-    Non. J’aurais bien voulu pourtant. Mais on dirait qu’elle a disparu de la surface du monde, comme si le vent l’avait emportée et sans laisser la moindre trace. C’est peut-être normal d’ailleurs. Elle doit être dans quelque couvent, mais lequel? Il en est tant en France. N’avez-vous pas cherché?

-    Si. Autour de Paris et dans la région où elle est née. Je suis même allé à sa maison natale. Personne n’a pu me dire quoi que ce soit. Personne ne sait où elle est.

-    Voilà pourquoi nous avons pensé que vous aimeriez peut-être reprendre la route avec nous. Peut-être que, depuis le temps, dame Pernette a appris quelque chose.

-    Moi, j'irai avec vous, dit Bertrand qui était entré sans qu'on l'entendît. Laissez messire Hughes. Toute sa vie est ici. Pourquoi voulez-vous qu'il reparte? Vers quel rêve fumeux? Vers quel espoir impossible? Ne faites pas miroiter de fausses espérances à ses yeux. Dame Marjolaine s’est fait disparaître elle-même. Je crois, moi, que nul n’entendra plus parler d'elle.

-    Alors, dit doucement Hughes, qu’est-ce que tu veux que je fasse ici à présent? La mer, au moins, me rappellera ses yeux. Je partirai avec vous, mes amis. Il sera plus passionnant de voguer vers l’infini que de croupir dans quelque monastère.


Quelques jours plus tard, Hughes faisait ses adieux à tout ce qui avait été sa vie jusqu’à ce jour. A son frère Gerbert, il avait fait remise pleine et entière de ses biens, terres et titres, à charge pour lui de servir pension à dame Hermelinde si elle souhaitait demeurer à Fresnoy. A ses vassaux, à ses serviteurs, il avait dit adieu au cours d’une belle et imposante cérémonie aux torches, dans la cour du château, en remettant à chacun une pièce d’argent et en leur recommandant de servir sire Gerbert comme ils l’avaient servi lui. A quelques pas de lui, le nouveau baron de Fresnoy pleurait sans honte auprès de sa jeune femme.

Ensuite, il était allé saluer une dernière fois celle qui avait été sa femme. Elle l’avait regardé venir du fond de l’immense lit couvert de fourrures qu’elle ne quittait plus et il avait eu le cœur serré de voir qu’à présent elle y tenait si peu de place. Son visage était mince et gris comme du parchemin et, sur la couverture de menu vair, ses mains ressemblaient à des griffes.

-    Ainsi vous partez, sire Hughes, murmura-t-elle. Et vous partez sans espoir de retour, m’a-t-on dit?

-    Oui, dame. Le dur chemin de Compostelle m'a donné le désir d’en parcourir un autre, plus dur encore pour l’expiation de mes fautes qui sont sans nombre. Mais avant de l’entreprendre, j’ai voulu venir à vous, pour vous prier humblement de me pardonner tout ce que vous avez souffert par moi.

Le petit rire qu’elle eut le surprit.

-    Je n’ai pas souffert par vous, Hughes, sinon dans mon orgueil. Je ne vous aimais pas assez. Pas plus que vous ne m’aimiez d’ailleurs. Et je ne peux vous reprocher de partir, surtout pour une si noble cause. Moi-même, je vais aussi partir bientôt.

-    Vous souhaitez retourner à Ribemont?

-    Non. Je vais partir pour ce pays que l’on ne peut atteindre que seul. Il est proche. J’entends déjà, la nuit, ses messagers qui m'appellent. Eussiez-vous eu quelque patience, nous serions peut-être partis ensemble. (Comme Hughes, ému, se penchait pour baiser une dernière fois sa main où brillait le large anneau d'or du mariage, elle le fit glisser de son doigt et le lui mit dans la main.) Tenez! Je vous délivre de moi. Que Dieu vous garde, mon seigneur! Je le prierai pour vous s’il m’accorde la grâce infinie de l’approcher.

Elle tourna la tête sur l’oreiller et Hughes ne vit plus d’elle qu’un profil perdu. Il ne vit pas trembler ses lèvres.

Il quitta la chambre sur la pointe des pieds comme si c’eût été déjà une chambre mortuaire et descendit pour la dernière fois l’escalier de ce château qui n’était plus le sien. Dans la cour, les chevaux piaffaient. Ausbert, Nicolas et Léon étaient déjà en selle. Seul Bertrand, tenant en bride le cheval de son maître, était encore à pied. Autour d’eux toute la maisonnée formait un large cercle muet mais non silencieux. Beaucoup pleuraient...

Pour ne pas éterniser des adieux pénibles, Hughes embrassa Ersende, ses enfants et, pour finir, étreignit son frère.

-    Laisse-moi au moins espérer que tu nous reviendras un jour, murmura Gerbert contre son oreille. Ce serait trop cruel!

-    Il en sera ce que Dieu voudra. Moi aussi je t’aime, frère.

L’émotion enroua les derniers mots. Alors, sautant sur son cheval, il le fit volter puis, le bras tendu en un dernier adieu, il s’élança au galop sous la voûte sonore du pont-levis. Il n’était plus rien qu’un chevalier errant qui s’en allait chercher sa dernière maîtresse : l’aventure mortelle.

Rochella les surprit lorsque, au terme d’une chevauchée sans histoire, ils l’atteignirent. La forêt voisine avait reculé pour faire place à une masse d’échafaudages dont certains s’avançaient dans la mer et où s’agitaient de nombreux travailleurs. Les petites maisons couvertes de roseaux étaient plus nombreuses au bord de l’étang. Deux ou trois constructions de pierres neuves s’étaient édifiées également. Sur l’une flottait l’étendard blanc et noir du Temple. Le temps était doux, la mer paisible et lisse pour une fois, du même vert que les jeunes feuilles qui, aux arbres, commençaient à paraître.

La première personne qu’ils rencontrèrent sur la petite place du village fut Pernette. Armée d’une grosse cruche, elle prenait de l’eau à la fontaine. Et sa surprise fut telle, qu’en les voyant, elle lâcha ladite cruche que Nicolas rattrapa au vol.

Elle l’en remercia par un gros baiser plaqué sur sa joue mal rasée.

-    Comment? Te voilà, sacripant? Et Ausbert! et maître Mallet et sire Bertrand! Et... Dieu me pardonne, vous aussi, sire baron?

-    Je ne suis plus baron, Pernette. C’est mon frère qui l’est à présent. Moi, j’ai quitté Fresnoy pour n’y plus jamais revenir. Je veux demander à Bénigne de m’envoyer en mer à la recherche des terres auxquelles il croit. Bertrand a le même désir, et aussi Nicolas. Les autres veulent seulement travailler ici avec votre époux.

-    Eh bien, qu’ils aillent donc vers la mer. Ils trouveront Pierre à la grande digue et Bénigne à l’église ou au chantier de bateaux. Un peu de marche leur fera du bien par ce beau temps.

-    Entendu, fit gaiement Hughes. Nous y allons.

-    Non, pas vous, sire Hughes! S’il vous plaît, venez avec moi jusque chez moi. Je voudrais que nous parlions un peu.

-    Volontiers. En ce cas, donnez-moi votre cruche.

-    Vous ne voudriez pas! Un seigneur comme vous.

-    Je ne suis plus seigneur, Pernette, je vous le répète. Un simple chevalier sans sou ni maille, mais libre.

Il chargea la cruche ruisselante sur son épaule puis se mit en marche aux côtés de Pernette. Elle lui était apparue resplendissante de santé et même, sous son tablier, il était visible que la robe avait une courbe nouvelle.

-    Vous attendez un enfant, n'est-ce pas?

-    Oui. Pierre est si heureux! Et frère Bran prétend que la naissance portera bonheur à la ville.

-    Comment? Il est là, lui aussi?

-    Bien sûr! Il est arrivé d’Irlande juste avant l’hiver.

Il veut s’embarquer lui aussi, pour, dit-il, suivre les traces de son cher saint Brendan qui avait découvert le paradis. J’avoue pourtant que cela me fait peur et je suis heureuse que Pierre ne soit qu’un simple charpentier. Cette terrible aventure ne le tente pas. Mais revenons à vous. Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous êtes libre. Comment l’entendez-vous?

-    D’une façon bien simple. J’ai abandonné tous mes biens et titres à mon frère. Depuis que j’ai perdu Marjolaine, tout cela m’est apparu sans intérêt, dérisoire. Qu’a-t-on besoin d’un château, de riches vêtements, d’or et de joyaux, si ce n’est pour les offrir à celle que l’on aime? Elle a disparu et je sais que je ne la reverrai de ma vie. Alors pourquoi ne pas tenter la folle aventure que prépare le Temple? Si la mer n’a pas de fond, elle me conduira au moins là où je suis certain que je reverrai Marjolaine.

-    Mais votre épouse? L’avez-vous répudiée?

-   Non. Pourtant nous nous sommes dit adieu, fit Hughes en montrant le lourd anneau qu’Hermelinde lui avait remis. Elle était très malade quand je l’ai quittée. A cette heure, elle a sans doute cessé de vivre. Voilà, Pernette, vous savez tout. Je suis heureux d’avoir tout abandonné, d’être ici avec vous. Au moins, jusqu’à ce que vienne le jour du grand départ, je pourrai parler d’elle avec vous.

-    Je crois qu’il y a quelqu’un d’autre avec qui vous pourrez en parler.

Ils avaient atteint les maisonnettes et le marais. Un peu à l’écart, Hughes reconnut celle de Pernette aux touffes de lis d’eau qui la bordaient sur un côté et au grand saule qui l’abritait. Pernette poussa la barrière et guida Hughes à travers le minuscule jardin qu’elle avait tracé de ses mains mais, au lieu d’entrer dans la maison, elle la contourna.

Derrière s'étendait un potager et, au-delà, se trouvait une autre maison que la première cachait quand on venait par le chemin. Entre les deux, Hughes vit une femme, longue et mince, vêtue de futaine bleue, la tête couverte d’une large coiffe blanche. Les bras levés, elle mettait du linge à sécher sur une corde tendue.

Quelque chose, dans l’attitude de cette femme, fit battre le cœur d’Hughes à un rythme plus rapide. Sans doute la silhouette et la grâce du geste, cependant bien humble. Pernette, les mains en porte-voix, cria dans le vent :

-    Je vous amène une visite! Voilà quelqu’un qui souhaite vous saluer et vous dire qu’il n’a plus au monde que vous, si vous voulez de lui.