- Est-ce que... vous n'aimez pas la vie?
- Non... et j'espérais bien la perdre aujourd'hui...
- Même dans de si horribles conditions ?
- Même... Ce n'était, après tout, qu'un très mauvais moment à passer... Cela doit vous paraître étrange, ajouta-t-elle avec l'ombre d'un sourire, à vous qui êtes jeune, belle, aimée sans doute, maîtresse de cette jolie demeure...
- Cette maison n'est pas la mienne mais celle d'un ami. C'est lui, en outre, qui vous a arrachée, avec l'aide d'un autre ami, à cette mort qui vous attirait tant...
- Cet ami, qui est-il?
- Il vous le dira lui-même tout à l'heure... Pour l'instant venez prendre un peu de repos. Vous devez avoir envie aussi de faire un peu de toilette ? Tout est prêt pour vous là-haut. Ensuite nous sou-perons...
- Me direz-vous seulement où je suis ?
- Près du village de Charonne dans un pavillon bâti jadis par le Régent, à l'extrémité du parc de son château de Bagnolet... Mais venez ! Vous aurez tout le temps de faire connaissance avec les autres...
La rescapée se laissa emmener à travers une maison qui lui parut pleine de soleil et de fleurs. Les fenêtres ouvraient sur un jardin au-delà duquel on découvrait une campagne verte et paisible, avec de beaux arbres et des chants d'oiseaux. Tout respirait ici le calme et la sérénité. On pouvait s'y croire sur une autre planète alors que le monstrueux Paris assoiffé de sang et bouillonnant de haine était si proche. C'était à n'y pas croire!...
- Vous voilà chez vous, dit la jeune femme en ouvrant la porte d'une chambre tendue de toile de Jouy. Les fenêtres donnaient sur la verdure d'un tilleul dont les branches semblaient vouloir pénétrer à l'intérieur.
- A côté il y a un cabinet de toilette où l'on est en train de vous préparer un bain. Je ne vous propose pas de femme de chambre : les miennes sont absentes mais je peux vous aider...
- Ne prenez pas cette peine. En prison, on apprend à se servir soi-même...
- Je m'en doute... Ah, dans cette armoire, ajouta-t-elle en ouvrant un grand placard, vous trouverez tout ce qu'il faut pour vous habiller. Nous avons à peu près la même taille, je crois...
- Mais c'est que... je suis en grand deuil comme vous le voyez et tout ceci est si clair, si gai...
- Choisissez du blanc. Il est aussi de deuil si l'on n'y ajoute aucune couleur...
- C'est vrai, je l'avais oublié... Merci, merci beaucoup...
- Vous pouvez m'appeler Marie, dit la jeune femme en s'éclipsant avec un dernier sourire.
Restée seule, Anne-Laure tourna un instant dans cette chambre qui lui rappelait un peu la sienne, redressant une fleur, touchant un coussin. Dans la pièce voisine, elle entendait le bruit de l'eau et celui de brocs entrechoqués. Quand elle n'entendit plus rien, elle s'y rendit; il y avait là une baignoire de cuivre habillée d'un drap blanc et pleine d'une eau que l'on avait dû parfumer car elle sentait délicieusement bon. Il y avait aussi du savon, des éponges et de grandes serviettes douces. C'était irrésistible, même pour quelqu'un que la vie n'intéressait plus...
Prise d'une hâte soudaine, Anne-Laure s'éplucha plus qu'elle ne se débarrassa de ses vêtements et entra dans l'eau divinement tiède où elle s'étendit avec un soupir de soulagement. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait goûté pareil délice!...
Cependant, par crainte de s'endormir, elle ne prolongea pas son bain, se récura soigneusement, brossant même ses pieds et ses mains, lavant ses longs cheveux qu'elle tordit et noua dans une serviette en forme de turban. Ensuite elle se sécha, frotta longuement sa chevelure pour enlever le plus possible d'humidité. Le démêlage fut plus difficile parce qu'elle bouclait naturellement. Ayant fait de son mieux, elle les attacha avec un ruban qui semblait n'attendre que cela, passa du linge frais, des bas blancs et choisit celle des robes qui lui parut la plus simple : une légère toile blanche sans broderies avec un grand fichu de mousseline. Puis, se jugeant convenable après un coup d'oil au miroir placé au-dessus d'une petite commode, elle alla s'asseoir dans un fauteuil disposé près de la fenêtre, n'osant s'aventurer seule dans cette maison inconnue.
Elle n'attendit pas longtemps : une dizaine de minutes au plus avant que l'on ne " gratte " à sa porte et que celle-ci s'ouvre sous la main de Marie qui sourit devant la transformation de la nouvelle venue :
- Dieu que vous êtes fraîche et jeune! On ne l'aurait pas cru tout à l'heure. Puis-je demander votre âge?
- J'ai dix-neuf ans. Et vous ?
- Oh moi je suis une vieille : j'en ai vingt-cinq... Elle dit cela avec tant de bonne humeur qu'Anne-
Laure ne put s'empêcher de sourire à cette charmante femme.
- Ce n'est pas si vieux... et vous ne les faites pas du tout !
- Venez à présent. C'est l'heure du souper et l'on nous attend.
Se tenant par la main, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers le bel escalier de pierre à balustres qui s'envolait du vestibule central, et ce fut quand elle commença à le descendre qu'Anne-Laure vit, attendant debout au bas des marches, un homme dont la silhouette lui rappela si fort celle de Josse qu'elle eut un mouvement de recul; mais les cheveux bruns, simplement noués sur la nuque par un ruban noir, n'appartenaient pas à son époux et pas davantage les yeux noisette qui la regardaient descendre. L'illusion venait de l'élégance parfaite du frac noir bien coupé, porté sur des épaules solides, et du port altier de la tête. Elle n'en restait pas moins fascinante : à mesure qu'elle descendait, Anne-Laure distinguait mieux les traits accusés, le nez légèrement busqué et la longue bouche mince dont un pli d'ironie relevait légèrement la commissure ; c'était le regard qui la fascinait. Peut-être à cause de sa petite flamme moqueuse?
- Quel changement! apprécia-t-il gentiment. Vous êtes trop jeune, décidément, pour les couleurs du malheur, ma chère...
En entendant cette voix, Anne-Laure tressaillit. C'était celle du garde national de tout à l'heure...
celle aussi - le souvenir lui en revenait brusquement ! - du porteur d'eau de Saint-Sulpice. Cette constatation la laissa muette. Pourtant, comme l'inconnu montait vers elle pour lui offrir la main et l'aider à descendre les derniers degrés, elle murmura :
- Ce sont pourtant les seules que je veuille encore porter... mais vous avez tout à l'heure risqué votre vie pour moi, monsieur, et je dois vous en remercier...
- Vous ne semblez guère en avoir envie?
- Ne me croyez pas ingrate et soyez sûr que le merci vient du fond du cour. Cependant j'aimerais savoir quel nom je dois lui donner ?
Il s'écarta d'elle de quelques pas sans quitter son regard. Un bref sourire à belles dents blanches et le gentilhomme s'inclinait pour un profond salut :
- C'est trop naturel ! Je suis le baron de Batz. Infiniment heureux de vous souhaiter la bienvenue dans sa maison...
CHAPITRE V
UN PACTE...
Ce qui suivit n'avait pas l'air d'appartenir à la réalité.
Anne-Laure se retrouvait à souper dans une agréable salle dont les rideaux de lampas à grosses fleurs encadraient harmonieusement la douceur d'un jardin au crépuscule embaumant le tilleul et le chèvrefeuille, au milieu d'une atmosphère sereine et en compagnie de gens élégants, aimables et courtois. Alors qu'à si peu de distance une ville en folie assommait et égorgeait les malheureux entassés dans ses prisons depuis le sac des Tuileries, ici tout n'était qu'ordre et beauté...
Autour de la table ronde servie par l'un des deux valets - un colosse qui répondait au nom de Biret-Tissot -, trois personnes entouraient la rescapée. Le maître de maison d'abord : ainsi qu'il l'avait annoncé, il se nommait Jean de Batz d'Armanthieu, âgé de vingt-sept ans et appartenant à une ancienne et noble famille d'Armagnac. Il était du même sang que ce d'Artagnan quasi légendaire qui avait commandé les mousquetaires du Roi et, au contraire de ce que pensait son invitée, il n'était pas marié. Encore fut-ce " Marie " qui le lui apprit, car visiblement Batz n'aimait pas que l'on parle de lui. Il dévia très vite la conversation pour présenter une compagne à laquelle il montrait tendresse et respect. Elle était actrice aux Italiens et se nommait Marie Buret-Grandmaison, dite Babin Grandmai-son, et sa voix, son talent lui avaient valu une certaine notoriété. Sa discrétion et une noblesse naturelle la différenciaient de tout ce que Mme de Pontallec avait pu entendre des femmes de théâtre, chanteuses ou comédiennes qui semblaient prendre à tâche de se faire remarquer d'une manière ou d'une autre.
- J'espère, dit-elle après une toute légère hésitation, que vous ne vous sentez pas désobligée en portant la robe d'une comédienne ?
- Pourquoi le serais-je, mon Dieu ?
- Vous êtes une grande dame. Ce serait assez naturel.
- Je ne me suis jamais sentie grande dame et moins encore aujourd'hui où il paraît que l'on est criminel en naissant noble. Vous, vous êtes une artiste et vous ne devez votre renom qu'à vous-même. C'est beaucoup mieux...
- Voilà un langage inattendu, Madame la marquise, s'écria le troisième personnage. Seriez-vous républicaine ?
Celui-là - c'était l'autre garde national de tout à l'heure - possédait le visage le plus gai qui soit avec son nez retroussé, sa grande bouche dont le sourire était l'expression habituelle avec, sous des cheveux châtains qui bouclaient naturellement, des yeux bleus pétillants de malice. Il portait avec beaucoup de naturel le nom céleste d'Ange Pitou et, quand il n'assurait pas son service - très réel - de garde national à la section du Louvre, il était journaliste collaborant assidûment au Journal de la Cour et de la Ville ainsi qu'au Courrier extraordinaire, que dirigeait de main de maître son ami Duplain de Sainte-Albine, ancien libraire lyonnais installé au faubourg Saint-Germain qui, après avoir été hostile au Roi, était devenu farouchement contre-révolutionnaire. Cette double appartenance avait permis au jeune Pitou - il était âgé de vingt-cinq ans - d'être le témoin passionné de presque tous les événements importants des derniers mois. Il dégageait une telle sympathie qu'Anne-Laure ne put s'empêcher de lui sourire.
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