- Quelle joie de vous revoir, ma chère ! lui dit Mme de Lamballe comme si elle était une amie de longue date. Comme vous pouvez le voir, nous avons rendu cette chambre moins mauvaise que les autres et nous sommes heureuses de pouvoir la partager avec vous.

Le moins mauvais venait de ce que le soleil entrait par la fenêtre plus grande et moins grillagée que les autres. Il séchait les quelques pièces de lingerie étendues sur une ficelle qui allait d'un barreau à une chaise. Ces dames les avaient lavées à la cuvette commune. Il y avait aussi des lits de camp et quelques sièges rustiques. En outre, depuis le Temple, la Reine avait pu envoyer à ses amies les quelques objets personnels qu'on leur avait permis d'emporter. Mme Hanère pourvoyait au reste, encouragée peut-être par l'or que le vieux duc de Penthièvre, attaché par des liens paternels à sa charmante belle-fille et fort inquiet de son sort, avait pu faire passer de son château normand. Quand on se souvenait de Versailles et même des Tuileries, tout cela était misérable, mais ces femmes à l'âme bien trempée savaient se plier à ce qu'elles appelaient la volonté divine. Elles occupaient leur temps en priant, en évoquant les souvenirs du bel autrefois et en travaillant à des ouvrages de broderie qui étaient dans leurs affaires.

Anne-Laure s'intégra sans peine à ce petit groupe. Pour la douce et fidèle Lamballe, la bienveillance marquée par sa reine à cette quasi-inconnue suffisait pour qu'elle l'aimât ; quant aux dames de Tourzel, elles avaient pu mesurer son courage. Avec un certain étonnement, elle se découvrit une faculté d'adaptation qu'elle ne se connaissait pas et, au contact de ses compagnes, elle prit tout naturellement ce grand ton de cour que nul - Josse moins encore que quiconque ! - n'avait pris la peine de lui inculquer et qui se révélait une sorte d'armure protectrice. Hélas, cette réconfortante intimité, cet îlot chaleureux au milieu d'un océan de désastres, ne dura guère. Tout autour d'elles, la tempête faisait rage, encore amplifiée par la chute de Longwy aux mains des Prussiens, après un siège d'une douzaine d'heures. Une pure formalité ! La Commune et le peuple hurlèrent à la trahison, les meneurs, Danton, Robespierre et Marat, faisaient arrêter sans désemparer tout ce qui semblait un tant soit peu suspect. Les prisons regorgeaient au point qu'on en créait d'autres : ainsi les quelques Suisses ayant échappé par miracle au massacre des Tuileries étaient enfermés dans les caves du Palais-Bourbon. A la Force, il y avait tant de monde que certains couchaient dans la cour où les " dames " avaient eu, pendant quelques jours, la permission de se promener. Depuis le 10 août, on avait installé, sur la place de Grève et au détriment de quelques serviteurs du Roi, la fameuse machine à décapiter qui n'avait jamais été l'ouvre du Dr Guillotin. C'était celle d'un facteur de clavecins nommé Tobias Schmidt et son inauguration, en quelque sorte, avait eu lieu quatre mois plus tôt, le 15 avril 1792, pour l'exécution d'un voleur nommé Jacques Pelletier... Et, malheureusement, ce spectacle d'un nouveau genre attirait beaucoup de monde. Même si on le jugeait un peu expéditif !

Quoi qu'il en soit, le mois d'août s'acheva...

Au soir du 2 septembre, un nouveau vacarme emplit la prison. Par Hardy, on sut que la Commune avait ordonné de faire sortir de la Force les prisonniers pour dettes, les filles publiques et les femmes de chambre de la Reine, Mmes Bazire, Thibauld, de Saint-Brice et de Navarre. Les quatre prisonnières s'en réjouirent : se pourrait-il que les monstres s'humanisent et qu'il y ait encore un peu d'espoir de continuer à vivre ? A l'exception d'Anne-Laure qui n'en disait rien d'ailleurs, ce séjour en prison avec toutes ses misères donnait plus de prix à la simple vie de tous les jours. Même la princesse de Lamballe, cependant craintive et angoissée, n'avait plus de crises nerveuses et se portait mieux que jamais. Cette espérance ne dura guère qu'une soirée...

Dans la nuit, alors que l'on venait seulement de s'endormir après avoir dit la prière du soir, on entendit tirer les verrous et un homme entra : un inconnu assez bien vêtu et de figure plutôt aimable qui, après avoir esquissé un salut, s'approcha du lit de Pauline en lui disant :

- Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et suivez-moi...

La réaction de la mère fut immédiate :

- Que voulez-vous faire de ma fille? s'écria-t-elle avec angoisse.

- Cela ne vous regarde pas, madame. Qu'elle se lève et me suive !

En un instant, les deux autres femmes furent debout. Anne-Laure s'approcha de la marquise pour la soutenir, mais déjà celle-ci reprenait son empire sur elle-même. Seule sa voix brisée trahit son désarroi :

- Obéissez, Pauline! dit-elle. J'espère que le Ciel vous protégera...

L'homme alors se retira dans un coin et tourna le dos tandis que l'on aidait la jeune fille, au comble de l'effroi, à s'habiller. Après quoi, elle alla baiser la main de sa mère avant de laisser l'inconnu lui prendre le bras pour l'entraîner tandis que Mme de Tourzel se laissait tomber à genoux pour prier et pleurer.

- Qui peut bien être cet homme? demanda Mme de Lamballe à voix basse. Nous ne l'avons jamais vu ici.

- Cependant, il me semble qu'il ne m'est pas inconnu, répondit Anne-Laure. Quant à savoir où je l'ai vu... Peut-être aux Tuileries? La seule chose qui peut apporter un peu de réconfort est qu'il ne ressemble en rien à ces furieux qui ont jalonné notre chemin jusqu'ici...

- J'espère que vous avez raison et qu'il y a là un signe d'espoir... De toute façon, qui peut en vouloir à une enfant de seize ans ? Reprenez courage, ma chère amie, ajouta Mme de Lamballe en se penchant sur Mme de Tourzel qui ne voulait rien entendre.

- Ah, ma chère princesse, murmura-t-elle enfin avec une profonde douleur, vous n'êtes pas mère. Ce que j'espère à présent, si ma Pauline doit mourir, c'est la faveur de la rejoindre bientôt!...

- Il se peut que vous soyez exaucée plus vite que vous ne pensez, soupira Mme de Pontallec. J'ai le pressentiment que le jour qui va venir ne sera pas bon...

- Alors il faut nous mettre en paix avec Dieu ! s'écria Mme de Lamballe, et lui demander pardon de nos fautes.

Et elle commença à réciter le " Miserere "...

Le reste de la nuit se passa en prières auxquelles Anne-Laure s'associa de bon cour. Le plus beau cadeau que pouvait lui faire le Ciel n'était-il pas de permettre que tout fût fini rapidement?

Elle crut bien que l'instant était venu quand, à six heures du matin, le geôlier tout effaré entra, suivi de six hommes armés de fusils, de sabres et de pistolets qui fouillèrent un peu partout, vinrent regarder les trois femmes sous le nez avant de repartir sans rien emporter mais en grommelant des injures. Il n'y en eut qu'un qui ne dit pas un mot mais, sortant le dernier, il regarda Mme de Lamballe avec insistance, puis leva les yeux et les mains au ciel.

- Inutile de pleurer davantage, ma chère Tourzel! dit celle-ci. Nous allons mourir, cela ne fait plus aucun doute pour moi. Songeons seulement à rassembler notre courage et à finir dignement!

Le bruit sinistre et déjà trop connu d'une foule qui s'assemble et gronde se leva presque aussitôt. En montant sur le lit de Mme de Lamballe, on pouvait atteindre celle des deux fenêtres qui donnait sur la rue. Anne-Laure aperçut un attroupement considérable, hérissé de piques et de sabres. Elle vit aussi, dans la maison d'en face, un homme qui la couchait en joue. La balle fracassa le carreau, mais l'instinct de conservation l'avait déjà fait sauter à terre.

- Vous avez raison, princesse, dit-elle avec un sourire qui donna aux deux autres une haute idée de son courage. Je crois vraiment que nous allons mourir...

Et elle s'efforça de faire une toilette plus soignée encore que de coutume, imitée en cela par ses deux compagnes...

La porte se rouvrit vers onze heures sur une petite armée. Elle venait chercher Mme de Lamballe mais ses deux compagnes refusèrent de la quitter. On ne se fit d'ailleurs pas prier pour les emmener parce que l'on prit ensuite la décision de rassembler toutes les prisonnières dans la grande cour où elles rejoignirent les hommes. Il y avait là des gens à bonnets rouges, à mine féroce, qui regardaient les prisonniers sous le nez en agitant des couteaux. Il y avait parmi eux quelques personnages plus acceptables, dont la présence semblait contenir les premiers comme des dogues au bout d'une laisse. A l'un de ceux-là, Mme de Lamballe demanda :

- Ne pourrions-nous avoir un peu de pain et un peu de vin ? Nous n'avons rien pris depuis hier et je me sens faible tout à coup...

Quelqu'un ricana :

- Tu t' sentiras plus faible encore tout à l'heure quand on t'aura jugée ! Parce que t'es là pour ça, figure-toi !

- Je n'ai rien à me reprocher. Je n'ai donc rien à craindre d'un jugement...

L'autre lui brandissait déjà son poing sous le nez quand un homme à la mine sévère, tout vêtu de noir, s'interposa :

- Ça suffit, citoyen ! Elle n'est pas encore jugée. Personne ne doit molester les prisonniers avant le tribunal !

La princesse eut un morceau de pain et un gobelet de vin qu'elle partagea avec ses deux compagnes. Anne-Laure voulut refuser mais, observant ce qui se passait, elle finit par accepter comme elle aurait accueilli tout ce qui parviendrait à relever son courage car elle admettait volontiers qu'il allait lui en falloir. D'après ce qu'elle comprit, le " tribunal " siégeait au greffe de la prison. A des intervalles de cinq à sept minutes, deux hommes, aussi affreux et vigoureux que pouvaient l'être des valets de bourreau, venaient s'emparer d'un prisonnier : ils l'attrapaient chacun sous un bras pour le traîner avec le maximum de brutalité vers la porte basse et noire qui conduisait au greffe et à la sortie de la Force. Mais jamais on n'en ramenait aucun. En outre, il était difficile de croire qu'on les libérait ensuite car, selon les mêmes laps de temps, se faisaient entendre les rugissements féroces de la foule qui battait les murs de la prison et qui, parfois, couvraient à peine des cris d'agonie...