Pensant que Josse s'était peut-être attardé à cause d'une mission particulière ou d'un ordre de dernière minute, elle resta là et regarda longtemps s'éloigner le cortège, de plus en plus petit, de plus en plus fragile au milieu de la foule énorme, houleuse et menaçante qui le pressait de toutes parts. Une foule qui se refermait comme la mer derrière le sillage d'un bateau et qui isolait le palais et ceux qui y demeuraient.

Une soudaine et proche canonnade fit reculer loin des fenêtres les sept ou huit femmes qui s'y accrochaient comme à un dernier espoir. Seule Pauline de Tourzel tenait à rester encore, mais Mme de Tarente la tira vigoureusement en arrière.

- Vous voulez vous faire tuer ? Songez que vous m'êtes confiée et que votre mère...

- Tant que je l'aperçois, il me semble qu'elle est toujours auprès de moi.

- Votre mère est à l'abri maintenant et il nous faut songer à en faire autant. C'est sur nous que l'on tire...

Les fenêtres brisées, les carreaux pulvérisés faisaient un vacarme épouvantable et lui donnaient raison.

- Nous ne pouvons pas rester plus longtemps dans l'appartement du Roi, reprit la princesse. C'est le côté le plus exposé. Descendons dans celui de la Reine, au rez-de-chaussée. Nous fermerons les volets et nous allumerons toutes les chandelles afin que la surprise des agresseurs, en voyant tant de lumières, nous donne le temps de parlementer.

- Je vous rejoins, dit Anne-Laure. Auparavant il faut que je trouve M. de Pontallec pour lui dire où je suis... Il pourrait être en peine.

Tout en parlant, elle se précipita dans la chambre du Roi et entendit à peine ce qu'on lui répondit :

- Hâtez-vous ! Dans peu de temps le palais sera envahi.

Il résonnait, en effet, des combats qui s'y déroulaient, des coups de feu et les cris des blessés. On tirait aussi dans la chambre royale, mais il n'y avait aux fenêtres que deux jeunes gens. L'un, grand et vigoureux avec un visage frais, clair et arrondi avec les cheveux courts; l'autre plus petit, brun, nerveux, une figure à la fois arrogante et moqueuse. Tous deux armés de fusils tiraient alternativement, l'un rechargeant pendant que l'autre lâchait son coup de feu. Ils étaient là comme à une fête où ils s'amusaient. Le plus petit chantait une chanson qui n'avait rien d'un air de cour :

A la ferme des Margoulettes, Là oùsqu'y a les six peupliers C'te nuit la fête s'ra complète Écoute le chat-huant chanter...

II reposait son arme pour y remettre de la poudre et des balles. Anne-Laure s'approcha de lui, se souvenant d'ailleurs de l'avoir vu, dans la nuit, causer assez longuement avec Josse :

- Je vous demande excuses, Monsieur. Je suis la marquise de Pontallec et il me semble...

Il lui sourit, salua avec grâce comme dans un salon :

- Chevalier Athanase de Charette de la Contrie. A votre service. Que puis-je pour vous, Madame ?

- Me dire si vous avez vu mon époux. Je le cherche...

Soudain, le sourire s'effaça. Le jeune homme se détourna, visa, tira et reposa son arme, puis sans regarder la jeune femme, il lâcha :

- Cela fait un moment qu'il est parti, gronda-t-il, et vous auriez dû en faire autant. Il tient à la vie, lui ! Suivez son exemple.

La colère, le mépris qui grondaient dans la voix de Charette la firent rougir cependant que l'autre tireur intervenait :

- Ayez un peu pitié, mon ami ! C'est sa femme...

- Ce n'est pas le jour de porter des masques, La Rochejaquelein. Celui de Pontallec est tombé : nous savons tous deux que c'est un lâche. Autant que sa femme le sache!... Pardonnez-moi, ajouta-t-il en regardant celle qu'il venait de frapper si durement, mais je dis toujours ce que je pense ! Et je pense que vous n'avez pas de chance, Madame !

- Parti? Mais enfin c'est impossible! Nul ne peut plus quitter le palais ! Par où serait-il passé ?

- Par la galerie du bord de l'eau et par l'escalier de Catherine de Médicis. Lui et deux ou trois autres ont jeté des planches sur la brèche qui existe encore entre la galerie et le château. Si cela peut vous consoler il n'a pas été le seul à lâcher pied.

Soudain, la porte se rouvrit sous la main de Pauline de Tourzel revenue sur ses pas pour chercher Anne-Laure qu'elle entraîna presque de force :

- Que faites-vous donc? Venez! Vous allez vous faire tuer !

Anne-Laure était trop troublée pour lui résister. Elle avait envie de pleurer, mais ne savait trop si c'était de la honte suscitée par le mépris du gentilhomme ou de la douleur d'être ainsi abandonnée par Josse. Il s'était enfui sans se soucier d'elle, sans chercher à l'emmener. Elle ravala cependant ses larmes, elle se devait de montrer autant de courage que les autres femmes.

On se précipita vers le grand escalier que l'on quitta juste au moment où la haute porte donnant sur la cour du Carrousel cédait en dépit des efforts de ceux qui s'y arc-boutaient. Avec un cri, les deux jeunes femmes forcèrent leur course et, un instant plus tard, elles rejoignaient les autres dames occupées à fermer les contrevents et à allumer toutes les bougies dans le cabinet de la Reine. Ce qui augmenta considérablement la chaleur déjà forte. Mme de Septeuil s'évanouit. On la mit sur un canapé, on lui fit respirer des sels, mais le vacarme se rapprochait. Dans l'antichambre encore gardée par deux Suisses, des hurlements atroces éclataient avec le vacarme des armes. On se battait tout près, là, derrière les belles portes de bois peint et doré...

- Cette fois c'est fini. Nous allons toutes périr, gémit une voix plaintive à laquelle fit écho le bruit de deux genoux tombant sur le parquet.

- Ce n'est pas le moment de s'agenouiller! gronda Mme de Tarente.

L'instant suivant, le vantail éclatait littéralement et une horde puant la sueur et le vin, un affreux mélange d'hommes et de femmes à moitié ivres, s'engouffra, brandissant des sabres dégouttant de sang.

Comme l'avait espéré la princesse, la surprise de trouver ces femmes, jolies et élégantes pour la plupart, au milieu de ce salon illuminé comme pour une fête, les pétrifia. Les lumières reflétées par les hautes glaces leur composaient une auréole magique qui calma net leur fureur. Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, l'une de ces femmes, Mme de Ginestous, se jetât à genoux devant celui qui paraissait le chef en s'écriant :

- Grâce !... Pardon !... Ne me faites pas de mal ! Le charme fut rompu. Une voix éraillée brailla :

- C'est les putains d' l'Autrichienne! Faut les pendre.

- On a le temps, fit l'homme dont la malheureuse étreignait les genoux en dépit des efforts de Mme de Tarente pour la relever.

- N'y prenez pas garde, s'il vous plaît, Monsieur. Cette dame a perdu la tête à la suite d'une grande douleur. Prenez-la sous votre protection. Elle ne mérite pas votre colère...

L'homme, un grand blond d'une quarantaine d'années, portant les épaulettes d'officier et pourvu d'un accent alsacien prononcé et qui ne manquait pas d'une certaine allure, considéra la princesse :

- Qui êtes-vous ?

- Mme de Tarente, dame d'honneur de la Reine, ajouta-t-elle avec audace.

- Dame d'honneur?

- Oui. Cet honneur qui veut qu'en France un vainqueur se montre généreux. Il n'y a ici qu'une poignée de femmes qui ont voulu rester fidèle à leurs souverains dans le malheur...

Le tout sans baisser la tête, sans qu'un seul instant son regard quitte les yeux gris-bleu de l'homme...

- Vous êtes courageuse, Madame ! constata-t-il. Pour cela je sauverai cette femme... et vous aussi, et cette jeune fille qui s'accroche à votre main et qui doit être votre fille...

Son regard passa sur le groupe terrifié des dames, s'arrêta sur Anne-Laure qui se tenait à l'écart, près d'une fenêtre, et semblait se désintéresser des événements. Un instant il considéra la mince silhouette vêtue de noir.

- ... Et celle-là aussi! conclut-il en pointant un doigt dans sa direction.

- Et les autres dames? demanda la princesse avec angoisse.

- On va les conduire en prison. Vous et celles que j'ai dit, vous allez pouvoir rentrer chez vous ! Exécution, vous autres ! ordonna-t-il.

Saisies sous les bras chacune par deux hommes, les quatre " miraculées " furent tirées du salon où la horde, pour se dédommager, commençait à piller et à briser ce qui ne lui résistait pas. Anne-Laure tenta de se défendre, ayant horreur de ce contact : l'homme qui s'était chargé d'elle avait une poigne solide et il fallut bien se laisser emmener.

En sortant de l'appartement, on découvrit un paysage de carnage. Il y avait là les corps d'un chambrier de la Reine, d'un de ses valets de pied et des Suisses de garde. Partout le vacarme du château éventré, les insultes braillées des assaillants, les cris d'agonie des victimes. L'impression d'assister à la fin du monde! De tous ceux qui tout à l'heure se pressaient autour de la famille royale, combien réchapperaient?...

Non sans peine, l'homme réussit à conduire ses rescapées vers une petite porte qui ouvrait sur la terrasse et puis jusqu'à celle du pont Royal. Là, il les quitta :

- J'ai tenu la promesse que je m'étais faite. Arrangez-vous pour disparaître, à présent !

Il allait s'éloigner quand soudain il se ravisa, revint vers les quatre femmes qui n'avaient pas encore réagi, saisit Anne-Laure dans ses bras et lui donna un baiser avide; il la repoussa ensuite si brutalement qu'elle tomba à moitié étourdie par ce qui lui arrivait. Ses compagnes la relevèrent tandis que son agresseur s'éloignait en courant.

- Si vous voulez m'en croire, dit Mme de Tarente en époussetant de son mieux la robe d'Anne-Laure, nous allons descendre sur la rive et suivre le fleuve jusqu'au plus près de chez nous. J'habite non loin du Louvre chez ma grand-mère la duchesse de La Vallière, ce sera le chemin le moins encombré. Et vous, petite? ajouta-t-elle à l'intention d'Anne-Laure.