A peu près du même âge - la quarantaine - une autre fidèle, la princesse de Tarente, née Châtillon, haute, fière, vaillante comme un chevalier de la Table Ronde et attachée à la Reine par des liens d'amitié plus lucides que ceux de Mme de Lamballe. Elle était arrivée, peu avant Anne-Laure, de son hôtel parisien et ne cachait pas son inquiétude : une foule tournait autour des Tuileries comme le tigre autour du village qu'il s'apprête à attaquer, une foule quasi animale, silencieux mélange de vrai peuple et de pègre qui avait seulement l'air d'attendre qu'on la jette sur sa proie. Peu facile à impressionner, Louise-Emmanuelle de Tarente tremblait cependant, mais c'était d'indignation, en racontant ce qu'elle avait observé en venant prendre ce qu'elle appelait son " poste de combat ".

- J'ai vu un homme parcourir les terrasses en élevant haut un drapeau sur lequel est écrit : " Louis, demain le trône sera renversé, demain nous serons libres... " Mais il y a pire : un prêtre a été pendu à l'un des réverbères de la place Louis-XV, cependant que des femmes et des enfants..., oui des enfants, noyaient dans le bassin du palais l'un de vos anciens gardes du corps, Madame!... Ces gens-là sont ivres de vin et de haine...

Un murmure terrifié accueillit ce bref récit qui fit pâlir un peu plus Marie-Antoinette. D'un geste instinctif, elle attira sa fille plus près d'elle quand une voix ferme, un rien réprobatrice, s'éleva :

- Je ne vous croyais pas si impressionnable, ma chère Louise ! Ce n'est pas d'hier que nous avons appris les étranges perversions et les crimes auxquels peut se livrer un peuple qui devient fou parce que cela arrange certains qu'il en soit ainsi. Et nous ne sommes pas ici pour affoler la Reine mais bien pour la protéger de notre mieux !

Conduisant par la main le petit Dauphin de sept ans, la marquise de Tourzel effectuait son entrée. La gouvernante des Enfants de France était l'une des rares personnes qui avaient impressionné Anne-Laure les quelques fois où elle était apparue à la Cour. Cette grande dame calme et grave, quoique non dépourvue d'un humour abrupt, était de celles qui inspirent confiance. Avec Mme de Tarente et Mme de Lamballe dont elle était l'exacte contemporaine, ces femmes formaient autour de la Reine un trio aussi vaillant et dévoué qu'avaient pu l'être jadis les fameux mousquetaires autour de Louis XIII. Et, des trois, celle que son petit élève appelait en secret " Madame Sévère " était la plus redoutable. Comme Mme de Lamballe, elle avait pris son poste, abandonné par la duchesse de Polignac, en 1789, au moment où il commençait à devenir dangereux. C'était tout dire.

Derrière elle venait sa fille Pauline, jolie adolescente de seize ans que la petite Madame Royale aimait beaucoup. Ce qui valut à Anne-Laure d'être aussitôt présentée. Cependant Mme de Tarente protestait :

- Qui parle ici d'affoler la Reine ? Elle a toujours préféré la vérité, étant de grand courage pour l'affronter.

- Sans doute, mais les détails ne s'imposent pas. En outre, ces enragés ne sont pas encore ici. Le château, grâce à Dieu, est bien défendu. Le Roi a fait venir de leur caserne de Courbevoie les Suisses qui ne sont pas de garde; en outre, nous avons ici le bataillon de la Garde nationale des Filles-Saint-Thomas qui est sûr. Enfin, il y a tous ces braves gentilshommes parisiens dont certains n'ont jamais eu leur entrée à la Cour et qui viennent cependant mettre leurs épées au service de Leurs Majestés. Certains sont âgés. Ah, j'allais oublier les canons ! Nous en avons quatorze pièces que la racaille aura du mal à faire taire. Cela suffira-t-il à vous protéger ?

- Encore une fois ce n'est pas pour moi que je crains...

- En ce cas cessez de trembler ! Le château est plein de braves gens qui brûlent de mourir pour leurs souverains. Et si le pire arrivait, Leurs Majestés et leur famille sont munis de plastrons en forte toile de soie, à l'épreuve du poignard comme des balles, que le comte de Paroy a confectionnés pour eux.

- ... et que le Roi n'acceptera jamais de porter, coupa la Reine. Il a déjà refusé. De même il a refusé de fuir la nuit dernière et je l'ai approuvé. La chaise de poste ne nous vaut rien, ajouta-t-elle avec un sourire triste.

Entouré de quelques gentilshommes parmi lesquels Anne-Laure vit son époux et le duc de Nivernais, le Roi entra. Il savait les bruits qui couraient le palais, tous plus inquiétants les uns que les autres, et il venait rassurer les dames. Il venait aussi leur dire que Pétion, le maire girondin de Paris, ne cessait de courir entre l'Hôtel de Ville, le palais et l'Assemblée [iii] pour empêcher l'affrontement. Or, à ce moment, Pétion était, depuis l'autodafé des armoiries au Champ-de-Mars, l'homme le plus populaire de Paris.

- Il devrait réussir à faire entendre raison au bon et vrai peuple de Paris. D'autant que l'Assemblée est girondine dans sa majorité. En outre, nous lui avons fait savoir que nous détestons jusqu'à l'idée de faire tirer sur nos sujets. Aussi apaisez-vous, mesdames, nous avons seulement un mauvais moment à passer...

- Sire, intervint Nivernais, j'ai peur que Votre Majesté place mal sa confiance. Paris bout comme un chaudron de sorcière et le maire pourrait perdre pied. S'il prend peur, Pétion qui n'est pas un brave ira hurler avec les loups... En outre, nous ignorons ce qui se passe à l'Assemblée sinon que ceux qui veulent la déchéance du Roi lui ont donné jusqu'à minuit pour se prononcer.

- Allons, Nivernais, où est votre foi en Dieu ? Il faut savoir accorder confiance aux hommes. Ce ne sont pas tous des buveurs de sang...

Le ton paisible de Louis XVI, son bon sourire firent plus pour le moral de celles qui l'écoutaient qu'un long discours. Il eut pour chacune un mot aimable ; en recevant la révérence d'Anne-Laure, il la releva comme tout à l'heure la Reine et il lui dit :

- Je savais votre qualité, Madame, mais je ne soupçonnais pas que vous puissiez la montrer à ce point. Vous êtes si jeune !

- A quoi peut servir la noblesse, Sire, si elle n'est avant tout dévouée au Roi ?

- J'ai bien peur que votre opinion ne soit pas partagée par le plus grand nombre, ma chère! Vous auriez dû venir nous voir plus souvent !

Avec tristesse, la jeune femme constata que le Roi avait changé. Quasi prisonnier de ce palais parisien, il avait dû renoncer à l'exercice quotidien du cheval qui le maintenait en parfaite santé. A cet ami des forêts qui chassait tous les jours et par tous les temps, on avait imposé comme limites celles d'un simple jardin. Ce qui ne lui permettait plus de " brûler " le trop-plein d'un appétit qui avait été celui de Louis XIV. A cet homme de plus d'un mètre quatre-vingts il fallait des repas solides, abondants qui, à présent, se traduisaient en graisse, cependant que le teint habituellement frais se faisait plus gris. Louis XVI avait maintenant un ventre que ses larges épaules ne compensaient pas et un double menton... Mais la bonté de son regard était toujours la même et plus grands peut-être que jamais son courage, son horreur du sang versé et son obéissance à la volonté de Dieu, dont il sentait peut-être obscurément qu'ils le conduisaient au martyre...

On attribua aux dames qui n'habitaient pas les Tuileries un logement pour la nuit. A la demande de la petite Madame Royale, la Reine avait permis que Mme de Pontallec soit hébergée chez elle; Anne-Laure n'en profita pas et pas davantage de l'appartement de Mme de Tourzel que celle-ci, décidée à ne pas quitter ses élèves, lui proposa. Elle n'en dit rien mais elle ne voulait pas s'éloigner de Josse qui, bien entendu, ne quittait pas le Roi. D'ailleurs, durant les quelques heures nocturnes - de huit heures du soir à quatre heures du matin - personne ne dormit au château, hormis le petit

Dauphin et le Roi, qui s'accorda un moment de repos sans passer, bien entendu, par le cérémonial du coucher.

A dix heures, Louis XVI tint avec la Reine, Madame Elisabeth et ses ministres un conseil d'où l'on ne tira que deux idées générales : passer à l'attaque à l'aube ou bien tenter une percée en abandonnant le château au pillage pour rejoindre l'armée. Aussi peu réalisables l'une que l'autre, le Roi les refusa en bloc. Jamais il n'accepterait de tirer sur son peuple et l'affaire de Varennes lui avait ôté l'envie de recommencer.

A onze heures, arrive Roederer, procureur général syndic, une sorte de préfet de la Seine avant la lettre, mais sous les ordres du maire de Paris. C'est un juriste lorrain qui a l'âme parlementaire et qui, sans être hostile au Roi, lui préférerait une monarchie constitutionnelle ou, mieux encore, une république. Après le retour de Varennes, il aurait proposé l'arrestation pure et simple du Roi. En fait, il vient voir ce qui se passe au château et ce qu'il voit l'inquiète : il y a du monde partout, des soldats surtout, Suisses ou gardes nationaux la baïonnette au canon, et aussi de nombreux domestiques. Dans la salle qui précède celle du Conseil s'entassent des gentilshommes tous vêtus de noir mais avec de longues épées, venus spontanément à la rescousse du souverain menacé. Il y a aussi les quelques femmes composant l'entourage de la Reine et tous ces gens qui enveloppent soudain Roederer n'ont rien de rassurant : le mépris et la colère s'inscrivent sur tous les visages, mais ce grand homme maigre à la figure sévère n'est pas un pleutre. Il mesure le drame que sera l'affrontement entre cette poudrière et les hordes mal armées des faubourgs, et cela il veut l'éviter à tout prix. Il décide de faire venir le maire et commence à lui écrire quand justement celui-ci arrive, faisant d'avance le gros dos. Il a raison : l'accueil est encore plus froid si possible et, parce qu'il a été quelque peu " chahuté " par de jeunes gardes nationaux, l'honorable Pétion prend peur et se retire sous prétexte qu'il fait trop chaud et qu'il a besoin de prendre l'air. Roederer, mi-figue mi-raisin, le raccompagne jusqu'aux jardins, mais toutes les issues en sont barrées par les postes royaux. Une seule issue : rejoindre l'Assemblée qui, elle aussi, tient séance cette nuit. Assis sur une balustrade de la terrasse " pour respirer ", Pétion laisse Roederer remonter seul vers le Roi et file à l'Assemblée, d'où il rejoindra son cher Hôtel de Ville dans lequel il va rester claquemuré sous la garde de " six cents " hommes. On n'est pas plus brave!...