- Je viens demander mon pardon, dit-il en baisant la robe effrangée du petit moine. J’ai fait le voyage avec vous jusqu’ici, mais je ne suis pas un vrai pèlerin.
- Vous non plus? s’écria Hughes, stupéfait de constater combien de mobiles assez étrangers à la dévotion se cachaient au milieu de la piété générale.
Outre lui-même embarqué pour l’amour d’une femme, il y avait eu Pierre et Pernette partis pour avoir le droit de vivre ensemble. Léon Mallet et Modestine qui avaient pris la route pour accomplir une infâme mission, le jeune Anglais David tué par les brigands, à qui l’on avait fait obligation de partir pour avoir droit de recueillir un héritage, les deux marchands flamands dont les buts étaient aussi commerciaux que pieux. Marjolaine elle-même qui s’était engagée dans le seul but de protéger Ausbert Ancelin, lui-même condamné par voie de justice. Et si l’on y ajoutait l’étrange mission du templier mort au combat et le fait que la troupe des pèlerins avait servi à dissimuler l’or destiné à la fondation d’un port, Hughes en venait à penser que, dans ceux qui formaient le petit groupe familier qui l'entourait, il n’y avait guère de vrais pèlerins que Bran Maelduin et Agnès de Chelles. Car, pour Nicolas Troussel, le doute était permis : le garçon ne cachait nullement qu’il voyageait surtout pour voir du pays. Restait à savoir à présent pourquoi Isidore abandonnait à son tour, et il le lui demanda d'un ton assez rude qui fit baisser le nez du petit homme.
- Je fuis à la fois des créanciers voraces et une épouse acariâtre qui, tout en dévorant mon bien, a fait de ma vie un enfer. A Pampelune où il y a une importante colonie française, j’ai un cousin qui est drapier comme moi et qui m’accueillera volontiers. Là, personne ne pourra me retrouver.
- Et le Seigneur Dieu? fit sévèrement Bran Maelduin. Tu mentir à lui! Etre chose indigne.
- Il a raison, dit Hughes. Vous pourriez au moins venir avec nous jusqu'au bout. Personne ne vous empêcherait de vous arrêter au retour.
- C’est impossible. Il faut que je mette tout de suite en train certaine affaire sur laquelle mon cousin m’avait écrit. Mais ensuite, j’en fais serment entre vos mains, frère Bran, je finirai le voyage. Un peu plus tard seulement, et avec d’autres que vous, sans doute. Mais je vous regretterai; ce sera ça ma pénitence. Vous me pardonnez?
- En ce qui me concerne, dit Fresnoy, je n’ai rien à vous pardonner, chacun arrange sa vie comme il l’entend.
- Je non plus, soupira Bran dont le visage s’était détendu et qui avait retrouvé son habituelle aménité. Mais seulement si vous promettre d’aller faire pèlerinage d’ici un an.
Tout de suite, Bautru rayonna.
- C’est promis! Vous ne voulez pas venir avec moi chez mon cousin? Il habite le quartier Saint-Semin où sont les Français. Il sera content de vous voir.
- Non, merci, dit Hughes. Nous devons nous occuper des frères qui nous restent. Allez avec Dieu, comme on dit par ici.
Ils regardèrent la silhouette allègre du drapier disparaître à l’angle d’une des nombreuses ruelles poussiéreuses et noires qui constituaient la majorité des artères de Pampelune.
- Encore un de moins, soupira Hughes en rejoignant sa troupe qui attendait sagement devant la porte de la ville. Je me demande combien nous serons quand nous arriverons en Galice?
- Un seul suffire si son cœur être toute pure, sourit l’Irlandais.
Hughes préféra ne pas répondre. Il avait grand-peur de constater que, s’il s’agissait de lui, ce ne serait pas le cas. Depuis ce qu’il croyait être la guérison miraculeuse de Marjolaine, il vivait d’étranges jours et de plus étranges nuits encore. Les sentiments que lui inspirait la jeune femme offraient un curieux et assez désagréable mélange de vénération - celle que l’on doit normalement aux objets sacrés - et de folle passion. A présent qu’elle lui était apparue dans tout l’éclat de sa beauté intacte, Fresnoy avait senti s’éveiller en lui son démon familier. La continence qu’il s’était imposée, par force, depuis Tours, lui devenait affreusement pénible et quand, seul avec lui-même, il s’efforçait de se persuader de l’entière pureté de son amour pour Marjolaine, il entendait, tout au fond de sa conscience, ricaner le vieux démon qui lui soufflait une tout autre vérité : jamais encore il n’avait désiré de femme comme il désirait celle-là. Et ne s’arrêtant plus à l’éclat magique de ses yeux couleur de mer, il lui arrivait souvent, quand il savait n’être pas observé, de laisser son regard errer sur l’humble robe sombre qu’elle portait, cherchant à deviner les trésors qu’elle recouvrait et dont les mouvements de la jeune femme révélaient au moins la forme.
La chaleur qui augmentait chaque jour à présent n'arrangeait rien. Son sang battait lourdement dans ses veines chaque fois que la jeune femme s’approchait de lui et il en venait à la fuir par crainte de ne pouvoir se contrôler. Pour avoir vu, la veille au soir, Aveline ouvrir la robe et la chemise de sa maîtresse pour rafraîchir ses épaules et sa nuque d’une eau de senteur, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, se tournant et se retournant dans la paille de sa couche, tandis que se reformait continuellement devant ses yeux la vision de la naissance d’une gorge qu’il devinait exquise.
Il décida de marcher désormais le plus loin possible d’elle et, laissant Bran Maelduin et Ausbert Ancelin mener la file des pèlerins, il s’en alla rejoindre Bertrand à l’arrière-garde.
Mais il devait garder longtemps le souvenir du soir de Pampelune comme d’un ultime instant de douceur avant l’enfer d’un chemin aride enduré au milieu des tourments de la jalousie.
Généreusement entretenu par les souverains de Navarre, l’hospital de la Magdalena offrait plus de charme et de bien-être que la meilleure auberge. Au moment des repas, les pèlerins étaient conviés dans un immense réfectoire proche d’une vaste cuisine comme on n'en voyait guère en France qu’à l’abbaye de Fontevrault et où des frères lais et des marmitons s'agitaient autour de marmites pleines de succulences.
Ensuite, une fois restaurés, on pouvait aller respirer l’air du soir dans un cloître planté d’arbustes, d'herbes odorantes et de fleurs en franchissant un portail artistiquement sculpté.
Le contraste entre ce charmant jardin et la rudesse de la ville environnante en augmentait la grâce. Et plus encore ce soir-là où une chanson s’y faisait entendre : appuyé négligemment au tronc d’un olivier argenté, un petit homme brun, élégamment vêtu de fine toile brodée, caressait un luth en chantant à la lune.
Indifférent au groupe des pèlerins qui s’échelonnaient silencieusement le long du cloître, il murmurait à la nuit des mots qui ne pouvaient être que des mots d’amour, mais dans une langue inconnue, et souriait, découvrant sous la lune d'éclatantes dents blanches.
Immobile près de l’un des piliers du cloître, Marjolaine l’écoutait chanter, et peu à peu, prise par la voix caressante, elle ferma les yeux pour mieux écouter. Elle ne vit pas Hughes s’approcher d’elle. Il n’avait fait d’ailleurs aucun bruit et, un instant, il resta éloigné de quelques pas pour mieux la contempler.
Sous l’éclairage irréel de la nuit, les tresses de ses cheveux clairs semblaient faites d’argent pur. Hughes pouvait voir son fin profil se détacher sur le fond plus sombre de la pierre lisse. Et si lumineuse était cette nuit qu’il pouvait distinguer même les ombres douces de ses longs cils et le léger tremblement de ses lèvres entrouvertes.
Elle était émue. Une respiration plus rapide soulevait ses seins sous le tissu mince de la robe de toile, toute propre, qu’elle avait mise pour le soir. Pouvait-il y avoir au monde plus belle, plus douce dame? Hughes sentit les battements de son cœur s’accélérer et son sang monter vers ses tempes à la lourde cadence du désir. Il fallait qu’il l’approche, qu'il la touche. Elle était la fleur apparue soudain au revers d’un sentier aride, la rivière de fraîcheur après un jour de poussière.
Un dernier reste de prudence lui fit regarder où étaient les autres. Mais personne ne faisait attention à lui, ni à elle d’ailleurs. Chacun semblait au contraire chercher un instant d’isolement pour mieux se laisser baigner par la beauté de la voix chantant en ce jardin. Les femmes quittaient plus volontiers l’ombre du cloître pour s’asseoir au milieu des plantes. Alors, très doucement il fit un pas, puis un autre. Perdue dans son rêve, elle ne l'entendit pas. Ce fut seulement quand la main d’Hughes prit la sienne qu’elle ouvrit les yeux et tourna lentement la tête vers lui.
Le cœur d’Hughes bondit, Marjolaine n'avait même pas tressailli et le lumineux regard qu'elle levait vers l’homme était sans surprise. C’était comme si elle attendait cet instant. Peut-être, sans le savoir, Hughes venait-il de pénétrer au cœur de son rêve, un rêve que grâce à cc chant d’amour la jeune femme ne savait plus démêler de la réalité. L'instant suivant, elle était dans ses bras.
Hughes eut soudain l'impression d'avoir contre lui toutes les fleurs d'un jardin au printemps. Cette femme-enfant n'était que fraîcheur et douceur. Ses lèvres délicates semblaient fondre sous l'ardeur de ce baiser dont il ne pouvait plus contrôler la passion. De tout son corps avide, Hughes épousait les courbes tendres de ce corps qui s'abandonnait et déjà les cloches de la victoire sonnaient à ses tympans. Il la sentait s'appesantir entre ses bras et commencer à vibrer sous la très lente, très prudente caresse de sa main qui glissait le long du cou mince vers la rondeur de l’épaule pour s'acheminer ensuite vers des rondeurs plus douces encore.
Soudain grands ouverts, les yeux d'Hughes fouillèrent les ombres du jardin, cherchant l'asile où, dans un instant, dans une seconde, il l'emporterait pour enfin la faire sienne quand, à cet instant précis, le fil de la chanson cassa net sur un cri d'amour et un accord glorieux qui passa sur les nerfs d'Hughes comme une râpe. Des applaudissements éclatèrent tout autour du cloître. Réveillé de son rêve, le chanteur sourit, salua. Marjolaine s’éveilla à son tour, s'arracha des bras qui croyaient si bien la tenir.
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