Ce père Rinaldo était un petit bonhomme d’environ quarante-cinq ans, brun et joufflu, que le comte de Ribemont avait ramené de Sicile quand il s’y était arrêté au retour de la quarantaine qu’il avait effectuée en Terre sainte. Il avait suivi Hermelinde au moment de son mariage pour continuer à veiller sur une âme qu’il proclamait d’élite et propre à coiffer, avec le temps, l’auréole de la sainteté. Rinaldo avait un curieux nez en trompette mais des yeux de velours sombre et des mains d’une extrême douceur qui traçaient les bénédictions avec une onction sans pareille. Quant à ses oreilles, elles accueillaient larmes et plaintes avec une sérénité admirable, tandis que ses lèvres un peu fortes distillaient suavement, par l’organe d’une voix de jouvencelle, consolations lénifiantes et exhortations à la sainte patience qui ouvrirait un jour, devant la châtelaine, les portes d’or du paradis.

Les confessions d’Hermelinde duraient toujours un temps interminable car le père Rinaldo exigeait qu’elle mentionnât tous les détails de ses nuits avec le baron avant de lui donner l'absolution. La dame y prenait d’ailleurs un certain plaisir car elle avait l’impression de revivre, alors, ces minutes diaboliques mais savoureuses. Tel qu’il était, elle adorait le chapelain dont le secours, au fil des années, lui devint à peu près indispensable.

Hughes, pour sa part, le détestait. Il n’aimait guère, d’ailleurs, la gent ecclésiastique qu’il estimait trop riche, trop puissante et trop envahissante, et son aversion trouvait son point culminant avec le chapelain de sa femme. Mais il le tolérait comme un mal nécessaire, au même titre que la gourmandise d’Hermelinde et ses dépenses vestimentaires car, au retour de ses tête-à-tête avec le petit prêtre, la châtelaine lui paraissait plus calme et plus détendue. Il avait à peu près la paix jusqu’à la semaine suivante où tout recommençait.


Ce jour-là, quand il jugea que sa femme avait suffisamment pleuré, il se dirigea d’un pas ferme vers le banc où elle gisait, rompit doucement le cercle des dames qui lui bassinaient les joues et les yeux puis, lui offrant son poing fermé, déclara gracieusement :

-    J’ai faim! Me permettez-vous, ma mie, de vous mener à table? La venaison froide ne me vaut rien et à vous non plus.

Hermelinde renifla, se moucha, regarda le poing brun et nerveux qui attendait qu’elle y posât sa main avec des yeux gonflés de larmes et pleins de réprobation, puis revint au visage souriant de son époux.

-    Co... comment, hoqueta-t-elle, pouvez-vous me faire cela?

-    Vous faire quoi, ma mie?

-    Ne prenez pas cet air innocent! Je sais bien pourquoi vous réclamez presque toujours la Perrine pour vous donner le bain quand vous allez aux étuves!

-    Moi aussi. Parce qu’elle est la meilleure masseuse de tout le pays, fit Hughes imperturbable, et que j’aime, lorsque je me lave, que ce soit bien fait. Ne me reprochez-vous pas sans cesse d’être peu soigné de ma personne?

-    Se laver ne prend point autant de temps! Vous couchez avec elle! Je le sais! On vous a vus.

-    Qui « on »? dit le baron dont la voix se durcit légèrement.

-    Vous n’imaginez pas que je vais vous le dire? Je le sais, voilà tout.

-    Quand on accuse, mieux vaut apporter des preuves ou, à défaut, faire entendre ses témoins. Dame, reprit-il d’un ton moins cassant, si vous souhaitez que notre bonne entente dure encore de longues années, évitez de prêter l’oreille à des ragots de basse-cour. Vous devriez savoir que le maître d’un grand château, comme la maîtresse d’ailleurs, est en bute à bien des ambitions, bien des calculs, bien des jalousies aussi. Rien n’est trop perfide, ni trop vil pour tenter de nous séparer. Allons, séchez vos larmes! Vous les versez en pure perle et le dîner sera immangeable.

Soutenue par Ersende dont les yeux bleus riaient, mais dont le petit visage demeurait grave, Hermelinde consentit enfin à quitter son nid de coussins, mais elle refusa la main que lui offrait son époux et se dirigea d’un pas solennel vers le bassin et l’aiguière que deux de ses damoiselles lui offraient, balayant la jonchée de paille fraîche qui couvrait le sol sous les plis lourds du bliaud de samit pourpre rehaussé de riches broderies de Chypre qu’elle portait sous un pelisson d’hermine. Ses longues nattes qu’elle gardait toujours pendantes comme les jeunes femmes, se refusant à les relever en lourd chignon comme le faisaient les femmes plus mûres, étaient entremêlées de fils d’argent et de pierres fines assorties à celles qui bosselaient le cercle d’or posé sur son front.

En dépit de la graisse, elle gardait grande allure et eût pu prétendre encore à une certaine beauté car la peau de sa gorge, de ses épaules et de ses bras, objet de soins constants et préservée des intempéries, demeurait blanche et satinée, si une couperose précoce n’eut déjà envahi ses joues et les ailes de son nez. Hughes la suivit en soupirant et alla prendre place auprès d’elle dans le banc seigneurial, tandis que les valets chargeaient la table bien nappée de blanc de poissons et de pâtés de toutes sortes.

Le repas se déroula en silence. Hughes et sa femme partageaient le même tranchoir comme Gerbert et Ersende et les damoiselles ou les écuyers deux par deux, mais ils évitaient soigneusement de se regarder, se détournant fréquemment pour boire chacun à sa coupe. Celle d’Hermelinde était plus souvent vide que celle d’Hughes qui se défiait un peu du vin blanc de Laon qui était traître et lui coupait les jambes. Il lui préférait la bière que l’on brassait au château; aussi, la plupart du temps, faisait-il coupe à part.

Le châtelain et la dame gardant le silence, personne n’osa parler, même Gerbert et son épouse qui se contentaient de se sourire des yeux. Seuls le pas des serviteurs, le cliquetis des couteaux, le bruit mat des plats que l'on posait sur la table ou celui des mâchoires exerçant leur office se faisaient entendre.

Ce silence était inhabituel car Hermelinde, prenant toujours un vif plaisir aux repas, en profitait pour bavarder comme une pie, commentant la qualité de la cuisine ou du vin, donnant ses préférences et comparant, la plupart du temps, avec les fastes culinaires du château de Ribemont qu’elle proclamait sans égal. Ce jour-là, elle n’ouvrit la bouche que pour y introduire la nourriture et garda les paupières obstinément baissées.

Cette attitude agaça Hughes, lui coupa l'appétit à mi-repas et quand on apporta les desserts, il se leva brusquement, pria les dames de continuer à festoyer et se dirigea rapidement vers le lave-mains, suivi immédiatement par son écuyer Bertrand armé d'une serviette et les yeux en points d'interrogation.

-    Va me seller Roland et attends-moi dans la cour, lui dit le baron tout en s’essuyant les mains, gardant les yeux sur la table, où, à son ordre, nul n’avait bougé.

Hermelinde, les paupières toujours baissées, continuait à manger comme si de rien n'était, mais les autres femmes ne savaient trop quelle contenance prendre. Gerbert en profita pour rejoindre son frère après avoir vivement pressé la main de son épouse.

-    Où vas-tu? lui demanda-t-il. Nous ne jouerons pas aux échecs, cet après-dîner?

-    Non. Nous jouerons ce soir, si tu le veux bien. Il faut que je sorte. J'étouffe ici.

Les yeux sur Hermelinde, Gerbert murmura :

-    Tu ferais peut-être mieux de rester. Prends garde, Hughes! Tandis qu’elle lui bassinait les yeux, tout à l’heure, ta femme a dit à Ersende qu’elle était lasse de toi, qu’elle irait se plaindre à sa mère et lui demander refuge!

Le baron haussa les épaules.

-    Anselme de Ribemont ne le lui permettra jamais! Il sait que si quelqu'un doit se plaindre, c’est moi et non elle qui n'a pas rempli ses devoirs envers moi et la châtellenie en ne nous donnant pas d'enfants!

-    Il le sait, oui. Mais les femmes se soutiennent entre elles et Ida ne t’aime guère. Elle espérait mieux pour sa fille.

Sarcastique, le rire d'Hughes claqua.

-    Le comte de Bohain? Je sais! Mais il a le double de mon âge et l’on dit qu'il a pris, devant Edesse, une mauvaise maladie! Si c’est là ce qu’Ida de Ribemont souhaite à sa fille!

-    Il est plus riche que toi, et si l’on t’enlevait les terres d’Hermelinde, tu ne ferais pas une très bonne affaire. Anselme t’aime bien, oui, mais il aime encore plus la paix et, contre Ida, il ne gagne pas souvent la partie.

-    Cesse de trembler, comme un gamin, devant une femme! Qu’Hermelinde retourne chez sa mère, qu'An-selme l'accepte et j'en appelle au comte de Vermandois, notre suzerain à tous. Et s’il faut aller jusqu’au champ clos, j'irai! Mais on ne me reprendra pas ce qui m’appartient de bon droit.

Écumant de rage, il quitta la salle sans rien vouloir entendre de plus. Gerbert préféra ne pas insister et le laissa aller. Avec un haussement d'épaules résigné il rejoignit sa femme, tandis que le baron dévalait l'étroit escalier du donjon, franchissant le pont dormant qui le reliait à sa « chemise » [1 - Enceinte de murailles qui isolaient le donjon à l'intérieur même du château] et atterrissait dans la cour où Bertrand, impassible, tenait en bride Roland, le puissant cheval moreau, qui était le compagnon favori de son maître. Bertrand était d’ailleurs toujours impassible. Peu causant, au point que parfois on pouvait le croire muet, employant plus volontiers les grognements et les interjections que les paroles, c’était un garçon du Nord. Placide et blond autant que le baron était brun et turbulent, sec et long comme un échalas, il avait un visage agréable que ne déparait pas un long nez fouineur dénonciateur du péché mignon de l’écuyer qui, pour être discret et peu bruyant, n'en était pas moins curieux comme un chat et avide de se renseigner sur tous et sur toutes choses. Sa grande faculté de demeurer immobile le faisait parfois confondre avec une tapisserie et il arrivait que, trompé par son silence, on se laissât aller à parler devant lui, oubliant que, s'il était volontairement muet, il n'était pas sourd pour autant. Un courage tranquille et une humeur égale en faisaient pour le baron un serviteur qu'il appréciait autant que son cheval.