-    Je ne me parjurerais pas pour ça! Bien sûr que j’ai fait l’amour avec elle! De plus chaude garce, je n’en connais pas à dix lieues à la ronde.

-    ... où cependant tu connais tout ce qui porte cotillon! susurra Gerbert.

Ignorant l’incidence, Hughes jeta un regard noir sur Hermelinde qui semblait reprendre peu à peu ses esprits.

-    C’est une vraie femme, elle! Je n’en dirais pas autant de tout le monde.

Pourtant, quand il l’avait épousée, dix ans plus tôt, il était bien persuadé de faire le meilleur mariage possible. Il avait alors dix-huit ans et Hermelinde en avait seize. Elle était assez belle alors, d’une beauté saine et vigoureuse de fruit encore vert, mais qui promettait un bel épanouissement, et qui pouvait tenter un homme sensuel, surtout doté d’un appétit d’amour aussi vorace. Et puis elle était la fille du puissant comte de Ribemont et elle apportait, en terres et en argent, un beau douaire.

La première fois qu’Hughes l’avait vue, c’était à un tournoi donné dans les lices de Saint-Quentin, assise auprès de sa mère dans la tribune des dames. Sous une chevelure châtain clair tressée en nattes épaisses et entrelacées de fils d’or et de perles. Hermelinde montrait un visage très rose aux maxillaires puissants, mais où la bouche, très rouge, saignait comme une blessure. Les yeux, gris et brumeux, étaient alors apparus au jeune homme pleins de mystère, d’un mystère presque aussi attirant que les seins durs et pointus qui tendaient la soie de sa robe à longs plis.

Il avait eu brusquement envie de cette fille qui lui jetait, par en dessous, des regards furtifs tout en passant nerveusement, de temps en temps, un bout de langue rose sur ses lèvres gonflées de sève. Et, durant les joutes, il avait accompli des prouesses plus grandes qu'il ne s’en serait cru capable. Les adversaires tombaient devant lui comme épis de blé au temps des moissons et il avait remporté un énorme succès, plus la couronne du vainqueur que, du bout de sa lance, il avait déposée sur les genoux de la jouvencelle afin qu'elle eût la gloire de la poser sur sa tête aux acclamations de tous.

Le mariage s’était décidé très vite. Le comte de Ribemont avait accueilli avec faveur les ouvertures que deux parents âgés du candidat étaient venus lui faire. Le baron de Fresnoy était de bonne et antique race, sa châtellenie était riche, puissante et étendue et comme par un fait exprès, les terres que Ribemont destinait à sa fille cadette en étaient proches voisines. On tomba donc rapidement d’accord et, Hermelinde ayant fait savoir qu’elle n’avait aucune répugnance à mettre sa main dans celle d’un si preux chevalier, les noces eurent lieu à la Saint-Jean suivante.

Quand l’épousée avait ôté pour lui sa chemise, dans la chambre d’honneur de Ribemont ornée de belles toiles brodées et de grands bouquets de fleurs champêtres, de lys d’eau et de chèvrefeuille, Hughes avait cru, de bonne foi, que son mariage allait vraiment lui apporter une félicité totale. Sa femme lui plaisait et les premières nuits furent agréables.

Malheureusement, les suivantes le furent de moins en moins car si Hermelinde était vraiment amoureuse de son époux, lui ne l’était guère : elle lui plaisait, sans plus. En outre, et en dépit des leçons qu’il tenta de lui donner, elle avait, de l’amour, une conception essentiellement égoïste et, si elle exigeait beaucoup de son mari, elle ne faisait rigoureusement rien pour lui rendre la pareille. Enfin, étant de plus haute maison que lui, elle considérait comme une chance pour le baron de l’avoir épousée et entendait qu’il lui exprimât, sous forme d'étreintes répétées, une éternelle gratitude.

Hughes, qui aimait les filles ardentes, fut bientôt las de ce corps geignant qu'il retrouvait, chaque nuit, les bras en croix dans son lit et qu’il lui fallait labourer fastidieusement pendant des heures, sans aucun profit d’ailleurs, car les mois passèrent sans que la nouvelle dame de Fresnoy fît seulement mine d’être enceinte. Les mois, puis les années...

La déception d’Hughes fut amère. Que lui servait d’être le maître d’une des plus puissantes et des plus riches châtellenies du Vermandois et même du nord de la France s’il était dans l’impossibilité de la transmettre, un jour, à ses enfants? Son frère Gerbert, de trois ans plus jeune que lui et qui, étant de constitution délicate (il avait coûté la vie à leur mère), fût peut-être entré dans les ordres s’il n’était tombé amoureux d’Ersende de Cérizy et ne l’avait épousée deux ans après le mariage Ribemont, avait déjà un fils, Robert, et deux filles, Isabelle et Mahaut, alors que le ventre d’Hermelinde restait désespérément plat.

A vrai dire, plat, il ne le resta guère. Pour se consoler de ses déboires conjugaux, l’épouse d’Hughes se mit à grignoter des sucreries à longueur de journée et des déboires, elle en avait. Plus le devoir conjugal devenait pour son époux... un devoir qu’il rendait le moins souvent possible et plus, se sentant frustrée d’un plaisir dont elle se montrait gloutonne, elle devenait acariâtre et gourmande. Les scènes et les crises de larmes alternaient avec de grandes débauches de pâtisseries. La cuisine du château ne cessait de confectionner pour elle fouaces, tartes, beignets et pains d’épice qu’elle dégustait avec délices, oubliant d’ailleurs le plus souvent d’en offrir à Ersende, aux enfants ou à ses damoiselles.

Dans les débuts, quand elle avait commencé à s'arrondir doucement, Hughes avait trouvé un certain regain de plaisir sur un corps devenu merveilleusement blanc et moelleux comme un édredon. Mais quand un édredon est trop gonflé, on flotte dessus ou l'on s'y perd et le baron se déclara bientôt excédé de cette trop grande abondance de chairs molles et improductives. Il conseilla donc à Hermelinde de reprendre la saine habitude de le suivre à la chasse, bien qu'il doutât de trouver un cheval assez solide pour la porter. Une vigoureuse mule peut-être, dans les premiers temps, ferait l'affaire.

Cette proposition eut le don de déchaîner des déluges de larmes et une consommation intense de prunes de Damas fourrées que la comtesse de Ribemont avait envoyées en présent à sa fille. Hughes, alors, abandonna la question, laissant à Ersende le soin d'essayer de faire entendre raison à sa belle-sœur. Mais il dut offrir une nouvelle robe pour se faire pardonner.

Car, devenue obèse, Hermelinde n’en était pas moins coquette. Non seulement ses femmes ne cessaient d’élargir ses robes, mais les marchands flamands avaient appris le chemin du château de Fresnoy et ne semblaient pas disposés à l’oublier. Pailes, samits, cendals [1- Les pailes étaient des tissus brochés provenant d'Orient. comme les samits qui se présentaient sous forme de demi-satins faits de six fils de couleur. Le cendal était une sorte de taffetas], damas, velours et mousselines s’entassaient par larges pièces dans ses coffres et coûtaient fort cher au baron qui eût volontiers répudié une épouse aussi dispendieuse qu’encombrante. Mais le retour d’Hermelinde au logis paternel eût offensé la famille de Ribemont et, outre qu’il était fort puissant, Hughes aimait bien le comte Anselme IV. Et puis, il n’avait aucune envie d’amputer ses terres d’une dot qui concourait largement à la richesse et à la splendeur de sa maison. Mais, quand il voyait la frêle et gentille Ersende occupée à quelque broderie avec ses damoiselles, chantant avec elles une chanson de toile, tandis que ses enfants, assis à ses pieds, les écoutaient bouche bée ou s’efforçaient d’attraper les beaux écheveaux de couleur et que, d’autre part, il portait ses regards sur Hermelinde étalée sur le large banc abondamment garni de coussins qu’il lui avait fait faire ou couchée dans son lit, un beignet ruisselant de miel au bout des doigts, il lui prenait des envies de meurtre et il préférait alors rejoindre l’une des servantes dans la paille des écuries ou quelqu’une de ses jolies vassales dans les environs du château.

Il ne rencontrait guère de cruelles. Bien que ses cheveux noirs et sa peau brune, éclairés il est vrai par des yeux vert océan, fussent en opposition formelle avec l’idéal masculin d’une époque attirée surtout par les héros solaires des chansons de geste ou des romans de la Table ronde, sa haute taille et sa musculature puissante attiraient les regards féminins que retenait l’éclat d’un ironique sourire à belles dents blanches. En outre, ses mains, son corps savaient à la perfection les tendres rites de l’amour et, une fois tombées dans le piège de ses bras, les belles y fondaient comme beurre au soleil.

Une fois la semaine, pour ne pas offenser sa belle-famille, il s’astreignait à honorer sa femme d’une visite nocturne qui le laissait plus rompu qu’une longue chevauchée. Il dormait ensuite comme une souche car il avait besoin, pour s’encourager à l’ouvrage, d’ingurgiter force pots de vin cuit aux herbes, bien assaisonné au poivre et autres épices orientales propres à stimuler l’ardeur amoureuse. Hermelinde l’accueillait alors avec un mélange d’enthousiasme et de dégoût car si elle aimait qu’il lui fît l’amour, elle détestait la puissante odeur de vin qu’il traînait alors avec lui.

Le lendemain, en général, Hughes avait mal au cœur et mal à la tête, mais il s’en libérait en piquant une tête dans l’eau froide de l’étang du château, en avalant là-dessus une bolée de bouillon chaud puis, enfourchant son cheval Roland, s’en allait courir la campagne en quête de quelque jolie fille dont le corps ferme et frais le remettrait complètement d’aplomb.

Pendant ce temps, Hermelinde se traînait jusqu’à la chapelle du château afin d’y confier au père Rinaldo, le chapelain, ses douleurs, ses déceptions et même ses angoisses car, à mesure que passait le temps, elle en venait à penser qu’Hughes était un suppôt de Satan, ce qui n’avait rien d’étonnant pour un homme au poil si noir! et qu’elle se damnait petit à petit en s’abandonnant à une étreinte dont, cependant, elle ne pouvait se passer.