- Et vous n'avez rien fait ?
- J'ai couru après lui, figurez-vous, pour le supplier de ne pas me laisser seule, de m'emmener... Que vous fallait-il de plus ? Que je me traîne derrière le fiacre en pleurant?... J'ai pleuré, oui, assise sur une des bornes du portail, seule dans cette rue où il n'y avait plus âme qui vive. A la fin je suis rentrée pour attendre le retour de nos gens. Mais personne n'est venu...
- ... sinon, au matin, les municipaux prévenus qu'une fidèle amie de la Reine se cachait dans un hôtel désert. Prévenus par qui, selon vous ?
Elle releva sur lui un regard effrayé :
- Encore lui... vous croyez?
- J'en suis sûr ! Moi aussi j'ai des relations dans bien des cercles. Malheureusement, quand je l'ai su vous étiez déjà à la Force. Il est difficile de suivre la trace de quelqu'un au milieu d'une ville en révolution. Mais quand vous avez vu que personne ne revenait, pourquoi n'êtes-vous pas allée chercher refuge à l'hôtel de Nivernais? Si étrange que cela paraisse, les quartiers de la rive gauche étaient fort calmes tandis que l'on massacrait puis que l'on fes- toyait aux Tuileries en s'y saoulant sur les cadavres des malheureux Suisses avec le vin des caves du Roi...
- Oh, j'y ai pensé, mais j'ignorais ce que vous me dites et, en outre, je ne savais pas si le duc avait pu rentrer chez lui. Je l'avais aperçu parmi ceux qui escortaient la famille royale se rendant à l'Assemblée. Que pouvais-je faire d'autre qu'attendre? Je n'avais même plus un liard pour aller prendre une diligence et rentrer au moins en Bretagne.
- Comment cela ? Vous n'aviez plus d'argent ?
- Ni argent ni bijoux... Si j'ai été assez bien traitée en prison, c'est grâce à Mme de Tourzel et à Mme de Lamballe auprès de qui j'ai vécu.
A cet instant, les affreuses images enregistrées dans sa mémoire remontèrent d'un seul coup et elle éclata en sanglots...
- Pauvre... pauvre femme!... Qu'avait-elle fait pour mériter cette horreur?...
Mais le baron ne lui permit pas de se noyer à nouveau dans le vertige de mort généré par l'affreuse réminiscence. Il posa une main sur l'une des épaules secouées de spasmes et ses doigts se firent durs pour obliger Anne-Laure à revenir à la réalité :
- Oubliez cela et répondez-moi! ordonna-t-il. Pourquoi n'aviez-vous plus rien? Qui vous avait volée?... Aucun hôtel n'a été pillé ce jour-là.
Elle gémit :
- Vous me faites mal...
- Je veux une réponse. Qui vous a volée? Est-ce... lui encore?
Elle ne répondit pas mais ses sanglots redoublèrent et, la pression de son épaule s'étant desserrée, elle se laissa aller à demi étendue sur le petit canapé, cachant son visage dans un coussin.
Jean de Batz la laissa pleurer un moment pensant que cette débâcle de larmes allait vider l'abcès. Une colère mêlée de pitié l'envahissait devant l'ouvre de destruction d'un homme dont l'égoïsme était la seule religion. Quel gâchis, mon Dieu, et, à ce gâchis, était-il encore possible de porter remède? Était-il encore possible d'offrir une raison de vivre à cet être de dix-neuf ans mené avec une froide cruauté aux limites du désespoir ? Il ne croyait pas le mal si grand. Pourtant, il fallait continuer d'y porter le fer :
- Et c'est pour ça que vous vouliez mourir?... Je veux dire : pour ce genre d'homme? Tenez, buvez cela!
Se redressant à demi, elle vit qu'il lui tendait un petit verre plein d'une liqueur verte à reflets dorés :
- Qu'est-ce?
- Un élixir que font les Chartreux. Buvez ! Vous vous sentirez mieux!
Elle obéit machinalement, surprise par le goût à la fois fort et doux de ce sirop piquant aux suaves odeurs de plantes. Et, en effet, elle se sentit un peu mieux. Un coup de vent s'était engouffré dans la pièce, éteignant plusieurs chandelles que le baron ralluma après avoir fermé la fenêtre :
- Nous allons avoir de l'orage, constata-t-il en revenant vers la jeune femme auprès de laquelle il s'assit. Vous ne m'avez pas répondu : c'est pour lui que vous vouliez mourir?
- Pas uniquement. J'ai toujours su, je crois, que Josse ne m'aimait pas, mais après la... le départ de notre petite fille, j'ai voulu revenir vers lui en dépit de ce que m'a dit Jaouen et que je n'ai pas cru. Ma place normale était auprès de mon époux; j'espérais qu'avec les temps difficiles il se rapprocherait de moi. Je n'avais plus que lui d'ailleurs. Et puis... il y a eu tout ce que vous savez... et que je devinais confusément... Son départ et ce que j'ai découvert ensuite m'ont... convaincue de ce que j'étais et serais toujours pour lui : une étrangère. Je souffrais déjà tellement de la perte de mon enfant. Cela m'a achevée... La prison m'a laissé espérer que j'en finirais bientôt et que je pourrais rejoindre enfin Céline...
- Une forme de suicide en quelque sorte ? Vous n'êtes pas chrétienne ?
- J'ai été baptisée, j'ai fait ma première communion, mais je n'ai jamais été assidue aux autels et...
- Et ce n'est pas d'une importance extrême pour vous, n'est-ce pas?... A présent, regardez-moi et répondez-moi franchement : après ce que vous avez vu de la mort ce tantôt, vous voulez toujours mourir ?
- Je n'ai plus une seule raison de souhaiter continuer à vivre. Voilà pourquoi je pense que vous auriez dû sauver quelqu'un d'autre...
- Et la vengeance ? Ce n'est pas une raison de vivre? Vous n'avez pas envie de faire payer à Pontallec ce qu'il vous a fait ?
Elle haussa les épaules avec un petit rire sans gaieté :
- Il sera toujours le plus fort ! Soyez assuré que si je tentais quoi que ce soit contre lui ce serait encore lui qui gagnerait...
- Ainsi, il vous est indifférent qu'il jouisse de votre fortune avec une autre après vous en avoir dépouillée ?
- Ma seule fortune réelle est sous une dalle dans la chapelle de Komer...
Batz eut un geste d'impatience. Pour cet homme d'action, une acceptation aussi totale d'un destin misérable avait quelque chose de monstrueux. Pour cette jeune créature - plutôt jolie même si elle ne semblait pas s'en soucier -, la férule d'un maître était-elle indispensable ?
- Et les autres? reprit-il? Est-ce qu'ils comptent pour vous ?
- Les autres ? Quels autres ?... Pendant les quelques jours passés en prison je me suis prise d'amitié pour mes compagnes de geôle. Et vous avez vu ? La princesse de Lamballe mise en pièces et sans doute qu'à l'heure actuelle Mme de Tourzel en a subi autant...
- Non. Pauline est libre et sa mère va l'être... Ce qui ne veut pas dire qu'elles vivront longtemps. La pire forme de révolution est sur nous et nous sommes tous des morts en sursis, mais, au moins si nous tombons ce sera en combattant. Il me paraît stupide de se donner à soi-même une mort qui ne demande qu'à nous prendre. Vous voulez mourir? Soit, j'y consens mais pas comme un mouton à l'abattoir !
- Que puis-je faire alors ?
- Je vous le dirai en temps utile. Car vous pouvez servir peut-être à préserver d'autres vies. Tenez, je vous propose un marché !
- Un... marché ? fit-elle avec un dédain méfiant.
- Le mot vous choque ? Disons un pacte si vous préférez. Donnez-moi votre parole de ne pas attenter vous-même à vos jours et je vous fournirai l'occasion de mourir noblement.
- Comment l'entendez-vous ?
- Oh, c'est simple. Je vous ai sauvée aujourd'hui ?
- Oui.
- Partons de ce principe que j'ai des droits sur votre vie. Depuis que le Roi et sa famille sont captifs au Temple, un combat sans merci s'est engagé entre leurs bourreaux et moi, mais pour ce combat j'ai besoin d'aide. Alors, cette vie dont vous ne voulez plus, laissez-moi en faire quelque chose.
La belle voix grave avait à présent des sonorités de bronze tandis que le froid visage s'animait des feux intérieurs de la passion.
- Qu'en ferez-vous ? demanda Anne-Laure.
- Une arme efficace. Vous êtes courageuse et c'est le principal. Pour le reste il faudra obéir à tout ce que j'ordonnerai, aller où je vous dirai d'aller, rencontrer telle ou telle personne...
- Rencontrer dans quelles conditions ?
Pour la première fois, elle revit le sourire - séduisant d'ailleurs! -qu'il avait eu pour elle quand elle descendait l'escalier :
- Rassurez-vous! Je ne vous demanderai jamais rien qui puisse offenser votre pudeur.
Certes, vous aurez à séduire, mais quelle femme digne de ce nom ignore le jeu savant de la coquetterie qui permet de tout laisser espérer sans jamais rien accorder...
- Moi ! affirma-t-elle avec un joli air de dignité qu'il trouva attendrissant.
- C'est peut-être pour cela que votre époux vous a traitée en quantité négligeable avant de vous déclarer indésirable ? Vous êtes jeune et charmante et vous pourriez être de ces femmes sur lesquelles les petits ramoneurs se retournent dans la rue avec un sifflement admiratif...
- Vous croyez? souffla-t-elle en ouvrant de grands yeux.
- J'en suis certain si vous suivez les leçons que Marie vous donnera. Alors, acceptez-vous ce que je vous propose? Vous cesserez d'être une ombre pour avoir une existence, dangereuse souvent, passionnante presque toujours, amusante parfois...
- Avec la mort au bout du chemin?
- Au bout du chemin ou en chemin, qui peut savoir? De toute façon, vous serez toujours prête à la recevoir, n'est-ce pas ?
- Oui. Toujours!... Et elle ajouta tandis que son visage perdait son expression douloureuse pour une sérénité nouvelle et presque souriante : Dans ces conditions, j'accepte ! Je ne mourrai que lorsque vous l'ordonnerez... ou lorsque l'occasion s'en présentera...
- Mais vous ne la chercherez pas ? fit-il soudain sévère. Entendons-nous bien ! Vous devrez avoir à cour, avant tout, la réussite des missions qui vous seront confiées. Trop d'intérêts reposeront peut-être sur vous !
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