- Vous avez dit " avait ". Lui avez-vous fait changer d'idée ?

- Oui. En passant avec elle une sorte de pacte : au lieu de se tuer bêtement ou de se laisser égorger, je lui ai en quelque sorte racheté une vie dont elle ne veut plus, en lui promettant de lui fournir l'occasion de mourir pour quelque chose qui en vaille la peine.

- Et elle a accepté ?

- Elle a accepté et s'en remet à moi pour infléchir son existence dans le sens que je jugerai bon. Mais maintenant c'est à vous de jouer, ma douce.

- Moi ? Que devrais-je faire ?

- D'abord me dire si elle vous est sympathique. Sinon, je trouverai un autre arrangement...

- Le contraire serait difficile. Elle est charmante et pourrait l'être davantage si elle abandonnait cet air effacé qui fait penser à une nonne tirée de force de son couvent. Et l'on sent en elle une grande fierté naturelle. Du courage aussi...

- Alors faites en sorte qu'elle devienne une jeune femme jolie, élégante, un peu coquette même. Elle vous obéira. Aussi va-t-elle rester ici quelques jours. Ensuite, il se peut qu'une fois transformée et pourvue d'une autre identité - car il faut que Pontallec pense qu'il a réussi son mauvais coup -, je verrai à qui la confier. Peut-être à Nivernais qui l'aime beaucoup...

- Le mari n'est-il pas lié aussi au duc ?

- Sans doute mais il est loin. C'est lui, selon mes déductions, qui représente Monsieur auprès du roi de Prusse d'après le rapport de Devaux... Au fait, Michel est rentré tout à l'heure. Le duc de Brunswick est à quelque cinquante lieues de Paris.

- Je me doutais que c'était Devaux mais j'ai préféré vous laisser entre vous...

- Toujours toutes les délicatesses, Marie ? Vous méritez vraiment mieux que le sort que je vous fais...

- Il me convient. Rester auprès de vous est tout ce que je désire... Quant à votre protégée, je vais m'en occuper de façon que vous soyez content de moi.

- Rendez-lui le goût de se battre. C'est ce qui compte avant tout. Je ne la connais pas assez pour savoir comment je peux l'utiliser...

- Avez-vous une idée de ses capacités?

- Elle est intelligente, courageuse, capable de réactions assez violentes, elle est cultivée et parle trois langues. L'espagnol qu'elle a appris chez elle, l'anglais et l'italien qu'elle doit à Nivernais...

- C'est beaucoup plus que n'en offrent les dames de son rang.

- Certes, il faut que je réfléchisse... mais j'ai peut-être une idée...

- Encore une question. Ce... pacte que vous avez conclu avec elle, pensez-vous vraiment y jouer votre partie jusqu'au bout? Je veux dire... en lui permettant de mourir?

S'il eut une hésitation, elle fut imperceptible.

- Sans hésiter... si le jeu en vaut la chandelle!

- Je ne vous crois pas. Vous ne pouvez être à ce point dénué de pitié ?

- Pitié? Elle n'en demande pas. Elle veut la mort, elle aura la mort, à mes conditions. Jusque-là, je veux qu'elle vive au mieux... Ne me regarde pas ainsi, Marie ! ajouta-t-il sur un ton plus doux. Tu sais très bien à quelle cause j'ai voué ma vie. A chaque instant je suis prêt à la donner. Il doit en être de même pour ceux qui veulent bien me suivre sur le chemin que j'ai choisi. Je ne te l'ai pas caché, n'est-ce pas ?

- En effet. Vous me l'avez dit dès la première nuit. Vous avez même tenté de me faire peur mais je vous aimais déjà trop. Mourir à vos côtés... ou pour vous, serait pour moi la plus douce des fins...

- Alors pourquoi veux-tu que je l'épargne, elle qui ne m'est rien et qui ne demande que cela ?

Avec une ardeur nouvelle il la reprit dans ses bras et enfouit son visage dans la chevelure soyeuse et parfumée de la jeune femme :

- Que vous êtes belle et vaillante, Marie!... Et que je vous aime !...

- Ce sont les seules paroles que j'ai besoin d'entendre, murmura-t-elle en s'abandonnant avec un soupir de bonheur...

Deuxième partie

LES DIAMANTS DE LA COURONNE

CHAPITRE VI

LA TRICOTEUSE

Environ deux semaines plus tard, Ange Pitou, qui avait retrouvé sans problème son logis de la rue de la Pelleterie et ses fonctions de garde national, effectuait une ronde nocturne avec ceux du poste des Feuillants où on l'avait détaché pour boucher certains trous. On pouvait toujours faire appel à lui pour rendre service et il n'était pas rare qu'autour de lui on en abusât quelque peu. Sur la foi de ses yeux bleus volontiers étonnés, d'un sourire franc et plus ou moins béat selon les circonstances, il jouissait auprès des " patriotes " de son quartier d'une confortable réputation de bon garçon, pas très malin et volontiers généreux.

Cette nuit-là donc - c'était au soir du dimanche 16 septembre -, il déambulait dans la rue Honoré - ci-devant Saint-Honoré - avec sa patrouille que commandait un personnage de quelque importance : Me Michel Camus, avocat, écrivain, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, ancien député de la Constituante, nouvellement élu à la toute neuve Convention qui, dans le milieu de la semaine, remplacerait la Législative, et enfin conservateur des Archives nationales. Un notable, quoi ! Et c'était un signe des temps que ce " savant ", dont la place normale eût été dans son lit ou à sa table de travail, se voie contraint d'arpenter les rues de Paris avec une bande de loustics venus d'un peu partout et n'ayant que fort peu de rapports avec lui. Il ne s'efforçait pas moins d'avoir l'air martial et de déployer une autorité digne d'un ci-devant maréchal de France. Ce qui agaçait prodigieusement le soldat Pitou.

Pour se désennuyer et aussi pour lutter contre le sommeil, il sifflotait tout en marchant quand, soudain, il s'arrêta, ce qui fit arrêter les autres :

- Citoyen ! dit-il à son chef, regarde un peu ce qui se passe là-bas !

On était alors rue " Florentin " - ce saint-là ayant disparu comme tous les autres ! A l'angle de l'ex-place Louis-XV, un personnage muni d'un panier était en train d'escalader le réverbère allumé au coin de la rue et de la place en se servant du câble en guise d'échelle.

- Qu'est-ce qu'il peut bien faire? émit le citoyen Camus.

- J'ai idée que c'est un voleur en train de s'introduire dans le garde-meuble national car il a disparu. Et tiens, en voilà un autre qui monte !

- Le garde-meuble? fit un jeune patrouilleur. Tu crois qu'ils veulent voler des meubles? C'est pas facile... surtout avec un panier!

- Innocent que tu es ! dit Pitou, tu ne sais pas que depuis deux ans, après l'abandon de Versailles, on a entreposé là-dedans tous les joyaux de la Couronne? Et ça fait un sacré paquet, crois-moi!

- Oh, tout ça?

- Oui, tout ça! Et j'ai idée que si on n'intervient pas, il ne restera pas grand-chose demain matin. On y va, chef?

- Oui... mais en douceur!... Je vais vous dire comme nous allons pratiquer : on suit la rue du côté opposé en restant bien dans l'ombre des maisons afin de voir s'il y en a d'autres sur la place...

- On peut déjà attraper ceux-là !

- S'il y en a d'autres, ce serait leur donner l'éveil. Allons, qu'on me suive! en file indienne et sans faire de bruit...

On passa, en effet, au large en décrivant un bel arc de cercle dès que l'on eut débouché de la rue sur le grand espace qu'avait occupé, seule, jusqu'au 2 août dernier, la statue équestre du roi Louis XV abattue et envoyée à la fonte. C'était un vaste terre-plein, non pavé, que délimitaient en partant de l'est les futaies des Champs-Elysées mais constituant encore un bois malfamé ; puis la Seine, le Pont-Tournant donnant accès aux jardins des Tuileries et, enfin, les deux palais de quatre-vingt-dix mètres de façade, chacun construit par Gabriel dans les années 1760. L'un abritait l'hôtel de Crillon, l'hôtel de Manereux, l'hôtel Rouillé de l'Étang et l'hôtel de Côislin, et l'autre le garde-meuble. Avant les troubles, l'intendant en était Thierry de la Ville d'Avray, premier valet de chambre de Louis XVI, qui s'y était installé et y ( avait aménagé un petit appartement pour Marie-Antoinette lorsque, à la suite d'une soirée à l'Opéra ou au théâtre, elle passait la nuit à Paris. Essentiellement hospitalier d'ailleurs, la Ville d'Avray y avait accueilli, au retour de Versailles en octobre 89, le comte de La Luzerne, ministre de la Marine, et une partie de ses bureaux [vi].

Mais, pour en revenir à la place, en quelque sorte aux portes de Paris, défendue à l'ouest par de larges fossés munis de balustrades en pierre pour éviter aux promeneurs de tomber dedans, c'était un endroit peu fréquenté le jour et complètement désert la nuit. Aussi la patrouille n'eut-elle aucune peine à constater l'étrange activité qui s'y déroulait. Le réverbère n'était pas le seul moyen d'accès : il y avait aussi, sur la façade, des échelles rejoignant la colonnade. Des hommes montaient ou descendaient. D'autres encore jetaient, du haut de cet étage, des objets que d'autres attrapaient ou ne rattrapaient pas, et qui se brisaient sur les dalles dont Gabriel avait entouré ses bâtiments. Le tout dans l'atmosphère la plus gaie qui soit, ces gens étant ivres pour la plupart...

- C'est à n'y pas croire! souffla Pitou. Il est temps d'arrêter le massacre : on y va !

Me Camus ne répondit pas tout de suite. Il semblait réfléchir profondément et le journaliste réitéra une question qui se voulait entraînante. Quand enfin le " chef " parla, ce fut pour dire :

- Non. Il faut les prendre sur le fait...

- Sur le fait ? Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?

- D'autres témoins. Nous allons prévenir le poste de la rue Royale qui nous ouvrira les portes du garde-meuble...