Le jour passa, épuisant, désespérant. Tandis que les hommes battaient la campagne dont les ondulations jaunes ressemblaient à des dunes de sable, les femmes agenouillées dans l’église priaient. Seule Pernette avait voulu suivre les recherches.

Elle avait interrogé Bertrand. Avait-il parlé à son maître? Oui, il l’avait fait mais seulement le matin quand, avant l’aube, il était rentré. L’écuyer avait fidèlement rapporté ce qui s’était passé entre eux, juste avant que l’on apprît la disparition de Marjolaine.

-    Ainsi, conclut Pernette, sire Hughes était avec cette femme cette nuit. Où sont-ils allés?

-    Je n’en sais rien. Dans ce pays pelé, je ne vois pas où ils ont pu trouver asile. Il n’est tout de même pas allé la rejoindre dans la maison de l’alcade.

-    Certainement pas. Elle a dû sortir. Peut-être en même temps que Marjolaine. Si elle les a vus... Mon Dieu, il faut la retrouver! Elle a dû avoir si mal! Dieu sait ce qu’elle a pu faire! S’enfuir droit devant elle ou pire encore!

-    La rivière est à sec, elle n’a pas pu s’y jeter. Et je ne vois pas comment elle aurait pu faire pour se détruire dans ce désert.

-    Quand on veut mourir, on trouve toujours un moyen. Rappelez-vous Modestine. Il faut fouiller partout, dans le moindre trou que l’on pourra trouver.

C’était ce que l’on avait fait durant des heures mais sans succès. A présent le soleil était bien près d’achever sa course et les hommes découragés revenaient les uns après les autres. Seul Hughes, escorté de Guegan et des chiens, s'obstinait, accroché à cette idée simple qui l’empêchait de devenir fou : Marjolaine n’avait pu se volatiliser. Et pourtant, il semblait bien qu’elle eût complètement disparu de la surface de la terre.


Pendant ce temps, Fulgence s'ennuyait. Sous le coup de l’émotion causée par la disparition de Marjolaine, on ne s’était guère occupé de lui ce jour-là. Ausbert Ancelin, son habituel mentor, courait la campagne comme les autres et l’avait laissé à la seule compagnie de Léon Mallet qui ne s'était guère déplacé à cause d'une cheville qui le faisait sérieusement souffrir et qui, fatigué d'ailleurs par la chaleur, avait été prier à l'église après avoir vaguement participé aux recherches. Puis il s’était endormi. Et Fulgence, qui n’avait pas la moindre envie de dormir, en avait profité pour aller faire un petit tour.

Quittant l'hospice dont le chantier demeurait désert, il se dirigea vers le lit presque à sec d’une assez large rivière qui se trouvait à environ un quart de lieue du village. Tout à l'heure avec Mallet, il était passé près de ce ravin pierreux où poussait tout de même quelque végétation et il y avait aperçu des fleurs jaunes qui l'avaient tenté. Tout naturellement il avait voulu descendre les chercher, mais Léon n'avait rien voulu savoir. On n'était pas là pour cueillir des fleurs et, en outre, il avait besoin du bras de son compagnon pour rentrer au gîte. Du coup, Fulgence avait boudé : il avait envie plus que jamais de ses fleurs.

Avec l'espèce d'instinct que déploient les fous lorsqu'il s'agit de satisfaire un désir, le moine de Saint-Denis retourna droit à l'endroit qu'il avait remarqué et poussa un grand soupir de satisfaction en constatant que les fleurs étaient toujours là. Retroussant sa robe élimée et effrangée, il entreprit donc de descendre parmi la pierraille et les rochers pour les atteindre.

A cet instant Colin, revenant avec Pernette de leur quête décourageante, aperçut la robe du moine qui s'agitait en contrebas du chemin.

-    Allons bon! grogna-t-il. Léon a laissé filer le fou. Le voilà qui cueille des fleurs à présent.

-    Ce n'est pas bien méchant, soupira Pernette qui ne sentait plus ses jambes. Je n'aurais jamais cru qu'il pût pousser une seule fleur dans ce désert jaune.

-    N'empêche qu'on ne peut pas le laisser là. Je vais le chercher.

A son tour, le jeune homme, pestant et ronchonnant, descendit vers le lit asséché. Mais à peine eut-il rejoint Fulgence qu'il l'abandonna aussitôt. En face de lui, de l'autre côté de la ravine, il venait d'apercevoir, à demi cachée par une touffe de grands roseaux que l'on pouvait voir du chemin mais sous un angle différent, une forme sombre qui lui fit battre le cœur.

Aussitôt il bondit, sautant de rocher en rocher ou enfonçant dans le sable gravillonneux, et atteignit les roseaux. Le hurlement qu’il poussa dut s’entendre jusqu’au fond de la province.

-    La voilà, Pernette... La voilà, je l’ai trouvée!

Le cri de joie de la jeune femme répondit au sien et, à son tour, elle s’élança vers le fond de la rivière. Cependant, Colin examinait Marjolaine avec inquiétude. L’idée qu’elle pouvait être morte ne l’effleura pas car elle était très rouge, mais elle semblait inconsciente et sa respiration était difficile. Il posa sa main sur le front de la jeune femme et le trouva brûlant : en dépit du frêle rempart des roseaux, le soleil avait dû taper d’aplomb sur elle.

-    Retournez-vous, je vais ouvrir sa robe, dit Pernette qui arrivait auprès de lui. Il faudrait un peu d’eau.

-    Ne croyez-vous pas que le mieux serait de l’emporter à l’hospice? Aidez-moi à la soulever. Je peux la porter jusque-là.

Mais quand il voulut la soulever. Marjolaine poussa un gémissement et Pernette, qui s’apprêtait à saisir ses chevilles, suspendit son mouvement : le pied gauche de la jeune femme faisait avec sa jambe un angle inhabituel.

-    J’ai bien peur qu’elle ne se soit cassé une jambe. Il faut un brancard pour la ramener. Allez chercher du secours, Colin, je resterai auprès d’elle, mais courez car le soleil se couche.

Colin partit comme une flèche. Cependant, Pernette, après avoir délacé la robe de la blessée, allait jusqu’au filet d’eau qui s’obstinait à couler entre les bancs de sable, y trempa son mouchoir et revint l’étendre sur ce visage dont la rougeur l’effrayait presque autant que l’inconscience de la jeune femme et sa respiration si peu naturelle.

Il ne s’écoula guère qu'une demi-heure jusqu’au retour de Colin escorté de deux moines portant une sorte de civière, faite de roseaux et de toile grossière. Bran Maelduin les précédait. Sa robe retroussée à deux mains, il trouvait le moyen de courir encore plus vite.

Le diagnostic de l'Irlandais fut vite établi.

-    Etre le soleil! Elle chuter nocturnement, démolir sa pied, trouver juste force pour l'abri dans la roseau, puis soleil taper dessus!

-    Mais enfin pourquoi n'a-t-elle pas crié? Nous sommes passés ici au moins deux fois sans rien voir.

-    Elle était peut-être déjà inconsciente. Elle s'est peut-être aussi tapé la tête en tombant, dit Pernette. Enfin, elle n'avait peut-être pas tellement envie d'être sauvée.

-    Pas envie d'être sauvée? Pourquoi? fit Bran Maelduin.

La jeune femme rougit.

-    Je ne sais pas. Une idée. Elle était tellement triste tous ces jours. C'était comme si la vie lui était de plus en plus à charge.

-    A cause de le seigneur baron?

Cette fois, Pernette ne répondit pas, se contentant de détourner la tête. Il était décidément bien difficile de dissimuler la moindre chose à la perspicacité de ces candides yeux bleus. Il y avait des moments où Bran Maelduin donnait l'impression qu'il avait le pouvoir d'ouvrir les cœurs humains et d'y lire sans la moindre difficulté.

Installée avec précaution sur la civière, Marjolaine, à qui Bran Maelduin avait réussi à faire boire une gorgée d'eau, fut ramenée au village toujours inconsciente, au milieu de la gloire triomphante d'un admirable coucher de soleil. La terre, le ciel et les montagnes, qui déjà bleuissaient, semblaient faits d'or en fusion, mais aucun de ceux qui entouraient la jeune femme ne participait vraiment à cette splendeur. Pernette se demandait seulement, le cœur serré, si dans toute cette lumière elle n’allait pas voir s’ouvrir pour la douce Marjolaine les portes d’or du paradis.

En arrivant, on trouva tout le monde rassemblé, sauf Hughes qui n’était pas encore rentré. Au milieu d’un profond silence, le petit cortège gagna la maison de l’alcade où les servantes et la maîtresse du logis s’étaient hâtées de préparer le meilleur lit. Aidée d'Aveline en larmes et d’Agnès de Chelles, pas beaucoup plus vaillante, Pernette y coucha Marjolaine, mais ce fut Bran qui la déchaussa, découpant sans hésiter sa chaussure pour dégager le pied qui, heureusement, ne présentait aucune blessure apparente. Peut-être n’était-il que déboîté.

Profitant de l’inconscience de la jeune femme, il remit le pied en place puis, de ses doigts habiles et singulièrement légers, il procéda à un examen aussi consciencieux que possible.

- Possiblement pas cassé, murmura-t-il.

Pendant que, sur ses instructions, Pernette, à intervalles réguliers, faisait boire à Marjolaine une gorgée d’eau, il réclama de la graisse de mouton, y écrasa quelques feuilles sèches, en fit une pommade qu’il étala sur la cheville meurtrie avant de l’envelopper d’une bande de toile fine puis d’une autre bande plus raide. Cela fait, il baigna doucement le visage brûlé par le soleil puis, réclamant de l’huile d’olive, l’en enduisit, avant de mettre des compresses humides.

Hughes revint à cet instant, rappelé par la cloche de l’église, dont on avait convenu qu’elle frapperait un certain nombre de coups pour prévenir que la jeune femme était retrouvée. Les femmes et Bran Maelduin le virent surgir comme un fou dans la chambre où l’on soignait Marjolaine. Il avait tant couru et tant transpiré qu’il était ocre des pieds à la tête, et que les femmes, à son aspect, poussèrent un cri de frayeur. Mais il n’y prit pas garde : il ne voyait que cette forme étendue, ce visage que des linges sales lui cachaient de nouveau.