En vérité, Bertrand ne comprenait plus grand-chose au comportement de son maître depuis que la comtesse Dagmar avait fait son entrée dans sa vie. Cet homme, qui se disait éperdument amoureux de la douce Marjolaine, amoureux au point de tout abandonner pour la suivre sur les pires chemins d’Europe, semblait avoir complètement oublié pourquoi il avait entrepris ce voyage insensé. Depuis Puente la Reina, il s’entretenait souvent avec la Danoise et, bien que leurs conversations fussent plutôt réduites par les difficultés du langage, il semblait prendre plaisir à sa compagnie. En fait, il se laissait adorer par cette femme avec la satisfaction apparente d’un matou qui, après un bain dans une rivière glacée, retrouve la chaleur familière d’un bon feu.

Évidemment, le Fresnoy qu’il avait connu jusqu’à l’aventure de Tours, paillard, coureur de jupons, toujours entre deux lits, courant de la couche de l’une aux bras de l’autre, n’avait rien de commun avec le chevalier de chanson de geste, épris de pur amour et de haute spiritualité, qu’il s’efforçait d'être depuis qu’il avait rencontré Marjolaine. Et, en fait, c’était le vieil homme que la pulpeuse Dagmar avait réveillé avec ses grands yeux bleus faussement innocents, qui rappelaient si fort à Bertrand ceux d’Osilie Le Housset. Bertrand ne s’y trompait pas quand, presque chaque soir, son maître quittait la chambrée commune au moment du coucher en disant qu'il s’en allait prendre l’air. Il ne rentrait en général que deux heures après et tellement fatigué qu'il tombait sur sa paillasse comme une masse pour s’y endormir d’un sommeil de plomb.

N’ayant jamais cru à la possibilité d’un avenir quelconque avec une jeune femme belle comme une fée, mais dont la manière de vivre était celle d'une nonne, Bertrand n'avait vu aucun inconvénient à la soudaine volte-face sentimentale de son maître. C’était même mieux ainsi, car cela éviterait toutes sortes de complications, lorsque viendrait le temps du retour et de l’obligatoire séparation. Mais ce que venait de lui apprendre Pernette, ce qu’il avait deviné de la souffrance de Marjolaine, changeaient bien des choses.

Durant la marche du jour, l’écuyer tourna et retourna le problème dans son esprit. A cause de la chaleur et d'un orage qui avait menacé tout le jour et qui fit entendre son premier coup de tonnerre, on s’arrêta au bout de quatre lieues, dans un village aux maisons de torchis serrées autour d’une église et d’un hospice en construction. Les moines bâtisseurs n'avaient guère à offrir qu’une salle tout juste achevée dans laquelle les hommes s’installèrent, tandis que les femmes trouvaient abri chez l’alcade du village dont la maison forte s’élevait non loin du chantier. A peine d’ailleurs fut-on à l’abri que l’orage éclatait, laissant tomber sur la terre des trombes d’eau qui, en quelques minutes, la transformèrent en lac de boue rouge.

Bertrand apprécia à leur juste valeur le temps et le logement. Pour le soir, Marjolaine ne risquait pas de souffrir davantage : Hughes n’avait aucune chance d’aller rejoindre sa Danoise à moins d'apprécier l'amour dans la boue. D'autre part, il était difficile d'entamer une discussion intime, donc forcément épineuse, au milieu des autres hommes. Il n’y avait donc rien d’autre à faire qu’à attendre une occasion plus favorable et à passer une bonne nuit.

Ayant dévoré à belles dents son souper composé d’olives, de poisson séché et de pain de seigle heureusement arrosé d’un excellent vin castillan qu’il s’était procuré à Burgos, Bertrand s’endormit du sommeil du juste, bercé par le crépitement de la pluie sur les tuiles du toit et par les oraisons vespérales que murmurait Bran Maelduin. Il dormait si bien qu'il n’entendit pas l’orage s’éloigner vers les montagnes, le bruit de la pluie décroître peu à peu, puis cesser. Il n’entendit pas davantage Hughes se lever tout doucement, se diriger vers la porte, l’ouvrir et se glisser au-dehors. Les autres, il est vrai, ronflaient avec tant d’ardeur qu’ils auraient couvert le réveil d’une compagnie tout entière.

L’orage avait soigneusement balayé la nuit. Elle était claire et lumineuse, fraîche aussi comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps. Hughes aspira à longs traits la brise légère qui venait à lui chargée des odeurs de la terre mouillée. Une terre si aride et si dure qu’elle avait déjà bu presque toute l’eau déversée par le ciel. La boue ocre n’était plus que flaques espacées ici et là et, demain, redeviendrait poussière.

Levant la tête, il regarda la longue traînée scintillante de la voie lactée qui traçait un chemin laiteux sur le bleu profond du ciel. C’était le chemin de Saint-Jacques immense et majestueux, que le « Camino Francès », le chemin terrestre des pèlerins, suivait exactement, comme jadis les Rois mages avaient suivi l’étoile. Jamais sa splendeur n’avait frappé Hughes comme ce soir et il le contempla, ce grand chemin d’étoiles, avec une humilité toute nouvelle chez lui. Il en avait tant espéré en s’engageant follement sur la route de Galice à la suite de l’exquise et mystérieuse Marjolaine. A présent, il se sentait plus éloigné d’elle qu’il ne l’avait jamais été. Elle le fuyait, ne posant même plus sur lui l’un de ces regards bleus qu’il aimant tant. L'avait-il donc blessée à ce point quand il s’était laissé aller à son amour dans le jardin de Pampelune? Elle semblait malade depuis et triste aussi. Seul ce misérable Ausbert Ancelin qui la suivait comme un chien inquiet recueillait les rares sourires qui éclairaient encore son doux visage.

Hughes en était venu à penser qu'il lui faisait horreur et quand, à Puente la Reina, Dagmar s’était littéralement jetée à son cou, il l'avait acceptée comme un remède nécessaire, celui qu'il employait toujours à Fresnoy lorsqu’il avait quelque souci car le corps consentant d’une femme avait toujours été pour lui le meilleur baume. Dès le premier soir, il avait couché avec elle avec l'impression étrange de se retrouver plusieurs mois en arrière, quand il s'en allait rejoindre Osilie. La Danoise en avait les larges yeux un peu troubles, les seins fermes et la croupe généreuse. Elle en avait aussi le furieux appétit d’amour et, entre ses bras, Hughes s’était délivré avec soulagement d’une trop longue continence, pensant avoir définitivement exorcisé le sortilège qui le retenait prisonnier de deux yeux couleur de mer.

Mais il se trompait. Cela n’avait été qu’une impression fugitive chassée par le retour du jour, et sortant d'une chapelle, le simple passage de Marjolaine dans un rayon de soleil.

Par trois fois, il était retourné au lit de la Danoise. Par trois fois, à l'instant où il se répandait en elle, il s’était cru délivré, mais il oubliait Dagmar dès l’instant où il l’avait quittée. Le seul souvenir qui refusait de lâcher prise c’était celui, divinement doux et crucifiant tout à la fois, de la minute où il avait eu contre lui le corps de Marjolaine, les cheveux de Marjolaine et ses lèvres. Marjolaine qui ne le regardait plus et qui revenait à cet Ancelin dont elle avait prétendu avoir pitié.

Contrairement à ce qu’aurait pu penser Bertrand s'il l'avait vu sortir, Hughes n'avait aucunement l'intention de rejoindre la comtesse. Il avait simplement besoin d'un peu de solitude, besoin de se séparer un moment de ces gens dont le hasard et sa propre folie avaient fait ses compagnons de chaque instant. L'interminable longueur de la route lui pesait aussi. Peut-être eût-il abandonné une seconde fois s’il n’y avait eu la promesse faite à un mourant. Mais un chevalier pouvait-il sans renoncer définitivement à son honneur manquer à son serment?

Comme cela lui était arrivé dans les instants de doute et de découragement, il chercha, sous sa chemise, l’étrange emblème d’un peuple plus étrange encore, celui que Lusigny lui avait remis et dont il ne se séparait jamais. Chaque fois que ses doigts se refermaient sur lui, Hughes avait l’impression que la force et le courage lui revenaient.

Aux heures de plaisir, Dagmar lui avait posé bien des questions à ce sujet, elle avait même essayé de se faire donner, en digne fille d’Eve, ce qui lui semblait être un joyau unique. Il avait coupé court à toutes ses questions, en prétendant que cet objet était dans sa famille depuis des générations et que, sous peine de malédictions, il ne devait s’en séparer sous aucun prétexte. Superstitieuse, la Danoise n’avait pas insisté. Elle semblait au contraire prendre un plaisir pervers à sentir les pointes du trident s’imprimer dans sa peau quand Hughes la serrait contre lui et elle en recherchait le contact.

Les yeux levés vers les étoiles, le bijou serré dans sa paume, Hughes marcha lentement à travers le village. Ce fut quand il découvrit les murs quadrangulaires d’une maison forte qu’il s’aperçut qu’il était allé spontanément vers la demeure de l’alcade où les femmes avaient reçu accueil. Un vieil olivier tordu par tous les vents de Castille s’élevait à côté, non loin d’un auvent où l’on abritait la paille et les outils de culture. Hughes alla vers lui et s’adossa au tronc noueux, cherchant à imaginer derrière lequel de ces murs grossièrement crénelés reposait Marjolaine.

Il l’imagina étendue dans ses cheveux de soie claire, ayant dépouillé les lourds vêtements pour laisser l’air plus frais de la nuit caresser sa peau douce. Et son esprit la lui montra avec une précision si brûlante qu'elle lui incendia le sang. Qu'elle fût une miraculée ne signifiait plus rien pour lui, même si cela voulait dire que Dieu mettait sur elle un sceau d’interdiction.

Il avait faim et soif de cette femme. Il la voulait de toutes ses forces, de toute l’ardeur de sa jeunesse et de son exigeante virilité, dût-il, pour une seule heure d’amour, se damner irrémédiablement.

-    Qu'elle vienne seulement à moi! pria-t-il avec une fureur désespérée. Qu'elle vienne et que je sois maudit!