Brusquement, il se courba. L’un des moines arracha sa chemise. L’autre retroussa l’une de ses manches et, levant un fouet de cuir, l’abattit de toute sa force sur le dos offert.

Terrorisée, horrifiée, Marjolaine voulut crier, s’élancer, mais Bran Maelduin la retint d’une main vigoureuse, tandis qu’il appuyait l’autre sur sa bouche.

-    Tais-toi! gronda-t-il en latin. Tu n’as pas le droit. Il a choisi de subir devant toi cette pénitence publique. C’est sa manière à lui de te dire son amour. C’est aussi, pour que tu ne l’oublies jamais, sa manière de te dire adieu...

Le fouet était retombé une fois, deux fois, dix fois. Les dents serrées, Hughes s’efforçait de retenir des gémissements de douleur. Le sang coulait à présent sur le dos labouré. Soudain il releva la tête. Marjolaine vit sa face inondée de sueur, ses yeux verts pleins de larmes qui, comme s’il avait toujours su où elle était, cherchèrent les siens.

-    Je t’aimerai toujours, souffla-t-il.

Et il s’abattit sur les marches sans connaissance. Le cierge roula à terre. Bertrand retint le bras du moine qui allait frapper encore.

-    Ça suffit! Il avait dit vingt.

D’un pas lent et solennel, il alla plier le genou devant le tombeau, y déposa les éperons d’or puis, revenant vers Hughes qui gisait toujours en travers des degrés, abandonné par les moines qui étaient repartis, leur office terminé :

-    Frère Bran, dit Bertrand, voulez-vous m’aider à l’emporter? Vous le soignerez bien une dernière fois? Adieu, dame Marjolaine... adieu, Aveline...

Mais ni l’une ni l’autre ne l’entendirent. Marjolaine sanglotait dans les bras de Pernette et Aveline s’était évanouie dans ceux d’Agnès.

L’orgue préluda. Les chantres de la cathédrale entonnèrent le Veni Creator, tandis que se mettait en marche le cortège de l’évêque qui, vêtu d’une belle chape dorée, entrait pour célébrer la grand-messe. Devant lui, un diacre se hâta d’essuyer les taches de sang qui maculaient les marches de pierre du maître-autel.


Le lendemain, ayant dit adieu à ceux qui, durant trois grands mois, avaient été leurs compagnons de route, Marjolaine, Aveline, Pernette et Colin quittaient Compostelle par la porte de la Fajera qui regarde vers le sud-ouest. Monté sur un âne, Bran Maelduin avait décidé de les escorter un petit bout de chemin.

A peu de distance de la ville, la route s’épanouissait en une patte d’oie. Ce fut là que Bran s’arrêta. Son bras noueux se tendit vers le chemin qui remontait vers le nord.

-    La Coruña par là, dit-il. (Puis faisant opérer à son âne un demi-tour et désignant un autre chemin :) Par là, Noya. (Il vint à Marjolaine et, sans descendre de sa monture, prit sa main dans les siennes.) Demain, dit-il affectueusement, sire Hughes prendre cette chemin. Pas de regrets tu avoir, ma sœur?

-    Si, d’immenses... d’infinis regrets que je porterai toute ma vie comme une croix. Rien n’était possible entre nous. Pourtant, je l’aime tant, frère Bran! Il ne me quittera jamais jusqu’au jour de la délivrance. Dites-lui cela. Il aura peut-être moins mal.

-    Je dire! Dieu aller avec toi, petite Marjolaine, et avec toi Aveline, et avec toi Colin, et avec toi Pernette.

-    J’ai honte, dit la jeune femme. Je suis la seule qui va rejoindre celui qu’elle aime.

Marjolaine, en effet, avait proposé à Pernette de la ramener elle-même à Pierre. De Blaye à Rochella le chemin ne devait pas être bien long. Elle sourit à sa jeune amie.

-    Il ne faut pas, Pernette. Tu as bien mérité ton bonheur. Il me donne le courage d’aller jusqu’au bout. Adieu à présent, frère Bran, puisque nous ne nous reverrons plus.

Brusquement, Bran Maelduin rougit de colère.

-    Tu pas dicter à Dieu ce quoi il devoir faire! Je jamais dire adieu!

Et talonnant son âne auquel il fit effectuer une magistrale volte-face, Bran Maelduin reprit le chemin de Compostelle.

-    Allons, dit Marjolaine. Nous avons dix lieues à faire.

Elle lança sa mule sur la route du nord dans l’espoir que le vent sécherait ses larmes.

ÉPILOGUE

Un chemin pour l’éternité

La neige recouvrait tout. Il faisait froid et noir, car le jour semblait sortir à peine de la nuit pour ne donner que bien peu de lumière. Il flottait durant quelques heures au-dessus de la terre glacée, indécis et blafard, comme un malade qui s'oblige à faire quelques pas puis retombe exténué dans l’obscurité de son lit. Le vent hurlait en courant d’un bout à l’autre de la plaine.

Assis devant l’âtre de sa grande salle où brûlait un monceau de bûches, Hughes de Fresnoy se pencha pour prendre le pot de vin aux herbes qu’un page avait posé sur la pierre brûlante afin qu'il se tînt chaud. Il en vida d’un trait une bonne moitié.

Fort et épicé, le vin entra en lui comme une flamme parfumée qui épanouit aussitôt, irradiant sa chaleur jusqu'au bout de ses doigts. C'était l'instant, bien fugitif, où Hughes avait l'impression qu'il redevenait vivant. Alors il avala le reste du pot pour prolonger la divine sensation, puis le rejeta avec une grimace avant de brailler qu'on lui en apportât un autre.

Cette fois, ce fut une servante qui accourut, excusant le page qui était aux écuries, offrant un nouveau pot. Hughes s’en saisit avec avidité et, comme la fille restait là, il leva les yeux sur elle.

- Eh bien, va-t'en! Qu’attends-tu? grogna-t-il.

Comme elle ne répondait ni ne bougeait, il la regarda mieux et reconnut la Perrine, la servante qu'il réclamait toujours jadis quand il allait aux étuves parce qu’elle savait laver un homme aussi bien que lui faire l’amour.

-    Tiens! Où étais-tu donc passée? Je ne t’ai pas vue depuis mon retour.

-    J’étais grosse et dame Ersende ne veut pas que les femmes travaillent quand elles sont dans l’attente, ni après la venue du petit, au moins pendant quelques semaines. A présent me voilà... tout à votre service, seigneur!

Sa voix était émue, mais ses yeux brillaient et sa bouche humide tremblait un peu. Sous prétexte de mieux étaler la paille sous les pieds du baron, elle s’agenouilla, s’arrangeant de façon à ce que son regard pût plonger plus facilement dans l’ouverture lâche de sa chemise qu’elle avait déboutonnée discrètement. Elle avait de beaux seins veinés de bleu pâle que la maternité avait gonflés davantage encore. Mais alors que jadis une telle vue eût allumé l’incendie dans le sang du baron, elle le laissa cette fois parfaitement indifférent.

-    Les hommes suffisent pour mon service, dit-il sans dureté. Reste à celui de dame Ersende. Elle est bonne et tu y es bien. Et puis maintenant que tu as un fils... c’est bien un fils? (Elle fit signe que oui, débordante de fierté.) Alors occupe-toi de lui. Et surtout, occupe-toi davantage de ton homme. Laisse-moi à présent. Ah, non! Va aux écuries et dis au jeune Geoffroy qu’il s’occupe à me rapporter du vin.

Elle s’éloigna en tramant les pieds, visiblement déçue, tandis qu’Hughes commençait à lamper son vin en regardant d’un œil vague les flammes danser au milieu des bûches. Un léger rire l’interrompit de nouveau.

-    La Perrine ne te plaît plus? Il me semble qu’elle est pourtant plus appétissante qu’avant ton départ. Tu l’aurais dévorée à belles dents autrefois.

Gerbert de Fresnoy venait d’entrer, secouait la neige qui collait à son grand manteau bleu, en détachait le fermail d'or et le jetait sur un banc avant de venir rejoindre son frère devant la cheminée pour offrir au feu ses bottes trempées qui se mirent à fumer.

-    Tu pues! grogna l’aîné. Quant à la Perrine, non, vraiment, elle ne me dit plus rien. Ni aucune autre d’ailleurs! Je suis las de ces souillons sur lesquelles je me vautrais comme un porc!

-    Tu as changé.

Le silence enveloppa les deux hommes, bientôt troublé par l’entrée prudente du jeune page Geoffroy de Cérizy, un petit cousin d’Ersende, qui arrivait portant un pot de vin, comme s’il se fut agi du saint sacrement.

-    Pardonnez-moi, sire Hughes, commença-t-il, mais j’étais...

-    Tiens, donne-moi donc ça! coupa joyeusement Gerbert. Je suis gelé moi...

-    Hé là! protesta Hughes. C’était pour moi.

-    Tu n’auras qu’à en demander d'autres. D’ailleurs, on va bientôt mettre les tables pour le souper et corner l’eau. Et puis tu bois trop!

-    Qu'est-ce que tu veux faire d’autre par un temps pareil?

-    Une foule de choses. Tu n’étais jamais en peine autrefois quand tu avais du temps devant toi.

-    Parbleu! ricana l’autre. J’allais coucher avec une fille.

-    A la limite, j’aimerais mieux que tu continues. Ce serait moins mauvais pour ta santé.

Gerbert but lentement deux ou trois gorgées, tout en observant son aîné par-dessus le bord du hanap qu’il reposa bientôt. Il ne reconnaissait plus son frère. Depuis qu’il était rentré, quelque dix-huit mois plus tôt, de cet incroyable pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle pour lequel il était parti sans prévenir personne, grâce à quoi on l’avait cru mort, Hughes de Fresnoy n’avait plus jamais été le même. Sa vitalité énorme, cette espèce d’appétit de vivre qui le portait aux pires excès, cette goinfrerie de grand air et de chair fraîche qui en faisait le coq le plus infatigable d’au moins trois comtés, tout cela avait disparu, balayé, emporté par on ne savait quel mauvais vent. Gerbert et sa jeune épouse Ersende avaient vu revenir un homme sec comme un sarment de vigne, aussi brun qu'un Sarrasin, mais sombre et triste comme une maison abandonnée depuis longtemps.

C’était à cela d'ailleurs qu’il faisait penser : une demeure vide. Hughes de Fresnoy faisait mouvoir une grande carcasse sans âme, un assemblage d’os, de muscles et de nerfs que rien ne semblait plus capable d'émouvoir. Il avait écouté sans paraître s’y intéresser le moins du monde son frère lui rendre avec exactitude les comptes de sa gestion, l’avait félicité d’une voix monocorde, puis l’avait prié de continuer comme s’il n’était pas là.