrent tandis que leurs propriétaires marmonnaient une vague salutation et que le patron, derrière son comptoir, s'écriait :

- Tiens! Le citoyen Agricol! Ça fait un bout d'temps qu'on t'avait pas vu, dis donc ? Même qu'on t'croyait mort : Ta bonne amie a failli prendre le deuil !

- Bof ! Elle sait bien que j'm'en irais pas chez l'sans-culotte Jésus sans la saluer ! J'étais en province... où j'avais à faire! Un vieux compte d' famille à régler. Un héritage si tu vois c' que j'veux dire ?

A son clignement d'yeux, le patron répondit par un large sourire et le geste affreux de trancher sa propre gorge puis s'écria :

- T'es en fonds, alors ?

- Bien sûr et j'paie une tournée générale!... Moi, j'vais boire avec ma dame.

La dame en question était une femme qui pouvait avoir entre quarante et cinquante ans. Son visage aux traits accusés chaussé de lunettes offrait cette particularité d'être totalement dépourvu d'expression. Jamais on ne l'avait vue rire ni pleurer. Elle parlait d'une voix égale, un peu sourde, qui n'allait pas sans impressionner vaguement ses interlocuteurs car, si elle affichait une indifférence absolue au sort des autres, un observateur eût détecté chez elle une puissance de haine peu commune. Tout ce que l'on connaissait d'elle, c'est qu'elle était veuve d'un journalier venu de Touraine pour essayer de gagner sa vie dans la grande ville, qu'elle avait aussi perdu sa fille, qu'elle vivait seule dans un petit logement de la rue du Coq et gagnait sa vie en tricotant. En effet, elle excellait à cet ouvrage et elle avait fini par se tailler une réputation : ses gilets de laine étaient les mieux faits qui soient, ses bas les plus fins ou les plus épais selon la saison, ses bonnets avaient un petit quelque chose de coquet et elle ne manquait pas de clientèle; seulement, quand on voulait passer commande, on ne la trouvait chez elle que le matin parce que, depuis qu'elle était à Paris, Eulalie Briquet, dite Lalie, se transportait jour après jour avec son ouvrage dans la tribune réservée au public du club des Jacobins, où elle suivait les débats avec attention sans jamais rien dire mais en se contentant d'opiner du bonnet ou de secouer la tête selon qu'elle approuvait ou n'était pas d'accord. Toujours très propre sur elle avec sa jupe de laine, son caraco, son fichu de couleur, son bonnet blanc à cocarde tricolore, ses souliers bien cirés et ses bas blancs, ses mitaines noires aussi qu'elle ne quittait jamais, elle avait fini par faire école. D'autres femmes armées, elles, de longues aiguilles et de pelotes de laine l'avaient rejointe à la satisfaction des Jacobins qui, appréciant à sa juste valeur cette espèce de chour antique, leur payait 40 sols par jour depuis les troubles, à condition qu'elles les suivent à l'Assemblée. Il s'agissait malheureusement de commères fortes en gueule et mal embouchées; ce voisinage ne semblait pas affecter Lalie, ces femmes ayant compris qu'il valait mieux la laisser tranquille. Elle avait une façon de vous regarder qui donnait un petit frisson désagréable aux plus hardies. Et puis, de temps en temps, le citoyen Robespierre lui adressait un petit signe de la main ou de la tête, ce qui lui donnait le statut de puissance.

Le soir, quand il n'y avait pas de séance de nuit, elle venait au cabaret, s'installait à une place, toujours la même, près d'une fenêtre, mangeait le plat que la citoyenne Rougier, la patronne, cuisinait pour quelques habitués comme elle, buvait un pichet de vin et tricotait jusqu'à ce qu'il soit l'heure de rentrer chez elle à deux pas de là. De temps en temps, le citoyen Agricol venait boire avec elle, ce qui donnait à rire, sans méchanceté d'ailleurs, on prédisait qu'un jour on irait à la noce...

Celui-ci, réclamant du vin de Bourgogne " et du bon! ", fut acclamé par une assistance qui faisait un vacarme infernal au moment de son entrée, la nouvelle du vol du garde-meuble ayant fait le tour de Paris à une vitesse de courant d'air. Chacun la commentait à sa façon : l'idée générale le plus souvent retenue était qu'une bande de ci-devant à la solde de Louis XVI et des gens de Coblence avait fait le coup pour enlever à la Nation le fruit de ses sueurs et de son sang répandus depuis des siècles, pour payer les troupes d'invasion de Brunswick et remettre sur le trône les conspirateurs enfermés au Temple...

- Et toi, Lalie, qu'est-ce que t'en penses? demanda le citoyen Agricol en se laissant tomber lourdement sur une chaise en face de la tricoteuse.

- Comme tout l'monde, citoyen, comme tout l'monde, dit-elle en levant le verre que Rougier venait de lui remplir à ras bord. A la santé d'ia Nation !

Elle le vida d'un trait, ce qui fit rire le cabaretier et l'incita à le lui remplir de nouveau. Elle avait, en effet, la réputation de boire comme un homme et cela lui valait un autre genre de considération.

- Ça veut dire quoi " comme tout le monde " ? demanda Batz entre haut et bas tandis que la bacchanale reprenait à côté d'eux.

- Ça veut dire que tout le monde a raison à propos de la destination, mais pas de l'expéditeur, fit-elle plus bas encore. C'est bien pour Brunswick que le vol a eu lieu, mais les émigrés n'y sont pour rien.

- Qui l'a commandé?

- Danton et Roland pour que le duc renonce à marcher sur Paris. Donne-moi encore à boire, citoyen Agricol! Il est fameux ton pinard... et j'ai soif, ce soir ! ajouta-t-elle sur un tout autre ton.

Quand Rougier s'approcha, elle lui arracha la bouteille qu'elle posa devant elle d'un air de défi.

- J'ai idée qu' la soirée va t'coûter cher, citoyen Agricol, ricana le cabaretier en filant vers une autre table.

- Bof ! C'est pas tous les soirs qu'on hérite, pas vrai ? Encore un coup, Lalie ?

- C'est pas d'refus ! T'es un bon gars, citoyen Agricol! Tu sais vivre... Puis, tout bas, elle murmura : Dans un moment je vais m'effondrer et vous me ramènerez chez moi. Nous avons à parler...

Quelques instants plus tard, en effet, elle s'écroulait sur la table, la tête dans les bras, en renversant le verre encore à moitié plein. Son compagnon jura superbement puis éclata d'un rire énorme en essayant de la secouer :

- C'est pas vrai qu'j'ai réussi à t'saouler, Lalie !... Ben dis donc, tu t'nais l'coup mieux qu' ça jusqu'ici ? Hé, Lalie, tu m'entends ?

- Ah, dame, c'est pas un vin pour fillettes, commenta Rougier qui venait essuyer la table, mais tout d'même c'est bien la première fois que j'la vois comme ça. Pour une cuite, c't' une cuite !

Afin d'ancrer davantage sa conviction, Lalie se redressa soudain, clama quelques mesures d'un " Ça ira " tonitruant auquel l'assistance fit écho avec enthousiasme avant de s'écrouler à nouveau sur la table en réclamant du vin.

- Eh bé ! soupira le citoyen Agricol, l'est fraîche ! Va falloir que j'ia r'conduise chez elle! Pourra jamais toute seule !

- Tu veux qu' jaille avec toi, proposa obligeamment le cabaretier.

- Oh, ça d'vrait aller. L'est pas si lourde. Aide-moi juste à la remettre debout...

Ainsi fut fait. Passant un bras sous la taille de la femme après avoir jeté l'un des bras de celle-ci sur ses épaules, Batz marcha cahin-caha vers la porte.

- J'garde son tricot! précisa la citoyenne Rougier venue à la rescousse de cette bonne cliente. J'iui rapporterai demain matin...

- T'es une brave femme, citoyenne Rougier ! A tout à l'heure vous autres ! J'la rentre chez elle et je r'viens !