Depuis le 20 juin où le courage du Roi avait fait reculer l'aveugle ruée des faubourgs, ceux-ci rongeaient leur frein cependant que le ciel se chargeait de nuages. Aux frontières de l'Est, une puissante armée prussienne et autrichienne sous le commandement du général-duc de Brunswick se massait et s'apprêtait à déferler. La Patrie ayant été déclarée en danger, on enrôlait des volontaires dans les carrefours pour rejoindre les vestiges de l'ancienne armée royale. La Fayette, de son côté, ayant appris l'affaire des Tuileries, revenait de cette même armée afin d'essayer de préserver les personnes royales...
A l'intérieur, le ministère girondin vacillait sur sa base, secoué avec vigueur par les plus enragés du puissant Club des Jacobins dont le but était d'obtenir de l'Assemblée la déchéance du Roi. En outre, et en vue de la célébration devenue rituelle du 14 juillet, des bandes de " fédérés " venues de Marseille, de Brest et du nord de la France sont entrées dans Paris. Comme des loups affamés ! Par leur violence et leurs excès ils y ont semé la peur, que l'on déguisait sous un enthousiasme de commande. La fête du Champ-de-Mars a réjoui les " cours patriotes ". On a pu y voir brûler, sous l'oil impassible de Louis XVI, un arbre immense, chargé de la cime au pied des écus armoriés de la noblesse ainsi qu'une table où étaient jetés pêle-mêle couronnes, tortils et autres insignes de grandeur. Le peuple a dansé, sauté, hurlé de joie autour de ce brasier comme des Indiens d'Amérique autour du poteau de torture, au risque de roussir ses cocardes et ses habits de fête. Et puis, le 28 du mois, des affiches ont inondé la ville portant ce que l'on appelle le Manifeste de Brunswick. Le duc y signait la plus claire des menaces : si les Parisiens ne se soumettaient pas immédiatement et sans conditions à leur roi, les " souverains alliés " en tireraient une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés aux supplices mérités, etc. Du coup, les estrades en plein air, ornées de tentes tricolores où l'on enrôlait les jeunes gens, se sont multipliées en même temps que la peur engendrait la fureur des sections déjà puissamment travaillées par les extrémistes et ceux qui voyaient, dans l'écroulement de la Couronne, une promesse de pouvoir et de richesse... Il fallait à tout prix que le trône tombe d'irrémédiable façon pour encourager le peuple à se battre contre l'envahisseur jusqu'au bout de ses forces. Grande idée sans doute ! Malheureusement, trop de racaille allait se glisser parmi ceux qui, voyant dans le débonnaire Louis XVT un ennemi du pays, brûlaient d'aller au sacrifice suprême. Devenu suspect, La Fayette était reparti pour l'armée.
Il y avait longtemps qu'Anne-Laure n'était allée aux Tuileries. Elle ne se plaisait pas dans une cour où elle n'avait aucun emploi et ne connaissait pas grand monde. Elle s'y sentait gauche en dépit du fait que le faste du palais parisien n'approchait pas celui de Versailles où elle s'était mariée. Néanmoins, il y régnait toujours ce grand ton auquel il lui était difficile de s'adapter. Comme Josse ne souhaitait guère l'y voir évoluer afin de se sentir les coudées plus franches, ceux qui connaissaient son existence - à l'exception du duc de Nivernais bien sûr - se faisaient l'idée d'une créature à la santé fragile, toujours entre deux fausses couches. Cela ne valait sans doute pas la peine d'entretenir des relations avec une jeune femme qui n'avait pas de longues années à vivre. Aussi, son entrée dans les appartements de la Reine, et dans les habits de deuil qu'elle refusait de quitter, fit-elle quelque sensation.
Elle ne fut pas surprise, étant donné les circonstances, qu'il y eût moins de monde que par le passé. Une douzaine de dames, tout au plus, entouraient Marie-Antoinette, sa fille, la petite Marie-Thérèse, dite Madame Royale, de quatorze ans et sa belle-sour, la douce et pieuse Madame Elisabeth. La nouvelle venue s'attendait à trouver une place discrète dans un coin du salon : elle fut surprise de l'accueil qu'on lui fit lorsqu'elle entra, conduite par son époux. La sour du Roi s'élança spontanément vers elle :
- Madame de Pontallec!... Vous venez à nous au jour le plus sombre alors que vous restiez à l'écart lorsque tout souriait. Comment vous dire à quel point votre geste nous émeut? Ma sour, ajouta-t-elle en prenant la main d'Anne-Laure pour la conduire à la Reine qui écrivait une lettre assise à un petit bureau, voyez qui vient nous joindre quand beaucoup nous abandonnent.
Marie-Antoinette considéra un instant la jeune femme plongée dans sa révérence puis jeta sa plume, se leva et se pencha pour la relever. Scrutant le jeune visage où les traces du chagrin étaient encore si visibles, elle hocha la tête.
- Vous n'auriez pas dû l'amener, marquis ! dit-elle à Josse. Votre jeune épouse a eu plus que sa part de chagrin car l'on ne saurait se consoler de la mort d'un enfant. Vous auriez dû la mettre à l'abri...
- Elle ne le souhaite pas, Madame. Nous sommes l'un et l'autre au service de Leurs Majestés!
- Alors je dois vous remercier, mon enfant, soupira la Reine en caressant la joue d'Anne-Laure du bout du doigt.
- La Reine n'a pas à me remercier, dit la jeune femme. Dès l'instant où mon époux décidait de lier son sort à celui de ses souverains, le devoir me commandait de le suivre...
- J'aimerais mieux que votre présence ici soit née de l'affection plus que du devoir, soupira à son tour Marie-Antoinette, mais de cela je suis seule à blâmer. Une reine devrait savoir deviner la vraie noblesse sous les traits d'un visage et je m'aperçois seulement aujourd'hui que le vôtre est de ceux que l'on aimerait voir souvent. Peut-être n'est-il pas trop tard, après tout! Monsieur de Pontallec, ajouta-t-elle avec un rien de dureté, allez donc rejoindre le Roi. Je garde la marquise.
Un peu surprise, Anne-Laure contemplait cette femme couronnée qu'elle détestait depuis si longtemps parce qu'elle était persuadée que Josse l'aimait. Certes, ce n'était plus l'éblouissante - et si lointaine ! -souveraine du plus beau palais du monde, ce n'était plus la bergère enrubannée de Trianon, sans cesse à la recherche de plaisirs nouveaux, mais elle était toujours belle dans sa robe d'été de taffetas et de mousseline blanche, combien nerveuse aussi, combien inquiète ! Les beaux yeux bleus un peu globuleux semblaient avoir peine à se fixer; la Reine paraissait écouter à chaque instant les bruits venus de la grande ville. C'était à présent une femme toujours pleine d'orgueil mais mûrie par les épreuves - l'envahissement de Versailles, le retour forcé à Paris, la fuite avortée suivie d'un autre retour pire que le premier, et puis les insultes, les bruits de l'exécration dont elle était à présent l'objet, la peur enfin de ces foules qu'elle méprisait parce qu'elle sentait confusément qu'elle avait tout, et le pire, à en redouter. Sans oublier le fait qu'elle aussi connaissait la douleur d'avoir perdu deux enfants. Ce fut peut-être ce souvenir-là qui amena Mme de Pontallec à plier une nouvelle fois les genoux.
- Madame, dit-elle, la Reine sait bien que, proche ou éloignée, elle peut tout exiger de notre dévouement à la famille royale et à sa personne...
A nouveau on la releva :
- Il en faudrait beaucoup comme vous. Ma fille, dit-elle en attirant à elle la petite princesse qui observait la scène avec une gravité au-dessus de son âge, voici la marquise de Pontallec que vous ne connaissez pas encore. J'aimerais qu'elle soit de vos proches quand tout cela sera fini. Elle n'est pas tellement plus âgée que vous comme vous pouvez vous en rendre compte.
Pour toute réponse, Marie-Thérèse tendit à la nouvelle venue ses deux mains, d'un mouvement si naturel, si spontané que celle-ci sentit qu'on lui accordait à la fois confiance et amitié alors qu'elles n'avaient échangé qu'un seul regard. Pour cette solitaire qui n'avait plus personne à aimer en dehors d'un époux quasi indifférent, le geste, le regard et le sourire tremblant de cette enfant si jolie et si blonde apportèrent un réconfort, une chaleur qu'elle ne croyait plus pouvoir éprouver. Elle eut soudain l'impression de voir Céline, si Dieu avait permis qu'elle grandisse. Aussi fut-ce avec une sorte de tendresse qu'elle baisa les petites mains, si étroites et si fines, qui serrèrent un peu ses doigts. Aucun mot ne fut échangé, pourtant Anne-Laure sentit que le vieux geste d'allégeance féodal la lierait désormais à Madame Royale. Elle n'imaginait pas de quel poids cet instant pèserait sur sa vie...
En d'autres temps, une faveur si soudaine et si éclatante eût déchaîné sur la jeune marquise une ruée de courtisans sans compter d'amères jalousies. Seulement, des courtisans il n'y en avait plus : la plupart avaient essaimé hors des frontières. Il ne restait plus que les fidèles, les derniers soutiens des souverains en péril, ceux qui avaient l'âme trop haute pour se laisser atteindre par une basse envie. Anne-Laure et sa robe noire furent accueillies avec chaleur par ces femmes, toutes vêtues de blanc comme un jardin de lys - une façon comme une autre d'affirmer ses couleurs! -; presque toutes appartenaient à la plus haute noblesse. Ainsi la princesse de Lamballe, dont la jeune marquise savait qu'elle était la plus fidèle des amies de la Reine puisque, chassée de son poste de surintendante de la Maison royale par la faveur des Poli-gnac, elle était venue réclamer sa place, après leur fuite, quand arrivèrent les mauvais jours. C'était une femme belle, douce, loyale et fière, mais d'une nervosité qui, parfois, lui provoquait de pénibles crises. Mariée à seize ans au fils du richissime duc de Penthièvre, petit-fils de Louis XTV et de Mme de Montespan, elle n'avait jamais été heureuse auprès d'un époux mort des suites d'une " galanterie ". Ses seuls moments de bonheur, elle les avait trouvés auprès d'un beau-père qui l'aimait comme un père, et de la Reine dont elle avait pu mesurer la fragilité des affections.
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