Elle recula, enveloppa Hughes d’un regard qui n’avait plus sa pureté habituelle, ouvrit la bouche pour dire quelque chose et n'y réussit pas. Comprenant qu'elle allait peut-être crier, il ne dit rien, tendit seulement les mains vers elle dans un geste implorant. Marjolaine regarda ces grandes mains fortes dont elle venait d'apprendre la douceur, cet homme qui venait de bouleverser son être d'une sensation inouïe, telle que jamais elle n'aurait cru pouvoir en éprouver, cet homme qu'elle adorait et qui l'aimait sans doute. L’envie de se laisser prendre de nouveau par ces mains-là, de retrouver la force et la sécurité de ces bras, de cette poitrine d’homme, fut si forte que la jeune femme crut qu’elle allait y succomber. Mais un éclat de rire se fit entendre quelque part dans l’ombre du cloître. Alors, tournant le dos à la divine tentation, Marjolaine s’enfuit en courant.
Toute la nuit, Hughes demeura au jardin, assis contre un cyprès, revivant son instant de paradis et espérant à chaque instant qu’il allait reprendre, que Marjolaine allait venir le rejoindre. Mais l’aurore embrasa les toits de Pampelune sans que Marjolaine eût reparu.
Quand vint l’heure du départ, elle n’osa même pas lever les yeux sur lui et ce fut en silence qu’elle alla reprendre, entre Pernette et Aveline, sa place habituelle. Hughes, le cœur lourd, s’en alla, comme il l'avait décidé, veillera l’arrière-garde. Selon sa courte logique masculine, il avait cette nuit essuyé un échec. S'il avait pu lire, rien qu'un instant seulement, dans le cœur ensoleillé de Marjolaine, il se fût senti bien plus heureux que le plus grand roi de la terre. Mais le cœur de Marjolaine était le lieu le plus secret et le plus fermé du monde.
En dépit de l’envie qu'elle en avait et peut-être même à cause de cette envie qui lui brûlait le corps, la jeune femme s’efforça de ne plus quitter ses compagnes d’un seul instant, de fuir Hughes autant qu’elle le pouvait, sachant bien qu’à son contact, elle ne pourrait plus résister longtemps aux appétits normaux de sa jeunesse si longtemps déçus, à la passion qui la poussait vers cet homme et vers les délices interdites qu’il représentait. Et le malentendu s’installa entre ces deux êtres que tout jetait l’un vers l’autre.
Passé Pampelune, on s’engagea dans ce qu’on appelait le chemin des étoiles parce qu’il suivait, en allant vers l’occident, le tracé de la voie lactée. San Juan de la Cadena, San Antonio, Zizur, Menor, Basongaiz, Legarda et Obanos virent passer le cortège à présent bien réduit de ceux qui étaient partis, un matin d’avril, d’une île fluviale qui s’appelait Paris. On atteignit ensuite Puente la Reina et son vieux pont romain. Là se rejoignaient les deux routes venues de France, celle de Roncevaux et celle du Somport. Et, en arrivant à l’hospice, Hughes et les siens constatèrent, non sans quelque contrariété, qu’une troupe de pèlerins français et étrangers, menés par un moine du Puy-en-Velay, s’y trouvait déjà et que la place y serait réduite.
Marjolaine pour sa part ne vit qu’une chose : dans la cour de l’hospice, elle reconnut immédiatement l’un des hommes de la comtesse Dagmar, qui menait à l’écurie un cheval trop bien harnaché pour n’être pas reconnaissable. La belle Danoise devait être à Puente la Reina et la jeune femme n’en éprouva aucun plaisir.
- Comment a-t-elle fait? pensa tout haut Nicolas Troussel. Si elle avait suivi le même chemin que nous, on s’en serait aperçu. Qu’est-ce que c’est que ce col du Somport?
Personne ne pouvant lui répondre, il alla aux renseignements auprès de l’un des nouveaux venus qui arrivait de Savoie et qui possédait quelques connaissances. Il apprit ainsi que le Somport se trouvait beaucoup plus à l’est que leur propre chemin - au moins vingt lieues! - mais que, pour quelqu'un venant de Bordeaux, et même de Belin, on pouvait l’atteindre en ligne directe en passant par une ville nommée Mont-de-Marsan.
- Eh bien, conclut le garçon, elle a dû courir, la belle dame, pour être déjà là! Il est vrai qu'elle a des chevaux, elle.
- En tout cas, dit Pernette en riant, elle n’est certainement pas restée trop longtemps en oraison au tombeau de son ancêtre. Ce qui m’étonne c’est qu’elle ne nous ait pas rattrapés.
- Rappelez-vous cet affreux pays des Landes! On a bien failli se perdre, nous. Elle a dû y réussir. Et comme elle ne parle aucune langue chrétienne, elle s'est rallongé le chemin.
Nicolas se trompait en ce qui concernait les langues chrétiennes; la comtesse Dagmar ne parlait pas français en effet, mais elle parlait un peu le latin, tout au moins le latin d’Eglise tel qu’on l'apprenait dans les abbayes et les châteaux d’Europe, afin qu'il fût possible de suivre le déroulement des nombreuses cérémonies religieuses. Aussi fut-ce dans la langue de Virgile, corrigée mais certainement pas améliorée par des siècles de psalmodies plus ou moins exactes, qu’elle aborda Hughes dès qu'elle l’aperçut dans la cour de l'hospice après avoir mis sur ses lèvres, pour la circonstance, un éblouissant sourire qui fit pétiller ses grands yeux bleus.
- Quelle impudence! marmonna Marjolaine devenue toute rouge. J'aimerais bien savoir ce qu’elle lui veut.
- Je peux aller demander à messire Bertrand, proposa Aveline avec l'empressement qu’elle mettait dès que s’annonçait une occasion de rejoindre son doux ami.
Occasion qu’elle n'avait pas souvent la chance de saisir. Mais cette fois, Marjolaine accepta.
La petite revint bien vite, mais beaucoup trop lentement pour l’impatience de sa maîtresse.
- Alors? demanda-t-elle.
- Ses serviteurs ont chassé et péché. Elle invite messire Hughes à partager son repas.
- Oh! Et... il accepte?
- Je ne sais pas. Mais on dirait bien.
Fresnoy en effet, après avoir écouté avec un demi-sourire les difficiles explications de la dame blonde, semblait accueillir avec plaisir ses propos. Il désignait d'un air d’excuse ses vêtements chargés de poussière puis, finalement, s’inclina avec un large sourire qui ne pouvait avoir qu’un seul sens : il allait partager le repas de la Danoise.
- Noble dame et noble seigneur être faits pour l’entente! commenta philosophiquement Bran Maelduin qui avait suivi la scène lui aussi.
Pour la première fois depuis leur rencontre. Marjolaine lui jeta un coup d’œil sans tendresse. Elle aussi était une noble dame, après tout, et Hughes l’autre soir semblait préférer sa compagnie à toute autre. Mais il avait fallu que cette grande dinde nordique reparaisse et sourie pour qu’il n’ait même pas pour elle un seul regard.
Cette nuit-là, ce fut au tour de Marjolaine de ne pas fermer l’œil.
Au soleil suivant, ce fut une véritable cohorte qui passa le pont romain et s'engagea sur le chemin qui se tordait comme une couleuvre sur les collines jaunes et pelées de cette terre sèche et rude. Les deux troupes allaient faire ensemble le reste du chemin comme cela se pratiquait toujours. Mais n'ayant pas subi d'attaque meurtrière comme ceux de Paris, les pèlerins que menait Gerbert, le moine du Puy, étaient plus nombreux que les autres. En outre, ils étaient arrivés à Puente la Reina avant eux et considéraient que cela leur donnait droit à une certaine avance. Ils s’élancèrent donc dans l’intention évidente d’arriver premiers aux églises que l’on devait visiter obligatoirement en chemin pour en vénérer les reliques, et de prendre les meilleures places aux étapes.
Hughes et les siens les regardèrent d'abord forcer l'allure sans bien comprendre à quoi cela rimait sur une terre si fatigante. Ils comprirent quand, à la première étape, ils durent se contenter d’une grange à demi démolie, l'auberge et l’hôtellerie du petit couvent local étant déjà envahies par leurs confrères.
Cela n’arrangea pas les relations. Des disputes éclatèrent après que Fresnoy eut, avec hauteur, reproché à Gerbert son peu de goût pour la charité et son curieux sens de la fraternité chrétienne. Ce à quoi Gerbert répondit qu’il avait charge de corps autant que d’âmes et qu’il n’avait aucune raison de laisser place à des gens guidés par un laïc incapable de se débrouiller convenablement.
Cela déchaîna, entre tenants des deux chefs, une assez jolie bataille qui heureusement ne laissa pas de traces plus graves que des yeux pochés et des dents sautées, mais qui valut aux combattants de la part de l’abbé de Logroño où elle s’était déroulée une verte semonce, jointe à l’obligation d’accomplir à genoux deux chemins de croix au lieu d’un, comme le voulait la coutume. Hughes n’apprécia guère la pénitence et décida que, lorsque l’on atteindrait Burgos, on attendrait au moins vingt-quatre heures après le départ des gens du Puy. Ce serait chose facile car la capitale de Castille était riche en couvents, hospices et fondations pieuses dus au repentir de l’infante Urraca, « l’infante à l’âme cruelle » qui avait passé le plus clair de sa vie à tirer de ses ennemis d’implacables vengeances et à construire des monastères.
La halte était d’ailleurs nécessaire pour plus d’un. Le soleil était ardent, tout au long du jour, sur cette terre sans ombre. Les chemins sans herbe, poudreux et caillouteux, étaient durs aux pieds qui enflaient et se blessaient dans les chaussures bien usées déjà. On procura à ceux qui allaient à pied des espèces d'espadrilles qui leur apportèrent un vif soulagement, surtout à Léon Mallet que les fers hérités d’Ancelin faisaient beaucoup souffrir. Comme il refusait de les enlever, Bran Maelduin les lui enveloppa d’une mince bande de chiffon pour éviter que leur frottement ne fît trop enfler ses pieds.
Pour sa part, Marjolaine avait été heureuse de cette nouvelle halte. D’abord parce qu’en digne fille du Nord, elle supportait assez mal les ardeurs d’un soleil inhabituel, ensuite parce qu’elle espérait que la Danoise continuerait avec ceux du Puy. Malheureusement, ceux-ci partirent sans elle et, quand on reprit la route, il fut évident qu’elle entendait s'éloigner d’Hughes le moins possible. Quand le baron allait à cheval, la monture de Dagmar collait presque à la sienne, et lorsqu’il choisissait de cheminer à pied, la comtesse en faisait autant. Il y avait dans son attitude quelque chose qui exaspérait Marjolaine : un air d’humilité, étrange chez une femme si altière, joint à un comportement de propriétaire, exactement comme si elle eût été la dame de Fresnoy. Quand par hasard elle ne se trouvait pas auprès de lui, elle s’arrangeait en effet pour ne pas le perdre de vue.
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