- Cela je vous le promets ! Ma vie est à vous : faites-en ce que vous voulez...

Il vint à elle et prit ses deux mains froides dans les siennes d'un geste ferme qui scellait le pacte. A ce moment, un violent coup de tonnerre éclata, si proche qu'il semblait venir du toit de la maison et aussitôt un véritable déluge s'abattit sur la propriété. Marie entra en coup de vent :

- Je viens voir si vous avez songé à fermer les fenêtres. On les entend claquer de partout...

Mais Batz regardait toujours Anne-Laure au fond des yeux et celle-ci soutenait ce regard où il lui semblait puiser une force nouvelle. Ni l'un ni l'autre ne parurent faire attention à la jeune femme. Elle allait ressortir quand le baron l'arrêta :

- Emmenez Mme de Pontallec se reposer, Marie. Elle en a grand besoin... Ah, deux questions encore si vous le permettez, madame...

Anne-Laure qui avait déjà pris le bras de la jeune comédienne se retourna :

- Dix, si vous voulez! Je vais mieux...

- J'en suis heureux mais deux suffiront pour l'instant. D'abord, montez-vous à cheval? J'entends : montez-vous bien ?

- Je crois. En Bretagne j'ai beaucoup galopé autour de mon château de Komer en forêt de Paimpont...

- Bien. La seconde : parlez-vous une langue étrangère ?

- J'en parle trois. L'espagnol a fait partie de mon éducation à cause des liens tissés au fil des années entre notre maison d'armement et l'Espagne. L'anglais et l'italien que je dois au cher duc de Nivernais.

- Je n'en espérais pas tant! Je vous souhaite une bonne nuit, madame, ajouta-t-il en s'inclinant...

Quand les deux femmes eurent disparu, Batz alla s'appuyer à la vitre d'une fenêtre. Le ciel à présent déversait des trombes d'eau qui brouillaient le décor extérieur. On n'apercevait même plus les vignes qui bordaient la propriété sur deux côtés. Le baron se demanda si le ciel n'essayait pas de laver tout ce sang répandu dans les rues de Paris, des rues qui devaient ressembler à ce qu'elles étaient en réalité : d'infâmes bourbiers rouges sur lesquels remontait la lie d'un peuple devenu fou. En dépit de son impassibilité apparente, le baron ressentait cruellement la mort horrible de la princesse de Lamballe, cette jolie créature tout en contrastes : pieuse et frivole, douce et entêtée, habitée par son amour pour la Reine si longtemps sacrifié à la Poli-gnac ! Quand le duc d'Orléans avait tenté de se rapprocher de Marie-Antoinette, elle avait montré les crocs comme un petit chien jaloux qui flaire le danger et elle avait tout fait pour empêcher ce qui eût été pour elle la pire catastrophe : elle venait de payer d'effroyable façon son imprudence... Seulement, il y avait un enseignement dans cette mort. Après avoir massacré une si haute dame, les nouveaux maîtres de la rue hésiteraient-ils à exterminer le Roi et les siens ?

Le grincement du portail d'entrée domina le clapotement incessant de l'eau et tira Jean de Batz de son amère méditation. L'instant d'après, la tête d'Ange Pitou se glissait dans l'entrebâillement de la porte :

- C'est Devaux ! dit-il.

- Ah ! Nous allons avoir des nouvelles !

Il courut jusqu'au vestibule et, sans se soucier de gâcher son habit, reçut dans ses bras le jeune homme qui entrait, enveloppé d'un manteau de cheval lourd de pluie.

- Je ne vous espérais pas cette nuit ! s'écria-t-il en aidant le cavalier à s'en défaire. Vous arrivez de Coblence ?

- Oui, et de Verdun où est à présent le roi de Prusse. Le duc de Brunswick a pris la ville sans grande peine tant était forte la terreur soulevée par ses troupes qui, sur leur passage, ont ravagé une bonne partie de la Lorraine. Le mauvais temps qui règne depuis qu'elles ont franchi la frontière les rend enragées. Et cent soixante mille hommes qui vous tombent dessus, cela donne à réfléchir...

- Cela veut dire que la route de Paris est ouverte ?

- Elle devrait l'être si le général Dumouriez, nommé commandant de l'armée du Nord, n'avait quitté Sedan pour se diriger vers l'Argonne. A l'heure qu'il est il doit être arrivé : j'ai échappé de justesse à ses éclaireurs.

- Aïe!... Venez avec moi! Pitou, mon ami, veillez à ce qu'on lui apporte de quoi se restaurer dans mon cabinet. Il doit en avoir besoin.

- Plutôt! fit le jeune homme en riant. Je n'ai autant dire rien mangé depuis vingt-quatre heures tant j'avais peur de ne plus pouvoir passer sans faire un grand détour.

- Rejoignez-nous ensuite, Pitou !

Dans son cabinet de travail, le baron choisit sur les rayonnages d'une armoire une carte géographique qu'il déroula sur son bureau ; il en bloqua un coin avec la lampe, un autre avec le presse-papiers et un troisième avec l'encrier :

- Regardez! Voilà le haut plateau d'Argonne avec ses forêts. C'est la barrière qui défend Paris à l'est. Elle est percée de cinq défilés. Si ceux-ci sont tenus fermement il faut faire un grand détour pour atteindre la route de Paris : soit au nord par Sedan, soit au sud par Bar-le-Duc. Or, Brunswick s'attarde à Verdun...

- Il vient d'y arriver, baron. Il a besoin de souffler...

- Et de laisser à Dumouriez le temps de s'installer aux défilés ?

- Croyez-vous que celui-ci soit bien dangereux? Outre ce qui reste de l'armée royale, il n'a guère que vingt mille hommes mal vêtus, mal armés, mal nourris et pas entraînés du tout. Et puis, sincèrement, vous avez vraiment envie de voir les Prussiens à Paris ?

Le poing de Batz s'abattit sur la table, faisant sauter l'encrier qui cracha quelques gouttes noires.

- Non, mais assez près tout de même pour que la peur retourne le peuple contre Danton, Marat et Robespierre, ces trois misérables qui ont ordonné le massacre de ces jours.

- Le massacre?

- Oui. Depuis hier on assomme, on égorge, on découpe en morceaux la noblesse et le clergé de France arrêtés depuis le 10 août et enfermés dans les prisons. On n'a pas encore touché à la famille royale emprisonnée au Temple, mais cela pourrait venir. Et moi, je veux avant tout arracher mon roi et les siens à ces bourreaux !

- Mais une fois à Paris, ces gens-là seront peut-être difficiles à déloger? remarqua Ange Pitou qui revenait avec un plateau lourdement chargé.

- Dans l'urgence il faut prendre ce que l'on a. D'autre part, Frédéric-Guillaume de Prusse est un brave homme qui n'a aucune envie de régner sur la France ; il sait bien que ses alliés autrichiens ne le lui permettraient pas. Un honnête dédommagement devrait en venir à bout. Quant à Brunswick, c'est un " prince éclairé ", un grand soldat, je l'admets et qui a fait ses preuves, mais il est perdu de dettes!...

- Le malheur, flûta Pitou, est que, d'après certains bruits, il aurait des accointances secrètes avec des membres de l'Assemblée. En outre, j'ai entendu un autre bruit : il travaillerait en sous-main pour l'Angleterre. N'oubliez pas qu'il est le beau-frère du roi George III dont il a épousé la sour, Augusta. Le roi est à moitié fou sans doute mais Pitt, son ministre, ne l'est pas. Notre roi à nous, notre pauvre Louis XVI, il n'en a cure. Bien au contraire : il ne lui a jamais pardonné d'avoir aidé les Insurgents d'Amérique à se débarrasser de l'Angleterre...

- ... en revanche, continua Batz, il verrait très bien une nouvelle monarchie instaurée en France avec Brunswick sur le trône. Je sais tout cela. Et aussi qu'il songe à l'avenir en mariant le prince de Galles à la fille de Brunswick... Encore une fois, ce que je veux c'est sauver le Roi et voir Danton, Marat, Robespierre et toute leur clique pendus aux arbres des Champs-Elysées. Ensuite on arrivera bien à se débarrasser des Prussiens...

- Il y a quelqu'un que vous oubliez, fit Devaux en cessant de forcer les dernières défenses d'un superbe pâté de volaille...

- J'oublie rarement quelqu'un. Surtout celui-là ! vous voulez parler de Monsieur?

- Eh oui ! Mgr le comte de Provence, frère du Roi... qui a réussi à obtenir de Frédéric-Guillaume qu'il le reconnaisse Régent de France. Il est même venu le voir, à Longwy, après la prise de la ville, dans cette intention...

- Ce n'est pas une nouvelle. Depuis la fuite man-quée du Roi il se pose en sauveur de la monarchie française. Il a même constitué un gouvernement en exil. Il est le pire ennemi de son frère qui le sait bien d'ailleurs, et mieux encore la Reine, qui l'a surnommé " Caïn ". Je suis loin de mésestimer son intelligence perverse. Il est capable de tout pour s'adjuger enfin ce trône de France qu'il guigne depuis l'adolescence. Il n'a reculé devant rien : ni les attentats discrets contre le Roi ou ses fils, ni la dénonciation au Parlement des enfants royaux comme bâtards, ni même... un avis discret, informant des amis qu'il s'est ménagés à l'Assemblée, concernant la fuite imminente de la famille royale et le chemin qu'elle devait prendre. Ce qui lui a permis, à lui, de partir tranquillement. Il a aussi réussi un coup de maître : se faire remettre par le marquis de Bouille, qui devait protéger le voyage royal, le million que Louis XVI lui avait confié afin d'assurer ses activités futures à Montmédy où il voulait se retirer et revenir ensuite sur sa capitale rebelle ! Oh non, je ne l'oublie pas celui-là ! Mais il ne me gêne pas encore. Ce serait différent s'il arrivait malheur à Louis XVI. Le petit Dauphin aurait tout à redouter de ce bon oncle et moi je saurais alors qui est le premier de mes ennemis !

Les deux hommes avaient écouté le baron résumer une personnalité que Michel Devaux - qui était en réalité le secrétaire de Batz et son meilleur agent - connaissait bien mais dont Pitou ignorait les détails. Il s'effara :

- Vous êtes certain de tout cela?

- Je pourrais vous en dire bien davantage, mon ami.