- Le poste? S'il n'entend rien, c'est qu'il est sourd. Ces voleurs ne se gênent même pas ! Ils sont là comme chez eux !

- On fait ce que je dis, citoyen ! Si tu n'es pas content tu peux partir, mais dans ce cas je te porterai déserteur!

- Manquerait plus que ça! Marchez, je vous suis...

On dépassa donc le lieu d'activité des voleurs et l'on gagna l'ex-rue Royale, attribuée, comme la place, à la Révolution où l'on réveilla d'abord le concierge et ensuite le poste de gardes aussi effarés les uns que les autres de cette arrivée inattendue.

- Il y a des voleurs au premier étage, s'écria Camus qui éprouvait, Dieu sait pourquoi, le besoin de donner de la voix. Il faut y aller voir...

On monta le grand escalier, on arriva à l'étage pour constater que les scellés apposés depuis le 10 août - jusque-là le public était admis à visiter tous les lundis ! - étaient intacts.

- Vaudrait mieux pas y toucher, hasarda le concierge. C'est la Commune qui a posé les scellés...

- Tu as peut-être raison, citoyen, opina Me Camus... Le mieux serait...

- D'entrer et sans barguigner, gronda Pitou exaspéré, qui du bout de son sabre fit sauter les scellés, puis prenant les choses en main : Vous autres, ordonna-t-il à la patrouille, descendez et allez me prendre ces malandrins à revers...

Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, on lui obéit pendant que Pitou traînait presque Camus dans les salles où devait être entreposé le trésor des rois de France. Quel spectacle !

Tout était saccagé : les tiroirs, les vitrines avaient été brisés, les boîtes, les coffres et les coffrets fracturés, vidés de tout ce qu'ils renfermaient. Sur les tables, sur le magnifique parquet, des restes de victuailles, des bouteilles renversées ou à demi pleines, des bouts de chandelles... C'était un vrai désastre !

- Ils n'ont pas pu faire ça en une seule nuit! souffla Ange Pitou abasourdi. Même s'ils étaient cinquante... ce qui n'a pas l'air d'être le cas...

Cependant, par une des fenêtres ouvertes - les voleurs n'avaient eu qu'à briser un carreau et tourner l'espagnolette pour entrer - parvenait la voix d'un des gardes nationaux :

- On en tient deux !

- C'est toujours ça, soupira avec soulagement Me Camus qui reprit son ton impérial : II faut prévenir la police ! Pendant ce temps je me rends chez le ministre de l'Intérieur. Le citoyen Roland doit être averti sur l'heure...

- Il est deux heures du matin, hasarda le concierge. Il va pas aimer ça !

- Qu'il aime ou non est sans importance, gronda Camus. Sa responsabilité est engagée puisque c'est à lui qu'incombé le soin de veiller sur les palais de la Nation et les richesses qu'ils renferment. On ne peut pas dire qu'il se donne beaucoup de mal. Je ne serais pas fâché de voir la tête qu'il va faire! Selon moi...

II se frottait presque les mains de satisfaction. Me Camus en effet n'était pas du même parti que le ministre et les choses commençaient à se gâter entre les Girondins, qui avaient tenu jusque-là le pouvoir, et les hommes de Danton, devenu ministre de la Justice, de Robespierre et de Marat, ceux de la Commune pure et dure bien qu'une bonne partie de tous appartînt au club des Jacobins.

Pendant qu'il discourait, Ange Pitou errait dans les salles magnifiquement décorées où une horde de barbares semblait s'être battue pendant trois jours. Pour cet homme de goût, c'était l'horreur absolue et il n'arrivait pas à s'arracher à l'espèce de fascination que ce désastre lui faisait éprouver. Soudain, il aperçut quelque chose qui brillait sous une armoire. Après s'être assuré que personne ne le regardait, il se baissa vivement, allongea le bras et ramena un diamant de belle taille dont la teinte bleue lui parut divine; il ne s'attarda pas à le contempler et, du geste tout naturel de celui qui cherche son mouchoir, il le glissa dans sa poche, sortit ledit mouchoir, se moucha vigoureusement et reprit son examen, mais il ne trouva rien de plus, se bornant à constater que plusieurs coffrets étaient encore intacts. Il appela du geste le concierge qui se promenait, bras ballants et l'oil atone, au milieu de ce vandalisme :

- Ils n'ont pas eu le temps de toucher à ça ! Tu devrais bien les mettre de côté en attendant la police, citoyen ! Et veiller aussi sur cette armoire qu'on n'a pas encore fracturée...

- Il reste donc quelque chose ? Dieu soit loué ! lâcha cet homme, qui dans son désarroi en oubliait ses habitudes " républicaines ". Ce qui fit rire Pitou :

- Eh bien, heureusement que je suis seul à t'entendre !

- Oh, ça m'a échappé! fit l'autre devenu tout rouge. Excuse-moi, citoyen, les vieilles habitudes c'est difficile à perdre...

- T'inquiète pas! Ça peut arriver à tout le monde. Bon, maintenant je te laisse avec mes camarades. Faut que j'aille prévenir Pétion. Je ne sais plus comment on l'appelle avec tous ces changements, mais je suppose qu'il est toujours maire de Paris...

- Salue-le pour moi ! C'est un homme de bien ! Pitou n'était pas là pour discuter la question.

Après une tape encourageante sur l'épaule du bonhomme, il gagna la sortie en criant qu'il allait à la Commune, prit sa course pour rejoindre la rue Saint-Honoré - il n'arriverait jamais à l'appeler autrement - et, là, ralentit l'allure pour se contenter d'une marche régulière et point trop rapide : il n'y avait pas loin de deux lieues jusqu'à Charonne et trouver un fiacre à cette heure de la nuit aurait relevé du miracle. Il fallait donc aller à pied; cela ne représentait pas un grand exploit pour ses longues jambes mais il valait mieux effectuer le trajet dans les meilleures conditions s'il voulait arriver à bon port chez Batz. Quelque chose lui disait que le baron devait être informé au plus vite de ce qui venait de se passer au garde-meuble...

II mit deux heures à couvrir la distance, en comptant l'arrêt obligatoire à la barrière de Charonne qui ne s'ouvrait pas si facilement la nuit venue. L'uniforme de garde national et surtout la carte de sûreté délivrée par la très sérieuse section Le Peletier lui permirent de passer sans encombre, surtout quand il eut chuchoté à l'oreille du préposé qu'il avait affaire du côté de Bagnolet : il allait vérifier un renseignement touchant un citoyen dont les agissements ne lui paraissaient pas naturels. Dès qu'il s'agissait de dénonciations, on était sûr, dans l'agréable Paris de cette époque, de rencontrer une oreille attentive. Le factionnaire fut tout de suite on ne peut plus serviable :

- Tu ne veux pas que j'aille avec toi ? proposa-t-il. Il n'est peut-être pas tout seul ton conspirateur?

- Et ta faction? Qui est-ce qui la montera?

- J'peux essayer de me faire remplacer...

- Non. Vaut mieux pas. Je ne suis pas encore très sûr, sinon tu penses bien que je me serais fait accompagner. Je vais simplement prendre le vent et, si j'ai raison...

- Tu viendras me le dire? J'aimerais voir une belle arrestation de ces cochons d'aristos...

- On essaiera de te donner ce plaisir. Finis bien ta nuit, camarade !

Comme tous les commensaux de la maison, Pitou avait une clef, ce qui évitait les sonneries de cloche et les " qui va là ! " qui, même dans ce coin tranquille, pouvaient se révéler dangereux. Il ne s'en assura pas moins que personne n'était envue quand il quitta la route plantée d'ormes sur laquelle la propriété ouvrait par une porte charretière recouverte d'un auvent d'ardoises. Derrière, il y avait une cour sablée desservant un gracieux pavillon, ancien vide-bouteilles du parc du château de Bagnolet, et une longue maison à un seul étage d'un style plus sobre mais plus habitable...

Quatre heures sonnaient à la vieille église de Charonne quand Pitou pénétra dans la cour et se dirigea vers l'habitation pour en faire le tour et jeter des cailloux dans les fenêtres de Batz. Ce faisant, il vit qu'il y avait de la lumière dans le cabinet de travail : Batz en robe de chambre était assis à son bureau et écrivait quelque chose. Il se dressa aussitôt en entendant gratter à la fenêtre et vint l'ouvrir :

- Pitou ? Je vous croyais en patrouille. Que se passe-t-il ?

En peu de mots, le journaliste raconta le pillage du garde-meuble et les incroyables conditions dans lesquelles il s'était effectué, ainsi que l'étrange conduite de Me Camus qui, au lieu de faire mettre en joue les fenêtres du bâtiment afin d'empêcher les voleurs d'en sortir, avait préféré entrer comme tout le monde par la porte principale après avoir réveillé le concierge.

En l'écoutant, Batz s'était levé et parcourait la pièce en long et en large avec agitation. Il s'arrêta finalement devant Pitou, juste au moment où le jeune homme achevait son récit :

- Tout a disparu? demanda-t-il.

- Presque tout à l'exception de trois petits coffres... et de ceci qui a dû échapper aux voleurs dans leur précipitation.

Sur le plat de sa main apparut, avec la soudaineté d'un tour de magie, le diamant bleu que le feu des bougies fit étinceler. Batz le prit avec une curiosité mêlée de respect, le fit jouer dans la lumière; puis, revenant vers son bureau, il ouvrit un tiroir, y prit une de ces fortes loupes dont se servent les joailliers et examina la pierre avec une attention soutenue. Finalement, il la reposa en soupirant :

- Étrange ! J'ai cru un instant que c'était le diamant bleu que Marie-Antoinette aimait tant mais, d'une part, je suis certain que la Reine l'a joint à ses bijoux personnels confiés, à la veille de sa fuite avortée, à son coiffeur Léonard; d'autre part celui-ci, s'il est taillé en poire comme l'autre, est un peu plus gros. Je dirais un peu plus de six carats alors que l'autre n'en compte que cinq et demi. Or, il se trouve que je connais bien les joyaux de la Couronne dont je possède l'inventaire effectué en 90, et je n'ai jamais vu passer celui-là. Je me demande d'où il sort !