-    Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Je veux m'embarquer sur l’un de ces navires qu'ils construisent. Je veux partir sur le grand océan à la recherche des restes d'Atlantide.

-    Tu es fou! Il ne reste rien. Le cataclysme a été total. En dépit de ce qu'il s’efforce de croire, Arganthonios lui-même est persuadé que la mer a tout pris et que la grande île a glissé dans le gouffre qui termine l’océan.

-    Si je suis fou. Bénigne l’est aussi, et fou aussi Robert de Craon, le grand maître du Temple qui l'anime et animait Odon de Lusigny. Ces hommes croient qu'il y a quelque chose et je voudrais, moi aussi, y aller voir.

-    S'il n'y a rien, dit Hughes tristement, tu ne reviendras pas.

-    Et après? Je ne souhaite pas revenir. Du moins serai-je mort en cherchant quelque chose de valable, pas pour quelques pierres, d'où le Christ est parti depuis longtemps. Si vous voulez tout savoir, je suis las des reliques, des oraisons, de tout ce que nous avons vu dans cet interminable voyage. Et s’il est bon de construire des temples nouveaux, superbes et toujours plus nombreux à la gloire de Dieu, cette dévotion à quelques fragments d'os me paraît dérisoire. Dieu a créé un monde immense; je veux voir jusqu'où il va.

Hughes garda le silence un instant. Puis soupira ;

-    D’accord! mais dis-moi la vérité vraie. Tu espères qu’à Rochella Pernette aura reçu quelques nouvelles?

-    Peut-être. En ce cas, j’irai vers Aveline et je lui demanderai de me suivre. Ou bien nous irons ensemble bâtir un autre monde, ou bien nous périrons ensemble. Mais tourner complètement le dos à tout ce qu’il y a ici, c’est le seul moyen que nous ayons d'être ensemble, au moins dans la mort. Mon père a ricané quand je lui ai dit que j’en aimais une autre. Qu’Aveline soit belle et bonne et douce ne signifie rien pour lui : ce n’est qu’une servante. L’autre, celle qu’il veut me faire épouser, a des yeux louches, un nez qui coule perpétuellement, mais elle a une chaîne d’or et trois bouts de terre. Je ne veux pas lui sacrifier ma vie. Que je meure, mais heureux ou libre! Et sur le plus beau chemin que Dieu ait créé pour atteindre l’éternité : la mer.

La mer! Cette immensité dont les yeux de Marjolaine possédaient la couleur, Hughes savait qu’il l’aimait aussi. Il en avait senti les frémissements profonds sous ses pieds dans le bateau qui les ramenait de La Coruña. Non seulement il n’avait pas été malade, mais il avait éprouvé une sorte de joie animale.

Il se releva, tendit la main à Bertrand pour l’aider à en faire autant.

-    Viens! On gèle ici. Rentrons. Nous reparlerons de tout cela bientôt. Peut-être as-tu raison : c’est un beau chemin pour l’éternité.

Ils en parlèrent plus tôt qu’ils ne l’imaginaient.

Le lendemain soir, tandis que les serviteurs allumaient les chandelles et dressaient les tables, l’un des soldats de garde au pont-levis vint dire à Hughes que trois hommes demandaient à le voir.

-    Je voulais les chasser, dit le garde, car ils me semblaient gens de peu, mais ils ont insisté. Ils sont au corps de garde.

-    Qui te permet de décider de garder ou de chasser celui qui frappe à ma porte? gronda Hughes. Ne recommence pas ou je te fais fouetter.

L’homme s’excusa sur la petite mine des arrivants. C’était un jeune soldat qui n’avait pas encore l’habitude du château. Chez certains, on ne recevait à la nuit close que les gens connus ou ceux d’Eglise.

-    Ont-ils donné un nom? demanda Hughes.

-    Oui. Celui qui paraît le chef m'a dit qu'il s'appelait Arcelin... ou Aucelin.

-    Ancelin, imbécile! J’y vais!

Envahi d'une joie inexplicable, si l'on s'en tenait au peu de sympathie qu'il avait naguère nourri contre le pénitent, Hughes se précipita au corps de garde et y trouva trois hommes occupés à secouer la neige de leurs manteaux. Non seulement c'était bien Ausbert Ancelin, mais ceux qui l'accompagnaient n'étaient autres que Nicolas Troussel et Léon Mallet.

Fresnoy les accueillit chaleureusement comme il aurait accueilli tout ce qui avait touché, de près ou de loin, à Marjolaine, mais sans dissimuler sa surprise.

-    Ce m'est joie de vous voir, amis! Mais quel vent vous a conduits jusqu'ici et par ce temps?

-    Il fallait que l'on vous voie, sire Hughes, dit Nicolas. Le hasard nous a fait nous rencontrer il y a trois jours, à la taverne des Trois Maillets. On s'est raconté notre vie et on s’est aperçus qu'elle ne nous convenait plus. Moi j'ai vu trop de choses au cours du chemin et je ne m’intéresse plus aux bagarres d'étudiants entre collèges, ni aux dissertations sur des sujets fumeux. Et surtout je n’ai pas envie d'être clerc puis prêtre comme le veut mon tuteur, le prieur de Long-pont. Il a été d'accord pour que je parte à Compostelle dans l'espoir que je reviendrais, doux comme un agneau, me mettre sous le joug qu'il m’a préparé. Comme je lui ai dit qu'il n'en était rien, il m'a fait fouetter et enfermer. Je me suis sauvé. Depuis, j'ai vécu chez les mendiants.

-    Moi, dit Ausbert, je suis retourné, après la grâce de l'abbé, dans ma maison de Cercelles. Mais je n'y ai plus rien trouvé. Ma femme était partie et elle avait tout emporté, même mes outils de tonnelier. J'ai d’abord essayé de la retrouver, mais quand j’ai su où elle était, le maître de la maison a lancé ses chiens sur moi. Alors j’ai essayé de vivre dans mon village, mais même après que l'on m’eut proclamé innocent, il y avait encore des gens qui ne voulaient pas le croire. Il a eu de la chance, qu'ils disaient, mais ça ne prouve pas qu'il n'ait pas tué. Alors je suis allé chercher refuge à Saint-Denis pour ne pas mourir de faim. Mais l'abbé a pris d'autres tonneliers. On m'y a employé à la porcherie, mais puisque je ne pouvais plus travailler le bois, faire mes tonneaux, ça ne m'intéressait pas, même si j'avais à manger et un peu d'argent.

-    Moi, dit Léon Mallet, j'ai bien retrouvé ma boutique et on ne m'avait rien volé parce que j'ai de bons voisins. Mais la mercerie, je n’y ai plus le cœur. Auner du fil, vendre des aiguilles, entendre cancaner les commères à longueur de journée, je ne pouvais plus. Si encore Modestine était revenue avec moi, mais sans elle!... Alors j'ai vendu ma boutique et j’ai commencé à boire.

-    ... aux Trois Maillets, reprit Nicolas. C'est là qu'il nous a trouvés et, si on peut paraître devant vous habillés convenablement, c'est grâce à lui. Et puis on est venus.

-    Je vois! dit Hughes, en leur versant à chacun un grand gobelet de vin chaud. Et j'ai vraiment joie à vous voir. Mais que voulez-vous de moi?

Les trois hommes s'entre-regardèrent puis, finalement, Ausbert se décida.

-    On est venus vous dire qu'on aimerait repartir avec vous si vous en aviez l'idée. Vous avez été pour nous un bon chef et un bon guide.

-    Et puis, ajouta Nicolas, on a pensé aussi que, peut-être, vous n'êtes pas vous non plus si content que ça d'avoir retrouvé vos habitudes. Alors, si vous aviez envie de faire un autre voyage, d'aller... je ne sais pas...

-    En Terre sainte?

-    Pourquoi pas, si ça vous chante? Aller là ou ailleurs! Les Sarrasins ne doivent pas être pires que les gens de Paris quand ils vous suspectent. Et il faut bien mourir quelque part.

-    Et si je ne souhaite pas partir? fit Hughes. Qu’allez-vous faire? Voulez-vous rester ici? Vous n’aurez peut-être pas une vie bien passionnante, mais vous serez à l'abri, protégés, et on essaiera de vous faire travailler.

-    Non, dit Ausbert. Si vous n’avez pas idée de départ, on s’en ira. J’aimerais aller à Rochella, rejoindre Bénigne.

-    Moi aussi, dit Nicolas.

-    Moi aussi, dit Léon.

-    Mais, en ce cas, pourquoi diable n’y êtes-vous pas restés quand Bénigne vous l’a proposé?

-    Parce qu’on était idiots, soupira Léon. On espérait retrouver des choses que l’éloignement et le voyage rendaient bien plus belles qu’elles ne sont. On ne savait pas!

-    Vous voulez naviguer alors que vous avez été malades comme des bêtes?

-    Qui parle de naviguer? On a des bras pour travailler, reprit Ancelin. Bénigne et Pierre, ils travaillent le bois de charpente. Je peux m’y mettre.

-    Et ils auront besoin de voiles pour leurs bateaux. Je peux les coudre, renchérit Léon.

-    Et toi? dit Hughes en regardant Nicolas.

-    Moi? Moi, je veux embarquer! s’écria le garçon, les yeux soudain pleins d’étoiles. Vous savez bien que les voyages m’attirent. Je suis un curieux, moi.

-    Je sais. Mais puisque vous savez où vous voulez aller, pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici, au risque d’être emmenés ailleurs? Il fallait prendre la route et aller tout droit à Rochella.

-    Je vais vous dire, fit Ausbert après avoir consulté ses compagnons du regard. Mais pardonnez-nous si on a l’air de s’occuper de ce qui ne nous regarde pas. Voilà. Quand on a quitté Rochella, il nous a semblé que vous n’aviez pas vraiment envie d’en partir. Vous êtes resté longtemps à regarder la mer du haut de votre cheval. Et puis vous regardiez aussi dame Pernette, comme si vous étiez quelqu'un en train de se noyer et elle une petite branche. Trois fois vous êtes revenu vers elle.

C'était vrai. Hughes avait eu beaucoup de peine à quitter Pernette. Elle avait été la compagne de Marjolaine, elle l’avait aimée, soignée et il avait l’impression que si, au monde, quelqu’un pouvait savoir où elle se cachait, c’était elle. Pourtant Pernette était claire, limpide comme une source. Si elle disait qu’elle ne savait rien, on devait la croire.

Brusquement, Hughes demanda :

-    Avez-vous eu des nouvelles de dame Marjolaine? Savez-vous ce qu’elle est devenue?