Elle avait élevé la voix et toutes les têtes se tournaient vers elle. Colin alors s’approcha.
- Vous direz cela plus tard, dame. Vos affaires ne regardent pas tous ces étrangers.
- Ceux qui sont nos compagnons de route depuis tant de jours ne sont pas des étrangers, dit-elle doucement. Quant aux autres, ils ne comprennent pas notre langue pour la plupart.
C’était vrai. Les paysans, les muletiers, les pèlerins de langues étrangères, après s’être intéressés un instant à ce qui venait de se passer, retournaient qui à son repas, qui à son somme. Autour de Marjolaine qui s’était assise auprès d’Agnès et la soutenait, il n’y avait plus guère que ces gens qui lui étaient devenus peu à peu familiers.
- Il faut que je parle, reprit la jeune femme, afin que tous ici présents vous puissiez juger cet homme en toute équité.
Elle baissa la tête un moment pour une courte prière afin d’obtenir la grâce de tout dire puis, calmement, d’une voix paisible et claire, elle entama le récit de ce qu’avait été la mort de Gontran Foletier. Elle dit tout : les amours de Gontran avec l’épouse d’Ancelin, le crime, le marché odieux que lui avait imposé Etienne Grimaud et comment, pour lui inspirer l’horreur, elle avait cherché le moyen de détruire sa beauté malfaisante. Elle faillit dire sa visite à Sanche le Navarrais mais le regard implorant de Colin la retint. A l’exception d’Hughes et de Bran Maelduin, tous étaient des gens simples, épris de merveilleux et qui, peut-être, ne lui pardonneraient pas d’avoir détruit la belle illusion du miracle. Cela, elle le garderait pour les seules oreilles de l’homme qu’elle aimait quand viendrait le moment inévitable de la séparation afin qu’il ne gardât pas d’elle une image trop haute. L’humiliation qu’elle ressentirait alors serait sa punition, librement choisie, pour n'avoir pas tout dit à cet instant-là.
Hughes avait écouté attentivement le récit de Marjolaine. Quand ce fut fini, son regard fit le tour de tous ces visages pour juger de leur impression, puis finalement s'arrêta sur la figure barbouillée de larmes de Léon Mallet auquel il n'avait pas permis de se relever.
- A présent que dame Marjolaine nous a dit son histoire, qu'allons-nous faire de cet homme, compagnons?
Le moine qui avait ramené Agnès fit entendre sa voix le premier :
- La justice appartient à Dieu, mais si vous prétendez l’exercer, vous l'exercerez ailleurs qu’en cette maison, dit-il gravement. Ceci est un asile, non une prison doublée d’un échafaud.
- Je ne crois pas que notre intention soit de souiller cette sainte demeure, fit Hughes sèchement. Votre conseil, frère Bran?
Le petit moine eut quelque peine à se faire entendre car tous les autres criaient en même temps que Mallet méritait cent fois la mort et qu’en quittant l’hospice, il faudrait le pendre au premier arbre rencontré. Bran Maelduin attendit alors paisiblement que le tumulte s’apaise pour déclarer en se tournant vers Marjolaine :
- Je être pensant que mort appeler mort, que sang appeler sang, mais où être mort?
- Mais enfin, cria Nicolas, il a voulu la tuer trois fois et il aurait sans doute recommencé si sa pauvre femme n’était devenue folle.
De nouveau Marjolaine intervint. Son regard doux s'attachait aux yeux bleus du petit moine et elle sourit afin de lui faire entendre qu'elle l’avait compris.
- Peut-être pas. Notre frère veut dire que je ne suis pas morte.
- Ce n’est pas sa faute, dit Pernette. On ne doit pas lui pardonner. Ce qu’il a fait est trop grave.
- Mais je ne demande pas qu’on lui pardonne. Je pense qu’il doit continuer avec nous, dit Marjolaine. Continuer et revenir avec nous afin de témoigner devant Mgr l’abbé de Saint-Denis de l’innocence pleine et entière d’Ausbert Ancelin. Songez qu'il est le seul témoin que nous avons. Il faut lui laisser la vie pour qu’il puisse accuser le véritable meurtrier et laver définitivement le faux coupable.
Il y eut un silence. Chacun pesait, à part soi, la valeur de l’argument, mais l’idée de faire la route avec un assassin reconnu ne plaisait à personne.
- Et puis, dit Bertrand traduisant la pensée des autres, il aura peut-être l’occasion de se sauver. Sans compter que la vie de dame Marjolaine sera encore en danger tant qu’il sera avec nous.
- Pourtant, il faut le ramener à Paris, coupa Hughes. C’est en effet le seul moyen d'obtenir justice pour tous.
- Et si, une fois revenu à Paris, il refuse de parler?
- Nous sommes tous témoins. Et je vous jure qu'il parlera sinon, sur le salut de mon âme, je fais ici serment que je le tuerai de ma main!
Léon se prosterna alors sur ses pieds.
- Emmenez-moi, sire baron! Je parlerai, je le jure! Si vous me faites grâce de la vie, je dirai tout ce que vous voudrez. Tenez, si vous avez peur que je me sauve, mettez-moi les fers que maître Ancelin a portés si longtemps et qu’il porte encore. Et puis faites-moi garder. Jamais plus je n’essaierai de mal faire. Je le jure sur mon âme et à Compostelle je demanderai pardon publiquement et je recommencerai à Saint-Denis. Mais, par grâce, dites quelques prières pour ma pauvre Modestine. Je... je l’aimais bien et elle n’était pas mauvaise, elle.
C’était tellement inattendu que personne ne trouva rien à dire. Les larmes que versait cet homme dur et égoïste n’étaient-elles pas nées uniquement de la peur? S’y glissait-il donc une part de chagrin réel?
- Tu aimais ta femme, dit Hughes gravement, et cependant tu l’as obligée à tuer.
Mallet baissa la tête et cacha sa figure dans ses mains.
- Je ne voyais que l’argent. Et puis, cette Marjolaine, maître Grimaud m’avait dit qu’elle était mauvaise, que c’était un suppôt de Satan, une sorcière qui avait pris son brave homme d’oncle dans ses filets, qu’elle devait mourir et que ce serait bonne chose. Modestine aussi aimait la richesse et elle m’aimait. Elle m’obéissait en tout. Et maintenant elle est morte, morte sans confession, morte de sa main à cause de moi! Et elle n’entrera pas en paradis.
De nouveau, le silence, troublé seulement par le crépitement des flammes et les ronflements de ceux qui dormaient dans les coins sombres de la salle. Marjolaine se leva, vint s’accroupir auprès du misérable et, lui relevant la tête, essuya doucement les larmes qui inondaient sa figure tuméfiée par le chagrin.
- Demain, promit-elle, nous irons tous prier sur la tombe qu’elle s’est choisie. Et je crois qu’elle obtiendra miséricorde car elle n’avait plus son esprit lorsqu’elle est allée volontairement à la mort.
« Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur et ne me châtiez pas dans votre colère... »
Autour de la faille noire où s’était engloutie Modestine, emportant un remords trop lourd pour elle, le cercle des pèlerins se refermait, se serrait, tandis que la voix forte de l’abbé de Roncevaux adjurait le Tout-Puissant de ne pas accabler celle qui gisait là, sous le poids plus intolérable encore de sa malédiction. Le jour se levait à peine sur les pentes boisées et le vent vif du matin, venu des neiges proches, s’engouffrait dans les amples manteaux de route. Chacun regardait ce trou irrégulier entre les rochers, hérissé de maigres branches et d'où montait une brume légère comme une respiration en temps d'hiver.
« Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra lors même qu'il serait mort... »
En face de l'endroit où elle se tenait. Marjolaine pouvait voir Léon Mallet, agenouillé sur la pierre d'où Modestine s'était précipitée. Il portait les fers que l'on avait la veille ôtés à Ausbert Ancelin et celui-ci se tenait auprès de lui, déjà prêt à lui porter secours. Et Marjolaine pensa que l'âme humaine pouvait receler d'étranges surprises, le meilleur et le pire.
L'eau de la bénédiction tombait à présent sur le néant de Modestine, puis les fumées bleues de l'encens montèrent vers le ciel, pur pour la première fois depuis bien des jours. Pas un nuage sur l'immensité d'un bleu d'ardoise où brillait, solitaire et superbe, l'étoile du matin. Le ciel pâlissait d'instant en instant, annonçant que la journée allait être belle et que les premiers pas vers l'Espagne se feraient sans peine, avec cette sorte de joie qu'apporte un beau matin.
La voix de l'abbé s’enfla.
« ... Par les entrailles de la miséricorde de Dieu qui a voulu que ce soleil levant vînt d'en haut nous visiter pour éclairer ceux qui demeurent dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort et pour diriger nos pas dans le chemin de la paix... »
A cet instant, comme délivré d'invisibles entraves, le soleil bondit par-dessus les pics neigeux qui s'illuminèrent d'une tendre lumière d'aurore.
- Il est temps de reprendre la route, dit Hughes.
Ausbert Ancelin se pencha et aida Léon le borgne à se relever.
Une nuit d’orage
Dès l’instant qu’il se leva sur le dernier adieu à Modestine, le soleil se fit le compagnon quotidien des errants. Ce fut comme si la haute barrière des Pyrénées avait fermé sur eux les portes du mauvais temps.
La chaleur, la lumière dispensèrent un courage tout neuf et l'on chanta d’un cœur unanime, tandis que l’on descendait vers le village de Saint-Michel, au pied des cols. L’étape du jour, jusqu’à Viscarret, passa sans que l’on s’en aperçût, et aussi celle du lendemain, qui mena les pèlerins jusqu’à la petite cité du rio Arga dont les méandres encerclaient le promontoire et qui, de ce fait, leur rappela un peu Poitiers.
Étroitement corsetée de rudes remparts, la capitale de la Navarre leur offrit, dès l’entrée, l’asile de l’hospital de la Magdalena. Mais tous n’y entrèrent pas car, au seuil même de la ville, Isidore Bautru, le petit pèlerin parisien qui faisait si peu de bruit qu’on l’oubliait toujours et qui, si longtemps, avait regardé davantage en arrière qu’en avant, vint aux genoux d’Hughes et de Bran Maelduin pour leur annoncer qu’il était arrivé et qu’il n’allait pas plus loin.
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