La porte de France avala le cortège qu’une foule attendait déjà, resserrant la rue, se pressant en commentant leur apparence. Il y avait là aussi les valets des auberges, venus pour récupérer ceux des arrivants qui leur paraissaient le plus argentés et, autour de ceux qui avaient chevaux ou mules, on se battait presque. Pourtant, ces gens savaient bien que personne ne les suivrait avant d'avoir fait, à la cathédrale où était le tombeau, la première oraison.

La foule était si dense que Marjolaine ne vit pas Hughes qui se tenait dans l’ombre de la porte. Mais Bran Maelduin, lui, le vit et lui fit signe de les suivre.

Depuis qu’il les avait quittés, Marjolaine vivait dans un brouillard gris que ne perçait plus le soleil. A cause de son pied blessé qui lui interdisait la marche, elle n'avait plus quitté sa mule et se laissait porter par elle sans rien voir, sans rien entendre. Elle ne participait plus aux prières communes ni aux chants. C'était comme si, en s’éloignant d’elle, Hughes avait emporté avec lui un organe essentiel à sa vitalité et ceux qui l’entouraient regardaient avec une sorte de crainte cette femme qu’ils croyaient bien connaître et qui, cependant, leur apparaissait maintenant somme toute différente. Sa voix était toujours aussi douce, ses gestes toujours aussi mesurés et sa gentillesse intacte. Le changement tenait tout entier dans son sourire, beaucoup plus rare à présent et plus figé que bienveillant, et surtout dans ses yeux qui n’avaient plus de lumière.

La cathédrale, dont les chrétiens du monde entier rêvaient plus encore que de Rome et presque autant que de Jérusalem, apparut enfin aux yeux des pèlerins, passé l’angle d’une rue. Certains se mirent à pleurer : là, devant eux, ils voyaient apparaître, les accueillant et les bénissant, le Christ en majesté et le glorieux saint Jacques dont ils espéraient tant. Et puis l’église, resplendissant de toutes ses pierres claires qui semblaient absorber le soleil, l’église immense avec ses tours et ses trois portails sculptés, ses neuf nefs inférieures, ses six nefs supérieures entourant une grande chapelle qui était celle du Sauveur, l’église qui leur parut le témoin même de la gloire de Dieu. Avec un sanglot, Agnès de Chelles tomba à genoux pour s'avancer vers le seuil de la demeure divine.

Les gens de France devaient entrer par le portail nord devant lequel se trouvait l'hospice des pèlerins pauvres. Au-delà s’étendait un parvis auquel on accédait en descendant neuf marches. Au bout de ces marches s'élevait la plus belle fontaine qu’ils eussent jamais vue : une immense vasque de pierre où quinze hommes eussent pu se baigner et d'où jaillissait une haute colonne de bronze. En haut de cette colonne, quatre lions de pierre crachaient une eau claire que le soleil faisait étinceler. Au-delà c'était le marché, le plus bruyant et le plus pittoresque marché que ville sainte eût jamais : outre les petites coquilles Saint-Jacques que tout pèlerin se devait de rapporter, on y trouvait les productions locales : outres de vin et jarres d'huile, besaces en peau de cerf, chaussures pour remplacer celles que le voyage avait usées, ceintures, manteaux, panières, ainsi que des herbes médicinales à pleines bottes et même des onguents tout préparés.

Mais sur tout cela Marjolaine posait un regard presque indifférent et si, dans sa poitrine, son cœur avait battu plus vite à la vue de la cathédrale comme il avait battu plus vite en pénétrant dans la ville, c'était parce que dans cette ville respirait l'homme qui avait envahi son âme, parce que dans cette cathédrale il allait l'attendre pour cette dernière entrevue qu'elle espérait et redoutait sans pouvoir démêler lequel de ces deux sentiments l'emportait. C'était comme si le feu de l'amour avait brûlé sa foi.

Aidée de Colin et d’Aveline, elle descendit de sa mule puis, portée plus que soutenue par eux, elle pénétra dans l’ombre fraîche des hautes voûtes. Instinctivement, son regard se détourna, chercha celui de Bran Maelduin. Etait-ce le moment de l’ultime rencontre?

- Non, murmura le moine en réponse à sa question muette. Demain, avant grande messe.

Marjolaine alors s’efforça de prier, mais le cœur n'y était pas et elle s'en effraya. Qu’était-il advenu d’elle au cours de ce long chemin pour que la piété d'autrefois eût disparu? Jadis, elle ne pouvait approcher d’un autel sans se sentir transportée d'amour et de joie. Aujourd’hui, à l'instant d'aborder l'un des hauts lieux de la chrétienté, de s’agenouiller au tombeau du grand saint Jacques, elle n’éprouvait plus rien, aucune étincelle de joie. Son cœur n’était que douleur et ténèbres. Et ce n’était ni le Divin Sauveur ni le Dieu Tout-Puissant qu’elle appelait dans sa détresse : c’était le regard, le sourire, la chaleur d’un homme qu’elle savait bien semblable à tous les autres hommes mais qui, pour elle, était unique.

A l'auberge de L'Homme sauvage où la petite bande s’installa après que Marjolaine eut exigé de payer pour tous, elle s'enferma dans une chambre si étroite qu'elle ressemblait à une cellule de nonne dont elle avait d'ailleurs l'absence de confort. Mais c’était l’unique pièce que l'on pût donner à une personne seule. Pernette, Aveline et Agnès avaient protesté, mais elle avait tenu bon, acceptant seulement qu’on l’aide à se déshabiller et à se coucher après une rapide toilette.

Toute la nuit, elle resta sur son étroite couchette, étendue les yeux grands ouverts, les mains nouées nerveusement sur son estomac, guettant l’aurore, essayant encore de prier pour trouver la force d’affronter ce qui allait venir. Qu’allait-il lui dire? Quelles prières lui adresserait-il? Et que répondrait-elle? Aurait-elle seulement la force de le rejeter encore, de lui dire en face que jamais de sa vie elle ne le reverrait, qu'il devait l'oublier parce qu'il appartenait à une autre et qu'entre eux il n'y avait pas d'amour possible?

- Il le faudra bien, pourtant, murmura-t-elle. (Puis, tournant la tête vers l'étroite fenêtre par laquelle on commençait à distinguer l'un des clochers de l'église :)

Mais ensuite, Seigneur, accordez-moi de mourir vite, très vite!

Le jour venu, elle laissa ses compagnes l’habiller et la coiffer avec plus de soin encore que de coutume. Elle mit la meilleure robe qu’elle possédât encore; une robe de fine soie violette qu’elle avait apportée en vue de la grand-messe de Compostelle. Elle avait maigri durant le voyage et le vêtement flottait un peu autour d’elle, mais elle vit dans les yeux des autres femmes qu’en dépit des fatigues endurées elle était toujours très belle.

Avant de partir, elle prit Aveline à part. Les yeux de la petite étaient rouges des larmes versées et elle l’embrassa.

-    Je te le répète. Aveline, si tu veux suivre ton ami, tu es libre.

-    Mais lui ne l’est pas. Il ne voudra pas contrarier les siens en épousant une servante.

-    Qu’en sais-tu? Pernette est fille noble, pourtant elle s’est enfuie avec Pierre qui est simple charpentier. Si Bertrand t’aime, il te priera de rester.

-    Non, dame! Il m’aime sans doute car il le dit et je le crois vrai. Mais il aime son honneur et aussi son seigneur dont il ne se séparera jamais. Je crois que, si vous le voulez bien, je vous suivrai là où vous irez comme il le suivra là où il ira. J’essaierai d’être aussi brave que vous.

Les cloches déversaient sur la ville des vagues d’harmonies joyeuses quand Marjolaine et les siens pénétrèrent dans la cathédrale. Seul Bran Maelduin manquait mais il avait dit, la veille, qu’il les rejoindrait là-bas. Il les attendait en effet près d’un des grands bénitiers du portail nord et prit la main de Marjolaine pour la guider vers le maître-autel où était le tombeau, disparaissant presque sous une forêt de cierges jaunes.

Il y avait déjà beaucoup de monde dans l’église, les pèlerins se groupant par « langues » autour de leurs guides mais, apparemment, le moine Irlandais avait réussi à se faire réserver des places pour ses amis et lui-même. C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent à quelques pas seulement du tombeau qu’une cohorte de malades assiégeait de ses supplications, tendant des mains maigres ou boursouflées qui n’étaient parfois que des moignons. Des aveugles accrochés les uns aux autres et guidés par un moine approchaient lentement, des estropiés sautillaient sur des béquilles, des pénitents chargés de chaînes ou couronnés d’épines se traînaient sur les dalles déjà usées par tant de foules. Ils ressemblaient à un cortège de fantômes errant dans le brouillard d’encens qui s’échappait de grands vases dorés.

Soudain, Bran Maelduin saisit la main de Marjolaine.

- Regarder! ordonna-t-il en désignant de la main un groupe qui venait juste derrière la file d’aveugles.

Et Marjolaine, le cœur défaillant, vit s’avancer Hughes...

Très droit, les yeux fixés sur le buisson ardent de l’autel, il s’avançait lentement dans la nef. Sa tête était nue et ses mains croisées portaient un grand cierge allumé.

L’étrangeté de son costume frappa Marjolaine car il ne portait que sa chemise et ses braies serrées aux hanches. Ses pieds étaient nus. Derrière lui marchaient deux moines en froc noir, le visage masqué d’une cagoule. Enfin venait Bertrand portant, sur un coussin, une paire d’éperons d’or.

Devant eux, la foule des pèlerins s’écartait avec une sorte de respect mêlé de curiosité. Contre son bras, Marjolaine sentit frémir celui d’Aveline en même temps qu’une boule se nouait dans sa gorge. Qu’est-ce que tout cela signifiait?

Hughes vint jusqu’aux marches de l’autel qu’il ne cessait de fixer et là s’agenouilla. Il pria un instant en silence puis redressa la tête et d’une voix forte s’écria :

-    Moi Hughes, baron chrétien, seigneur de Fresnoy et autres terres en pays de Vermandois, je viens à toi, monseigneur saint Jacques, apôtre des Gaules et bien-aimé de Dieu, pour t’implorer, te supplier d’obtenir du Dieu Tout-Puissant pardon et miséricorde pour les crimes, fautes et péchés que j’ai commis tout au long de ma vie d’orgueil et de folie. J’ai péché contre toi car je n’ai pris la route des étoiles qui mène à toi que pour l’amour d’une femme et, à cette femme dont un roi ne serait pas digne, je n’ai su causer que douleurs et souffrances. A toi que j’ai trompé, à elle que j’aurais pu souiller, à ceux qui me suivaient et que j’ai scandalisés, je demande pardon, merci et pitié pour les tourments que j’endure et que n’apaiseront pas ceux que je réclame.