- Que feriez-vous alors au cas où le roi de Prusse entré dans Paris voudrait introniser Monsieur ?
- Oh c'est tout simple : Son Altesse serait victime d'un attentat où je jouerais le premier rôle. Au fait, où est-il en ce moment? Toujours chez son oncle, le prince-évêque de Trêves, au château de Schônbornlust aux portes de Coblence [iv] ?
- Non. Il y a laissé son jeune frère, le comte d'Artois et s'est installé en ville, au palais Leyenhof qui appartient au prince de Leiningen. Mais il aurait un de ses fidèles auprès du roi de Prusse pour le tenir informé et veiller à ses intérêts...
- Qui?
- Je ne sais pas. Votre ami le baron de Kerpen sait seulement qu'il s'agit d'un gentilhomme récemment arrivé mais dont il ignore le nom, Monsieur ne l'ayant pas encore montré à l'une des fêtes du baron. On sait seulement qu'il est accompagné d'une fort jolie femme... Une bonne raison pour que Mme de Balbi ne souhaite pas qu'on la voie trop dans les entours de Monsieur.
- Elle est aussi à Coblence la belle comtesse ?
- Oui. Elle s'ennuyait par trop à Turin où son poste de dame d'atour l'avait obligée à accompagner Madame venue chercher refuge chez son père. Elle est venue rejoindre " son " prince et c'est elle qui fait la loi de compte à demi avec Mme de Polastron, la maîtresse d'Artois, qu'elle déteste et qui, depuis le départ de son héros à la tête de l'armée des émigrés - dite armée des Princes ! -, joue les égéries de héros, ce qui enrage sa rivale. Difficile, n'est-ce pas, de " tenir son rang " auprès d'un homme cloué dans son fauteuil par la goutte ? Peut-être un peu diplomatique d'ailleurs cet accès...
- Et pourquoi?
- Le duc de Brunswick n'a pas permis à l'armée émigrée de prendre la tête de ses troupes comme elle le souhaitait pour entrer triomphalement en France. Tout ce beau monde est " admis " à suivre les Prussiens et même les Autrichiens qui viennent derrière. Cela donne, paraît-il, une assez jolie pagaille car plusieurs dames, persuadées qu'on les ramenait chez elles, sont avec eux... Monsieur n'a pas envie de s'y mêler.
- Et le prince de Condé ? Il n'y est pas ?
- Condé est un grand chef. Son armée à lui est composée de vrais soldats, entraînés, enseignés, soumis à une discipline. Comme il n'a aucune envie de la mêler à cette pagaille, il préfère attendre les résultats et entrera en France où il lui plaira et quand il lui plaira. Pour l'instant, il reste en Brisgau avec son petit-fils, le jeune duc d'Enghien. Seul, son fils, le duc de Bourbon, a emmené quelques troupes avec lui, contre son avis.
Devaux avait réussi l'exploit de faire son rapport tout en absorbant la quasi-totalité du plateau. Il conclut donc son discours en vidant avec délices sa flûte de vin de Champagne après en avoir miré la robe pâle et pétillante en soupirant :
- Entre les armées qui vont lui tomber dessus et le temps affreux qui s'est installé sur l'Est, je crains beaucoup pour la prochaine récolte !
- C'est grand dommage mais, avec les réserves que nous avons, nous allons essayer de survivre, dit Batz en riant. Puis, pesant un instant sur l'épaule de son secrétaire :
- Allez vous reposer, Michel, vous l'avez bien mérité. Votre ouvrage est, comme d'habitude, sans défauts. A nous maintenant de voir ce qu'il convient de faire pour éviter le malheur qui nous menace.
- Où voyez-vous un malheur? demanda Pitou. Si les Prussiens approchent, le Roi sera libre...
- Ou mort! Grâce à Dieu, les rares serviteurs qu'on lui a laissés sont sûrs et j'espère me donner les moyens de pénétrer au Temple en cas de crise grave. De toute façon, j'ai déjà acheté quelques consciences. Dormez en paix, mes amis, et laissez-moi travailler...
Resté seul, Batz demeura un instant sans bouger, écoutant les bruits de la maison. Quand il n'entendit plus rien, il prit un chandelier et descendit à la cave. La propriété était ancienne et il s'agissait d'un vieux et profond cellier commandé par une porte basse, lourdement armée de fer. De nombreuses bouteilles et quelques tonneaux occupaient la majeure partie de l'espace. Le baron se dirigea vers les tonneaux, en choisit un qu'il tira à lui sans difficulté, dévoilant une porte menant dans la seconde partie de la cave qui n'avait rien à voir avec le vin : il y avait là une presse et tout un matériel d'imprimeur au repos, mais qui avait dû fournir un gros travail si l'on en croyait les piles d'assignats entassés dans deux coffres. Le baron en prit un pour s'assurer de sa qualité. Elle était toujours parfaite et, de ce côté, il ne craignait rien, mais, pour acheter les gens du Temple, il allait lui en falloir beaucoup. On verrait donc à reprendre le travail une nuit prochaine. Ce qu'il ne décidait jamais sans une certaine inquiétude bien que la maison soit assez isolée : le plus proche voisin était un asile pour personnes âgées ou dérangées dirigé par un certain docteur Belhomme. Il venait de chez Batz suffisamment de bruits bizarres pour attirer l'attention d'éventuels promeneurs nocturnes. Si bien cachée que soit la presse, elle faisait un peu de bruit et l'on choisissait surtout les nuits de mauvais temps. Jusqu'à présent tout avait marché de façon satisfaisante et l'on disposait de sommes suffisantes pour gagner un petit personnel impécunieux et des gardes toujours plus ou moins assoiffés. Pour les gros requins il faudrait de l'or. Batz, qui avait le génie de la finance, possédait une assez jolie fortune... en Suisse et aux Pays-Bas, un peu aussi en France à la banque Le Coulteux. Il y avait surtout les deux millions confiés par la banque Saint-Charles de Madrid [v], auxdits Le Coulteux et dont pouvait disposer l'ambassadeur en France, le chevalier d'Ocariz - qui était un ami de Batz -, si la sauvegarde du roi de France l'exigeait. Mais il fallait espérer que l'on n'aurait pas besoin de tout cela sinon pour convaincre Brunswick, lorsqu'il approcherait de Paris, de replacer Louis sur son trône et de calmer les appétits d'éventuels pillards.
Satisfait de son examen, Jean de Batz remonta dans son cabinet, ouvrit une petite armoire prise dans la boiserie, en tira un registre dont il examina les chiffres avant d'en ajouter d'autres. Après quoi, pensant qu'il avait bien mérité quelque repos, il gagna l'étage, hésita un instant devant la porte d'Anne-Laure, constata qu'aucun rai de lumière ne filtrait et pensa qu'elle dormait. De toute façon, il lui en avait dit très suffisamment pour ce jour-là... En revanche, Marie devait l'attendre comme d'habitude et, après avoir frappé légèrement à sa porte, il entra.
La chambre, dont les couleurs jaune et blanc convenaient à la beauté brune de la comédienne, baignait dans la douce lumière d'un bouquet de bougies étagées dans un candélabre posé sur une table-bouillotte. Marie était assise, bras croisés, dans un petit fauteuil devant la fenêtre grande ouverte sur le parc et sur le rideau de pluie qui semblaient la fasciner. Elle ne détourna même pas la tête à l'entrée du baron.
- Vous allez prendre froid, reprocha celui-ci. C'est très mauvais pour la voix cette humidité...
- Je ne chante guère. Même plus pour vous qui n'avez jamais le temps de m'entendre... Et puis j'aime la pluie.
Il tira un fauteuil près du sien et prit sa main qu'il baisa tendrement et garda dans la sienne.
- Vous n'avez jamais eu les goûts de tout le monde, mon ange. C'est un peu pour cela que je vous aime.
- Vous le disiez mieux quand vous étiez mon voisin, rue Ménars, et que vous me permettiez encore de chanter aux Italiens.
- Je le dis comme je le pense, Marie, et c'est parce que je vous aime que je vous ai enlevée en quelque sorte. Il m'était odieux de vous savoir livrée aux jalousies mesquines de vos petites camarades et aux galanteries de vos admirateurs. Surtout ceux d'aujourd'hui, qui ont de moins en moins de ressemblance avec ceux d'hier : un seigneur reste toujours un seigneur, mais un brasseur ou un boucher ne sauraient s'adresser sur le même ton à une femme telle que vous. Pour tout le monde, votre santé fragile vous a conduite dans cette maison qui appartient officiellement à votre frère -directeur des Postes à Beauvais -, et j'en suis infiniment heureux. Cela me permet de veiller sur vous mieux que je ne saurais le faire partout ailleurs, en particulier dans les conditions qui s'annoncent. En acceptant de me suivre, vous m'accordez un esprit libre et un cour plein d'amour mais paisible...
Soudain, Marie se leva et alla fermer la fenêtre.
- Il pleut toujours, vous savez, fit Batz en souriant.
- Je sais, mais vous avez raison, c'est mauvais pour la voix et c'est pour la vôtre que je crains. Vous n'ignorez pas à quel point mon oreille musicale y est sensible et vous en jouez si bien !
Sans répondre il se leva, la rejoignit, la prit dans ses bras et lui donna un baiser si long qu'elle en défaillit un peu. Après quoi il l'enleva, la porta sur le lit et entreprit de lui démontrer, de façon fort convaincante, la chaleur de ses sentiments. Le temps des paroles était passé, venait à présent celui des soupirs...
Pourtant, un moment plus tard, alors que Jean étendu sur le dos s'abandonnait à la douce torpeur qui suit l'amour, Marie demanda soudain :
- Cette jeune dame que vous avez sauvée aujourd'hui... qu'allez-vous en faire?
- Je n'en sais rien, répondit-il sans ouvrir les yeux, mais en attirant Marie contre son épaule.
- Ne m'aviez-vous pas dit que vous comptiez la conduire en Bretagne auprès de sa mère ?
- C'était ma première idée, en effet, mais nous avons affaire à une désespérée. Elle m'a reproché de l'avoir sauvée et n'avait à la bouche que le mot mort ! Il est vrai qu'il y a un peu de quoi quand on a perdu son enfant et que l'on découvre que l'homme aimé n'a pas de plus cher désir que devenir veuf.
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