En vérité, Hughes ne semblait guère l’encourager et ne lui montrait pas plus d’empressement qu’il ne fallait, mais Marjolaine ne le voyait pas ainsi : pour elle le moindre regard que le baron adressait à son admiratrice ne pouvait qu’être chargé d’amour. Le chemin, pour la jeune femme, devint alors une longue souffrance car son corps, n’étant plus soutenu par un esprit serein, souffrit lui aussi.

Chaque jour, il lui était plus difficile de se remettre en route, cette route qu’elle s’obstinait à vouloir parcourir à pied dans l’espoir que la fatigue viendrait à bout de son tourment d'amour. Et cela en dépit des prières et objurgations de Colin, d’Aveline et même d'Ausbert Ancelin qui observait Marjolaine avec une inquiétude croissante. Abandonnant Fulgence le fou aux soins de Léon Mallet, il s'efforçait de lui offrir son bras dans les endroits difficiles chaque fois que c'était possible. Il pensait, en effet, que Marjolaine, poursuivie par le remords de l'avoir laissé condamner, s’astreignait volontairement, et à cause de lui, à une pénible pénitence.

Le soir où Marjolaine s’évanouit en arrivant à la halte, ce fut au tour de Pernette de s'inquiéter. Elle aussi observait sa compagne préférée. Elle s’était aperçue qu’elle ne mangeait guère, mais elle-même mangeait peu, la chaleur du jour et les relents de la cuisine locale n’excitant pas l’appétit.

Quand Marjolaine revint à elle, Pernette le lui reprocha vivement et, aidée d’Aveline, réussit à lui faire avaler un peu de lait de chèvre, du pain et du miel.

-    Vous n’irez pas jusqu’au bout, mon amie, si vous n’êtes pas plus raisonnable.

-    Je n'ai plus jamais faim. Seule l'eau me tente.

-    Il faut manger, sinon je préviendrai frère Bran. Je l'aurais fait si vous n’étiez revenue bien vite à vous.

-    Ne le faites pas. Il a bien assez à faire avec les autres. J’essaierai de manger davantage pour vous faire plaisir.

Rassurée, Pernette gagna son côté de la couche de fortune qu'on leur avait attribuée à toutes trois mais ne trouva pas le sommeil. Elle sentait que quelque chose n'allait pas et que le mal de Marjolaine ne venait pas uniquement de son manque d'appétit. Elle en eut la certitude quand, plus tard dans la nuit, elle l'entendit pleurer doucement, à petit bruit, pour ne pas éveiller ses compagnes qu'elle croyait endormies. Elle la laissa pleurer afin de ne pas la priver de ce soulagement qu'apportent les larmes, mais elle en chercha la raison. Il ne lui fallut qu'un instant, le lendemain, pour la découvrir : Hughes faisait le tour de ses compagnons pour leur dire bonjour quand apparut la comtesse Dagmar qui, naturellement, se précipita vers lui, non sans bousculer ceux qui s'en trouvaient proches. Pernette vit alors s'assombrir encore le regard las de Marjolaine qui se détourna et s'éloigna vers les chevaux comme si tout le reste de la scène avait cessé de l'intéresser. Dans son esprit, Pernette s'efforça de revoir le comportement de son amie depuis que la Danoise les avait rejoints définitivement et comprit que le mal était là : Marjolaine souffrait parce qu'elle aimait Hughes et le croyait épris de la fougueuse comtesse.

Ce n'était pas une constatation agréable et, sur le moment, Pernette chercha en vain quel remède pourrait être apporté au chagrin de son amie: on ne pouvait obliger la Danoise à quitter encore une fois le groupe et pas davantage prier Hughes de la tenir à distance. Peut-être le ferait-il s'il était possible de lui révéler les sentiments de Marjolaine, mais Pernette ne reconnaissait ce droit à personne. Même dans les meilleures intentions du monde, le secret de la jeune femme n'était qu'à elle seule.

Elle retournait la question tandis que le cortège du départ se formait au milieu de l'agitation habituelle, des sonnailles des muletiers, des dernières prières avant la route et des cris des gens du pays qui appelaient sur eux et leurs familles les bénédictions des pieux voyageurs. De l'angle d'une ruelle débouchèrent soudain Aveline et Bertrand qui se tenaient par la main et se regardaient dans les yeux. Ils se séparèrent en se voyant si proches des autres et Bertrand se dirigeait déjà vers son maître justement occupé à tenir l'étrier à la Danoise. Pernette, sans plus réfléchir, fonça sur lui.

-    Puis-je vous parler un instant, messire?

-    Bien sûr! Je crois que nous avons encore quelques minutes.

Pernette alors se jeta à l’eau. Délibérément, elle se plaignit de l'attitude égoïste et irresponsable de son maître. A quoi pensait donc messire Hughes de consacrer exclusivement ses soins à l'étrangère alors que tout le monde, ou presque, avait besoin de lui? Il ne faisait plus attention à personne sinon à cette grande cavale blonde qui l’accaparait. Certes, sire Odon de Lusigny ne lui avait pas confié son troupeau errant pour que le voyage lui permît de filer le parfait amour avec la dernière venue! Un pèlerinage n’était pas fait pour cela, d’autant que le seigneur de Fresnoy était marié et que, très certainement, la comtesse avait dû laisser, vu son âge et sa beauté, un quelconque époux dans son pays perdu. Ce n’était ni honnête ni convenable et, surtout, c’était d’un déplorable exemple pour les gens simples que le seigneur Hughes s’était chargé de guider.

Ayant tout lâché, Pernette s’arrêta hors d’haleine, laissant s'installer entre elle et Bertrand un petit silence assez gêné du côté de la jeune femme, légèrement surpris de la part de l'écuyer. Si une autre que Pernette était venue lui tenir ce langage virulent, Bertrand se fût contenté de sourire et de la prier d'adresser ses réclamations à qui de droit; cela aurait simplement signifié que son séducteur de maître avait encore fait des siennes. Mais il connaissait bien Pernette à présent et savait qu’aucun homme au monde, eût-il le charme et la beauté de Lucifer, ne pouvait rien contre un cœur qui était tout à Pierre. Ce cœur-là était de ceux qui ne se reprennent pas, une fois donnés. Il y avait donc autre chose.

Pour en savoir plus, il décida de pousser la petite dans ses retranchements.

-    Pourquoi venez-vous me dire cela à moi, Pernette? Je ne suis que l'écuyer de sire Hughes et je n’ai aucun droit de juger son comportement, encore moins de lui faire entendre qu’il se conduit mal, en admettant que ce soit le cas.

-    Il est difficile de penser autre chose : il est tout le temps avec cette femme!

-    Je dirais plutôt que c’est elle qui est tout le temps avec lui. Il y a une nuance... Mais d’où vient que vous vous intéressiez tellement à mon maître? L’éloignement vous a-t-il fait oublier celui que vous disiez tant aimer?

-    Quoi? Oublier mon Pierre?

Le cri d’indignation vibra énergiquement.

-    Alors?

-    Nous errons pour accomplir pénitence et obtenir merci de nos fautes! N’est-il pas scandaleux de voir ceux qui nous doivent l’exemple en faire si bon marché?

Bertrand se mit à rire.

-    Allons, Pernette, ne montez pas sur vos grands chevaux. Vous n’êtes ni prude ni tellement soucieuse du comportement des autres. Alors, si vous me disiez la vérité?

-    Quelle vérité?

-    La seule! Vous ne seriez jamais venue me tenir ce langage s’il s'agissait d'exprimer votre façon de penser. Ce n’est pas vous qui êtes choquée, c'est une autre. Une autre que vous voulez aider parce qu'elle est jalouse, parce qu'elle souffre peut-être...

-    Pas peut-être! Je vous en prie, sire Bertrand, puisque vous avez deviné la vérité, ne m'en demandez pas davantage.

-    Si, car j'ai besoin d'en savoir plus, si vous voulez que je vous aide. Cette autre, ce n'est pas Aveline qui, je crois, m'a donné sa foi. Et comme ce ne peut pas être cette sainte créature d'Agnès de Chelles qui d’ailleurs n’a plus l’âge des folies du cœur, je ne vois guère qu’une personne qui vous soit chère au point de vous inciter à cette étrange démarche. Cette autre, ce ne peut-être que...

-    Par pitié, ne dites pas son nom! Je me reproche déjà assez d’avoir livré un secret qui ne m’appartenait pas. Mais elle est si malheureuse, sire Bertrand, si malheureuse! Elle ne mange plus, elle pleure la nuit et elle s'oblige à peiner sur ce dur chemin pour expier cet amour qu’elle considère comme péché mortel. Alors qu'au moins votre maître n'étale pas ses amours sous ses yeux, qu’il la laisse gagner en paix le tombeau de l'apôtre qui peut-être la guérira.

Elle avait les larmes aux yeux et Bertrand sentit son cœur s'attendrir. Elle essuya rapidement son visage au revers de sa manche car, là-bas, on les appelait. Elle allait partir quand il la retint.

-    Encore un mot, dame Pernette. Vous considérez que c’est un si grave péché qu’aimer sire Hughes?

Elle leva sur lui son clair regard qui plongea bien droit dans le sien.

-    Il est marié, non?

-    Oui, mais...

-    Il n'y a pas de « mais ». Vous venez de répondre à ma place.

En allant rejoindre Fresnoy, Bertrand passa devant Marjolaine que Colin, prévenu par Aveline du malaise qu'avait éprouvé sa maîtresse la veille au soir, était en train d'installer de force sur sa mule en menaçant d’appeler à la rescousse le frère Bran ou même sire Hughes en personne, si elle ne se laissait pas faire. L’écuyer ne put s’empêcher de dévisager la jeune femme sous l’ombre du grand chapeau qui, après l’avoir préservée de la pluie, la gardait à présent du soleil trop ardent. Pauvrette! Quelle triste figure elle avait! Son joli visage semblait diminué de moitié et les cernes qui entouraient ses beaux yeux tristes en mangeaient toute la chair. Pourquoi donc Aveline ne l’avait-elle pas prévenu du piteux état de sa maîtresse? Il est vrai que, lorsqu’ils étaient ensemble, ils ne pensaient guère qu’à eux-mêmes, oubliant tous les autres d’un commun accord, même ceux qui leur étaient le plus chers. Il allait devoir faire quelque chose. Mais quoi?