- Rue de Bellechasse, Madame la princesse. Il faut que je traverse la Seine...

Tout en parlant, elles étaient descendues sur le bord du fleuve, mais elles n'eurent guère le temps d'en dire davantage. Des cris éclatèrent derrière elles, menaces de mort et injures mêlées. Une troupe hirsute dégringolait en brandissant des sabres et des piques. En même temps, d'autres énergumènes accouraient en sens inverse cependant que le parapet, au-dessus d'elles, se couvrait de fusils qui les couchèrent en joue :

- Cette fois nous sommes perdues ! gémit Pauline. Je ne reverrai jamais ma bonne mère !

- Il reste encore une issue, s'écria Anne-Laure pour dominer le tumulte. Faites comme moi !

Et, sans hésiter, elle se jeta à l'eau.

- Je ne peux pas ! cria Mme de Tarente. Je ne sais pas nager...

- Aucune importance! Je vous aiderai, répondit la jeune femme qui reparut à la surface pour faire entendre les derniers mots : Et puis mieux vaut périr noyée que massacrée...

Pauline tenta de la suivre mais il était déjà trop tard. Les deux troupes s'étaient rejointes et les femmes prisonnières. Elle entendit alors Mme de Tarente qui recommençait à parlementer. Cela détourna l'attention de sa personne et elle gagna l'abri des piles du pont Royal. Non pour s'y accrocher mais pour se donner le temps d'évaluer le chemin qui lui serait le plus facile... Depuis qu'elle était entrée dans l'eau elle se sentait revivre. C'était si bon cette fraîcheur après l'écrasante chaleur qui régnait au château et même dans les jardins ! En outre, elle était fille et petite-fille de corsaires malouins, et nageait depuis l'enfance dans une mer autrement difficile que ce fleuve paresseux. Le traverser ne présentait aucune difficulté sinon celle d'être gênée par le poids de ses jupons alourdis. S'agrippant d'une main à un anneau d'amarrage, elle entreprit de s'en défaire, puis vêtue de sa seule robe qui était déjà d'un poids suffisant, elle décida de traverser le fleuve suivant l'ombre projetée par le pont.

Ce fut l'affaire de quelques minutes. En arrivant de l'autre côté, elle dut reprendre souffle avant de se hisser sur la berge : il y avait longtemps qu'elle n'avait nagé et le chagrin avait usé une partie de ses forces.

Le calme de la rive gauche était étonnant. Alors que les Tuileries se changeaient en pandémonium crachant le feu, la fumée, le fracas des meubles brisés ou jetés par les fenêtres, les cris de douleur et de haine, par toutes leurs ouvertures, le quai d'en face était désert. En cherchant un coin pour aborder, Anne-Laure découvrit même un pêcheur à la ligne. Pensant qu'il valait peut-être mieux l'éviter, elle allait se laisser glisser un peu plus bas, mais il se levait, calait sa ligne entre deux pavés et venait vers elle. Il lui tendit la main, d'où elle jugea que ses intentions étaient plutôt pacifiques. C'était un vieil homme dont la barbe blanche se fendait d'un bon sourire :

- Vous nagez bien, dites donc! C'est pas très courant chez les gens d'en face !

- C'est que je suis bretonne et je ne fais pas vraiment partie des gens d'en face comme vous dites. Vous croyez que je peux sortir de l'eau ?

- J'allais vous en prier. Allez, v'nez vous reposer un peu près d' moi ! J'ai là d' quoi vous réconforter, ajouta-t-il en sortant de l'eau une bouteille qu'il y avait mise à rafraîchir au bout d'une ficelle.

Avec reconnaissance, elle se laissa tomber auprès de lui dans une flaque de soleil et accepta le gobelet de vin de Suresnes qu'il lui tendait. Elle le vida d'un trait, le rendit et empoigna à pleines mains sa robe de légère soie noire pour la tordre. Elle avait un peu l'impression de rêver. C'était tellement invraisemblable, ce vieil homme qui péchait tranquillement à deux pas d'un carnage. Elle le lui dit:

- Ça vous étonne que je ne sois pas là-bas, avec ces fous criminels à hurler à la mort comme des loups malades ? Mais je n'ai rien de commun avec eux, moi. Et si vous alliez dans d'autres quartiers de Paris vous verriez qu'y a des tas d'gens qui vaquent à leurs occupations et que l'affaire des Tuileries n'intéresse pas plus que moi.

Le pêcheur haussa des épaules encore solides sous la blouse paysanne en toile bleue qu'il portait avec un vieux chapeau de paille.

- Mais ça intéresse qui alors ?

- Dans Paris? L' faubourg Saint-Antoine et le Saint-Marceau surtout, qui sont les plus agités depuis l'affaire de la Bastille. Et puis bien sûr les Jacobins qui n'ont jamais eu qu'une idée, c'est de se débarrasser de ce pauvre Louis XVI qui est pourtant bien brave. Seulement, faut y ajouter les sacrés foutus Marseillais, les gars du Nord et ceux qu'on appelle les Allobroges qui traînent après eux toute une racaille. En dehors de ça, tous les Parisiens sont pas là, tant s'en faut ! La seule chose qui me tourmente c'est ce qu'ils vont bien pouvoir faire du Roi et d' ses petiots. Un si bon homme ! De si beaux petits !

Il en parlait comme s'ils étaient de sa famille.

- Vous les connaissez? demanda Anne-Laure qui, à présent, tordait ses cheveux et les étalait pour les faire sécher, le grand bonnet de mousseline étant resté dans la Seine.

- Pour sûr. Ils sont venus souvent voir, à Versailles quand je travaillais au grand potager que jadis M. de la Quintinie avait si bellement installé. Je m'occupais des espaliers. Fallait voir les petits mordre dans mes abricots ! Et le Roi donnait pas sa part au chat ! Qu'est-ce qu'il peut être gourmand le cher homme !

- Et vous habitez toujours Versailles ?

- Oh non ! J'aurais trop de peine ! Cette grande carcasse vide ! J'ai un petit bien à Vaugirard et j'y vis tranquille avec mes souvenirs; quand il fait beau, j' viens pêcher ici parce que le coin est bon... sauf quand des jolies dames viennent y faire trempette.

- Oh pardon! s'écria Anne-Laure. Je vous ai dérangé !

- C'est rien ! J'avais bien un peu de distraction, depuis c' matin. Et, au fait, où est-ce que vous alliez comme ça en prenant le chemin de l'eau?...

- Chez moi. J'habite rue de Bellechasse... J'espère y retrouver mon mari...

- Ah !... eh bien, si ça va mieux, allez vite ! C'est pas loin, et c'est tranquille! Mais si vous aviez besoin d'aide vous m'trouverez toujours ici quand il fait beau, ou chez moi. C'est tout au bout d' la grand-rue à Vaugirard. Un petit clos avec des vignes et j' m'appelle Honoré Guillery... Mes voisins m' disent " Compère Guillery " à cause de la chanson.

La jeune femme se leva et spontanément tendit la main à ce vieil homme si chaleureux. Il lui avait fait beaucoup plus de bien encore qu'il ne le croyait.

- Merci !... Merci beaucoup, Monsieur Guillery ! Moi, je suis...

- Ne le dites pas ! J' veux pas le savoir. Quand on ne sait pas ça évite de mentir. Mais si vous voulez un conseil, vous devriez partir! C'est pas fait pour les petites jeunes dames des arias comme ça, ajouta-t-il en désignant le château qui disparaissait presque sous une épaisse fumée. Et, malheureusement, ça n' fait que commencer, j'en ai bien peur ! Alors mettez-vous à l'abri !

- C'est ce que je vais essayer de faire... Encore merci !

Un peu réconfortée, à la fois par le vin de Suresnes, la sympathie de l'ancien jardinier et même le bain forcé qui l'avait rafraîchie, Anne-Laure ramassa sa longue jupe encore humide et, sans se soucier de ses cheveux qui dansaient sur son dos, elle prit sa course vers la rue de Bellechasse. La distance n'était pas longue, pourtant elle était hors d'haleine en arrivant à destination et sentait la fatigue d'une nuit blanche suivie de deux exercices violents.

En entrant dans la cour elle ne vit personne, ni dans la loge du gardien ni près des écuries dont les portes, ouvertes en grand, montraient qu'elles étaient vides. L'hôtel aussi semblait désert : ni Sylvain, ni la cuisinière, ni même Bina ne répondirent à son appel. Peut-être étaient-ils allés tous vers ce spectacle inhabituel d'un palais livré au saccage ? Étreinte cependant d'une vague angoisse, elle parcourut toutes les pièces du rez-de-chaussée, descendit aux cuisines, remonta au premier, passant dans toutes les chambres en évitant la sienne. Le tout était parfaitement en ordre, donc aucune attaque n'avait fait fuir les habitants. Ce fut seulement en atteignant l'appartement de son époux qu'elle trouva quelqu'un : Josse en personne, déjà vêtu d'habits de voyage, en train d'achever de remplir un sac.

En le voyant, elle laissa échapper un soupir de soulagement en s'appuyant contre la porte refermée.

- Dieu soit loué vous êtes là!... Vous avez dû m'entendre ? Pourquoi ne m'avoir pas répondu ?

- Je n'ai pas le temps, ma chère! Je suis pressé... très pressé même!

- Vous partez? Où allez-vous?

- Je ne puis vous le dire... oh, après tout, c'est sans importance pour vous : je vais rejoindre le comte de Provence qui m'appelle !

- Le frère du Roi ? D'où vient qu'il ait tellement besoin de vous ?

- Nous sommes liés depuis longtemps déjà ! En outre, c'est le seul de la famille capable de restaurer la monarchie qui vient de s'écrouler sous nos yeux. Cela dit, je suis heureux de voir que vous avez pu vous échapper du château...

- Pas grâce à vous, en tout cas ! Pourquoi être parti sans moi ? Je vous ai cherché mais l'on m'a dit que vous aviez... fui.

- C'était la seule chose intelligente. Rien de plus stupide que de se faire tuer pour une coquille vide. Quant à vous, je n'ai pas eu le temps de courir après vous. Ce que j'ai pu apprendre m'a très vite fait comprendre où était mon devoir...

- Et... à présent, vous émigrez? Si pressé que vous soyez, vous me donnerez bien le temps de me changer et de prendre quelques affaires ?

Il lui jeta un regard rapide :