Ce fut devant cette entrée que l'on fit descendre la ci-devant marquise de Pontallec, mais elle n'eut droit qu'à un bref regard sur la mine rébarbative de l'endroit, les murs gris aux énormes chaînages de pierre, aux petites fenêtres sales défendues par d'épais barreaux. Tenant sans doute à faire montre de zèle, ses gardiens, qui jusque-là s'étaient montrés convenables, l'empoignèrent chacun par un bras et la précipitèrent sous le linteau surmonté d'une imposte grillée. Derrière, il y avait un couloir avec deux guichets successifs. Le premier ouvrait sur le corps de garde et le second sur les bureaux du greffe d'où l'on passait sur une petite cour partagée en deux, sur lesquelles donnaient d'abord les fenêtres dudit greffe et ensuite le logement du concierge. A partir de là, les bâtiments bas de l'entrée faisaient place à des murs très élevés percés de petites fenêtres grillées. Au-delà, une grande cour plantée d'arbres où l'on accédait à la Petite Force qui n'était pas plus avenante. C'est là que l'on conduisit Anne-Laure après qu'un fonctionnaire hargneux l'eut inscrite sur le livre d'écrou en l'insultant copieusement. Il lui fallut subir les plaisanteries graveleuses du corps de garde. Elle éprouva un réel soulagement quand, parvenue à destination, on la remit à une femme d'une quarantaine d'années, d'aspect sévère mais polie et convenablement vêtue, qui l'accueillit d'un simple signe de tête et la conduisit vers sa " chambre ", un cachot du rez-de-chaussée, mal éclairé par une sorte de lucarne grillée et haut placée, meublé d'un vieux matelas de paille, d'un escabeau, d'une cuvette et d'un seau de toilette.
- Vous ne resterez pas seule longtemps, dit cette femme qui s'appelait Mme Hanère. Depuis hier on nous amène du monde. Surtout chez les hommes bien sûr, mais les femmes vont arriver...
- Qui a-t-on arrêté jusqu'ici ?
- Des gens des Tuileries naturellement, quelques serviteurs comme Weber, le frère de lait de la... de Marie-Antoinette. Des officiers aussi comme le commandant des Tuileries ou des gardes du corps du comte de Provence...
- Mais celui-ci est parti depuis longtemps! Il n'avait plus besoin de gardes.
- Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a sûrement des amis à vous dans tout ce qui nous arrive.
- Je n'allais jamais aux Tuileries. Sauf hier. J'y connaissais fort peu de monde...
- Vous êtes pourtant accusée d'être une grande amie...
- De la Reine ? C'est tout juste si elle savait qui j'étais, mais je lui suis tout de même dévouée depuis qu'elle connaît le malheur...
- Vous avez pitié d'elle ?
- Oui, parce qu'elle tremble pour ses enfants...
- Vous en avez ? vous êtes bien jeune pourtant.
- J'avais une petite fille, je l'ai perdue il y a un mois...
- C'est pour ça que vous êtes en deuil ? Pardonnez-moi si je vous ai paru indiscrète. Moi aussi j'ai une fille et... si vous avez besoin de quelque chose, ajouta-t-elle très vite, faites-le-moi demander par Hardy, le guichetier. C'est un brave homme. Il ne vous tourmentera pas.
- Je vous préviens : je n'ai pas d'argent. On m'a pris tout ce que j'avais... mais je n'ai besoin de rien.
Le regard pensif de Mme Hanère s'attarda sur cette toute jeune femme qui semblait revenue de tout. Sa voix se fit plus douce :
- En prison on a toujours besoin de quelque chose. Une femme surtout... Je reviendrai vous voir.
Elle allait sortir quand Anne-Laure la retint :
- S'il vous plaît, madame, sauriez-vous me dire si le duc de Nivernais est ici ?
- Non, il n'y est pas mais cela ne veut pas dire qu'il n'y viendra pas. En outre, d'autres prisons se remplissent : l'Abbaye, les Carmes, etc. Mais je croyais que vous ne connaissiez personne ?
- C'est mon seul ami et c'est aussi un vieil homme.
- J'essaierai de savoir...
Il y eut le cliquetis des clefs et des verrous puis plus rien. Anne-Laure qui souhaitait avant tout le silence, se retrouva dans une semi-obscurité - le soleil ne pénétrait pas dans sa cellule - où dominait une odeur de moisi et habitée par tous les échos, non seulement d'une prison où les braillements du corps de garde et les bruyantes allées et venues devaient s'entendre depuis la défunte Bastille, mais encore de la rue Saint-Antoine voisine où il semblait que se déroulât une perpétuelle bacchanale. Quand on ne hurlait pas l'affreux " Ça ira! " on criait des menaces de mort contre la famille royale, le duc de Brunswick et les prisonniers que l'on ne cessait d'amener. Le tout mêlé à des acclamations vibrantes à l'adresse de Danton, Marat et Robespierre, devenus les hommes d'une situation que l'on espérait bien voir se prolonger indéfiniment.
La prisonnière s'efforçait de ne rien entendre, de dormir le plus possible. N'ayant jamais été fort pieuse, elle l'était moins encore depuis la mort de Céline et ne priait guère sinon pas du tout. Elle attendait seulement que sa porte s'ouvrît et que l'on vînt la chercher pour la conduire vers quelque échafaud. Ce serait un moment horrible sans doute, mais ensuite, quelle délivrance !
La porte s'ouvrit enfin, le dixième jour, pour livrer passage à une dame si digne et si fière qu'elle faillit lui demander ce qu'elle faisait là : c'était la marquise de Tourzel qui venait partager sa captivité et qui ne cacha pas sa surprise en la reconnaissant :
- Madame de Pontallec? Mais comment êtes-vous arrivée ici ? Ma fille Pauline m'a dit vous avoir vue vous jeter dans la Seine et probablement vous y noyer puisque l'on n'a plus rien su de vous. Madame Royale qui vous a prise en amitié était en peine et vous réclamait...
- Ce que vous me dites est infiniment doux à entendre, madame, et vous me voyez désolée d'avoir ajouté sans le vouloir à ses tourments. J'ai pu m'enfuir en effet parce que je sais nager depuis l'enfance, mais cela ne m'a servi de rien. Le matin suivant j'ai été arrêtée chez moi, rue de Bellechasse, comme amie de la Reine.
- Cela n'a pas de sens ! l'amitié de Sa Majesté était trop fraîche pour atteindre la renommée! Il est vrai que le marquis était des fidèles!... L'a-t-on pris, lui aussi ?
Anne-Laure, gênée, détourna les yeux :
- J'espère que non. Il est parti rejoindre Mgr le comte de Provence qui l'a fait appeler...
- Ah!
Comprenant que sa jeune compagne n'avait pas envie d'en dire davantage, la gouvernante des Enfants de France n'insista pas. Un silence passa, qu'Anne-Laure rompit pour mieux abandonner le sujet :
- Mais vous-même, madame, et mademoiselle Pauline ?
- Après votre plongeon, ma fille et Mme de Tarente ont été conduites au district des Capucines pour être interrogées. Là, le courage de la princesse leur a valu d'être relâchées et elles sont allées passer la nuit chez la duchesse de La Vallière, grand-mère de Mme de Tarente. Le lendemain, Pauline, accompagnée de son frère, a réussi à me rejoindre aux Feuillants où, dans cette première prison de la famille royale, j'étais malade d'inquiétude à son sujet. Le surlendemain, 13 août, nous étions autorisées avec Mme de Lamballe à accompagner nos chers souverains au Temple où on les a enfermés. Pour la première nuit, on nous a tous entassés dans l'appartement de l'archiviste de l'ordre de Malte, M. Barthélémy. Pauline a couché dans la cuisine auprès de Madame Elisabeth. Et nous sommes restées là jusqu'à la nuit dernière, assumant de notre mieux notre service auprès de Leurs Majestés.
- Et la nuit dernière, qu'est-il arrivé ?
- Vers minuit, nous avons entendu frapper. A travers la porte de notre chambre on nous a signifié, de la part de la Commune de Paris, l'ordre d'enlever du Temple la princesse de Lamballe, ma fille et moi. Je vous laisse à penser ce que purent être nos adieux à la famille royale. Aucun lien du sang ne pourrait nous faire plus proches ! Ensuite, on nous a fait sortir du Temple par un souterrain éclairé aux flambeaux et monter dans un fiacre qui nous a conduites à l'Hôtel de Ville. Pendant des heures nous avons attendu puis comparu sur une sorte d'estrade et devant une foule pour un interrogatoire... grotesque, à la suite duquel nous avons été menées ici... et séparées ! Séparées, comprenez-vous ? C'est là le plus affreux ! Ma fille, si jeune, jetée au fond d'un cachot comme celui-ci, aux prises avec les monstres qui tiennent Paris... Oh, c'est trop... c'est trop!
Et cette femme si fière, si hautaine, qui semblait dépourvue de toute possibilité de plier, se laissa tomber sur un coin du grabat d'Anne-Laure. Elle éclata en sanglots désespérés, si violents que sa compagne ne tenta rien pour les apaiser, devinant confusément que ce brutal relâchement des nerfs et d'une volonté tendue trop longtemps ferait du bien à cette pauvre mère. Elle se contenta d'aller s'asseoir près d'elle et d'attendre.
Mme de Tourzel pleurait encore quand Hardy, le geôlier, entra, trimballant une nouvelle paillasse qu'il déposa dans un coin. Après quoi, il vint se planter devant la femme en larmes.
- Faut pas pleurer comme ça ! dit-il. C'est pour vot' fille que vous vous faites du souci, mais elle est pas si mal que ça : elle est dans le cabinet juste audessus de vous... et je lui ai prêté mon petit chien pour qu'elle ne soit pas trop seule.
Anne-Laure vit alors ce qu'elle n'aurait jamais cru possible. La gouvernante des Enfants de France prit la grosse main rude de cet homme et la baisa comme elle aurait fait de celle d'un évêque. Ensuite ses larmes cessèrent et elle se sentit mieux. Surtout quand ce brave homme, vraiment compatissant, apprit aux prisonnières qu'elles allaient avoir la visite de Manuel, le procureur de la Commune.
- Vous n'aurez qu'à lui demander de vous réunir à votre fille, conseilla-t-il.
Et, de fait, après la visite du personnage, Mme de Pontallec se retrouva seule, mais pour peu de temps : la prison s'emplissait et il n'était plus possible d'attribuer une cellule à chaque prisonnier ou prisonnière. Les femmes de chambre de la Reine étaient toutes entassées dans une même pièce; Mme de Tourzel et Pauline avaient rejoint la princesse de Lamballe qui avait un logis un peu meilleur que les autres et, vers la fin du mois d'août, Anne-Laure, assez confuse et d'autant plus gênée que la chaleur qui écrasait Paris depuis des semaines ne cédait pas, y fut conduite à son tour. Elle craignait aussi de regretter une solitude où elle pouvait cultiver ses idées noires tout à loisir; pourtant l'accueil qu'elle reçut des trois femmes lui réchauffa le cour.
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