- On va tous nous massacrer, remarqua-t-elle. Constatation paisible qui fit évanouir aussitôt une jeune et jolie femme proche d'elle, l'épouse du premier valet de chambre du Roi, qui se nommait Mme de Septeuil. Mme de Tourzel se hâta de lui porter secours. Elle en terminait juste quand on vint chercher Mme de Lamballe...

La princesse devint aussi blanche que son fichu et tourna vers ses compagnes ses beaux yeux bleus que la terreur agrandissait :

- Priez pour moi!... Et que Dieu vous garde! cria-t-elle tandis que les deux préposés empoignaient ses membres fragiles.

- Mon Dieu ! murmura Mme de Tourzel, faites qu'ils aient pitié !

En fait, elle n'y croyait pas. Comme sa fille, comme Anne-Laure, elle savait que Mme de Lam-balle était considérée comme la " conseillère " de la Reine et donc vouée à l'exécration publique. La douceur, le charme et la beauté de la pauvre femme désarmeraient-ils le " tribunal " ? Mme de Tourzel était trop réaliste pour en douter et sa dernière compagne pensait comme elle sans le dire. Quelques minutes plus tard, en effet, l'énorme clameur qui se fit entendre au-dehors leur donna raison : on était en train de massacrer la princesse. D'un même mouvement, elles se signèrent. Quelqu'un, alors, s'approcha de Mme de Tourzel et murmura :

- Tenez-vous tranquille ! Votre fille est sauve !

Une extraordinaire expression de bonheur irradia le visage sévère de la gouvernante des Enfants de France, mais Anne-Laure n'eut pas le temps de s'en réjouir. Son tour était venu. Les deux huissiers du tribunal qui, sans doute pour entretenir leur courage, puaient la vinasse à plein nez, voulurent s'emparer d'elle. La jeune femme se dégagea sans trop de peine parce qu'ils étaient ivres :

- Lâchez-moi ! Je peux marcher seule ! Contentez-vous de m'accompagner!

- Pas... pas question! fit l'un d'eux. Les mijaurées, on sait... hic... les traiter! C'est... hic!... pour toi comme pour les autres! Allez!... On y va!

Il fallut bien en passer par là car les deux poivrots eurent aussitôt du renfort ; ce fut remorquée par quatre braillards plus ou moins avinés qu'Anne-Laure franchit la porte basse et pénétra dans le greffe. Elle remarqua avec horreur cinq hommes aux bras nus et tachés de sang qui, armés de lourdes bûches, se tenaient plaqués contre le mur extérieur de la prison. Elle se sentit pâlir. Souhaiter mourir est une chose, mais le visage de la mort pouvait être terrifiant...

La salle était pleine de monde et il y faisait étouffant. Derrière une longue table siégeaient une dizaine d'hommes de mauvaise mine : un " président ", huit " assesseurs " et un accusateur siégeaient là. Devant eux des gobelets de vin et des reliefs de repas. Les oreilles bourdonnantes, le cour soulevé de dégoût, la ci-devant marquise de Pontallec réussit par un miracle de volonté à se tenir debout et droite en face de ces gens qui se voulaient des juges. Un semblant de procédure commença. On lui fit décliner ses noms, âge et qualités, son adresse aussi, puis l'interrogatoire proprement dit commença :

- Vous avez été dénoncée comme amie " particulière " de l'Autrichienne ! Qu'avez-vous à dire à cela ? demanda le président qui montrait quelques teintes d'éducation.

Anne-Laure n'avait qu'une envie, c'est qu'on la tue très vite ; pourtant, elle ne voulait pas que l'on applique n'importe quelle étiquette sur son cadavre.

- Qu'entendez-vous par " particulière " ? L'homme eut un gros rire et toute la rangée s'esclaffa :

- Vous êtes jeune mais pas idiote, j'imagine ! Et vous savez bien ce que je veux dire ? Une amie avec laquelle on couche !

- Quelle horreur!

Le cri était parti tout seul. Blanche jusqu'aux lèvres à présent mais ses yeux noirs lançant des éclairs, la jeune femme repoussait l'ignoble accusation avec dégoût :

- Quel homme êtes-vous pour oser m'insulter de la sorte! Ne voyez-vous pas le deuil que je porte? Cela devrait vous inciter à un peu de respect!

- Qui est mort ? Votre mari ?

- Non... mon enfant! Ma petite fille de deux ans...

Comme chaque fois qu'elle évoquait Céline, sa gorge se noua sur un sanglot. Sa voix trembla, laissant entendre cette note de vraie souffrance que les plus obtus peuvent comprendre. Un silence se fit dans la salle ; l'accusateur comprit si bien que cette femme était en train de gagner sa liberté qu'il se lança à l'assaut :

- Tout ça c'est des histoires ! Une comédie bien montée pour vous attendrir, citoyens! N'importe qui peut se mettre en noir et faire semblant de pleurer... La question est de savoir si, oui ou non, cette femme est une amie de l'Autrichienne? Un point c'est tout !

On offrait à ces gens une occasion de repousser le bon sentiment qui leur venait; ils s'en emparèrent avec joie puisqu'ils étaient là pour tuer. Le président se carra dans son fauteuil :

- Répondez!

Sachant bien qu'elle jouait sa vie sur un mot, Anne-Laure n'hésita même pas. Avec un dédain souverain, elle toisa cette meute d'égorgeurs et d'assommeurs qui hurlait autour d'elle :

- Oui, lança-t-elle fermement. Une amie pleine de respect et de dévouement!

- Jusqu'où le respect, jusqu'où le dévouement ?

- Jusqu'aux limites qui sont celles de la noblesse et de la fidélité : le sang versé... la mort!

Comme un sauvage chour antique, la foule répercuta le mot avec une violence croissante :

- La mort!... la mort!...

Dans la foule quelqu'un entonna le " Ça ira ! " et le chant féroce emplit la salle, enveloppant la mince jeune femme en noir comme les flammes d'un bûcher :

" Ah ça ira, ça ira, ça ira

Les aristocrates à la lanterne

Ah ça ira, ça ira, ça ira

Les aristocrates on les pendra... "

II fallut attendre que le tumulte cesse pour que le président pût clamer d'une voix de stentor :

- Qu'on l'élargisse !

Anne-Laure l'ignorait, mais ces mots équivalaient à la sentence fatale. Elle le devina cependant au grondement joyeux qui les accueillit. A nouveau, ceux qui l'avaient amenée voulurent s'emparer d'elle, à nouveau elle les repoussa :

- Je saurai mourir sans vous ! dit-elle avant de se retourner pour marcher vers les bourreaux, s'efforçant de masquer les battements affolés de son cour. "Céline... Céline, où es-tu?" appelait son esprit. " Je viens à toi ma chérie !... Aide-moi ! "

Elle allait franchir le seuil quand deux gardes nationaux s'emparèrent d'elle, la soulevant littéralement, et foncèrent vers la sortie en criant :

- D'ordre du citoyen Manuel, on conduit cette femme à la Commune.

Anne-Laure se sentit emportée comme par un vent furieux et se retrouva face à ce qui lui parut une multitude vomie par l'enfer. A nouveau l'un de ses deux gardes hurla :

- Ordre du procureur Manuel! On doit conduire cette femme à la Commune !

Surpris par cette soudaine clameur, les assom-meurs ajustèrent mal leurs coups. Ceux-ci épargnèrent Anne-Laure et réussirent tout juste à faire tomber l'un des bicornes d'uniforme et à aplatir l'autre dont le propriétaire protesta :

- Bougre d'abruti ! Tu peux pas faire attention ?

- Mais, grogna le tape-dur, on a entendu crier " la mort " et aussi " qu'on l'élargisse ! "

- T'as dû mal comprendre ! En tout cas c'était pas " qu'on l'aplatisse! " Mon bicorne est fichu...

Ce qui fit rire mais, pendant que le garde donnait quelques explications complémentaires sans trop s'occuper de la prisonnière, celle-ci poussait un cri d'horreur et s'évanouissait en découvrant l'insoutenable spectacle qu'offrait l'étroite ruelle.

Contre le mur d'une maison de la rue des Ballets, il y avait un tas de vêtements et, contre un autre mur, les corps nus et sanglants de leurs propriétaires. Le massacre, en effet, s'organisait avec une sorte d'affreux mécanisme : le prisonnier " élargi " tombait sous les bûches des " travailleurs ", après quoi les " déblayeurs " le tiraient inconscient jusqu'au caniveau, le dépouillaient de ses bijoux et de ses effets, puis regorgeaient avant de le jeter sur la pile qui grandissait. Mais le pire était ce qui était arrivé à la pauvre princesse de Lamballe : devant la prison, des mégères se disputaient ses vêtements cependant que son joli corps était exposé sur la borne au coin des rues des Ballets et du Roi-de-Sicile. Un homme lui sciait le cou avec un simple couteau, un autre lui ouvrait la poitrine pour en arracher le cour et un troisième découpait sa toison blonde. Le tout au milieu des clameurs obscènes d'une foule que l'odeur du sang ramenait aux pires instincts. Comprenant que le danger grandissait, l'un des gardes nationaux brandit sous le nez des " assommeurs " un document dont un large cachet de cire rouge était le plus bel ornement et qui impressionna suffisamment pour qu'ils laissent aller le groupe. D'ailleurs, ils ne savaient pas lire !

Traînant la jeune femme inerte plus qu'ils ne l'emportèrent, les soldats gagnèrent en courant la rue Saint-Antoine où ils la jetèrent dans un fiacre qui attendait là. Il était temps : un instant plus tard il eût été impossible de franchir la rue des Ballets, en raison de l'ignoble cortège qui se formait autour des piques portant le cour et la tête charmante de la pauvre princesse dont les longs cheveux blonds pendaient. Suivait le corps mutilé, traîné par les jambes, le dos contre le sol, le ventre ouvert laissant échapper les intestins. Tout ce beau monde voulait aller au Temple montrer à l'Autrichienne comme le bon peuple traitait sa " conseillère "...

- Va vers l'Hôtel de Ville! cria l'un des deux hommes au cocher. Ils vont prendre la rue du Temple et, s'ils nous voient remonter vers la Bastille, ils risquent de nous courir après. Et il y a trop de monde dehors pour prendre le galop sans risques...