-    Juste une petite semaine, plaida son interprète, il faut au moins cela. Songez, seigneur, que la comtesse ne reviendra pas de sitôt en terre franque.

-    Nous n’avons déjà perdu que trop de temps, rétorqua Hughes, et nous n’avons, nous autres pèlerins, aucune raison de chanter oraison pendant une semaine à des étrangers, même des compagnons de Charles le Grand. Je vous rappelle que nous allons à Compostelle!

Et l’on repartit, à la secrète satisfaction de Marjolaine, qui n’avait pas beaucoup aimé le regard caressant dont la Danoise avait enveloppé Hughes en le découvrant installé au lieu et place d’Odon de Lusigny. Il fallait que sa piété filiale fût bien forte pour la décider à demeurer en arrière, car son refus de l’attendre, en dépit de la force armée qu’elle représentait, l’avait visiblement déçue. Or, ledit regard caressant avait occupé des yeux d’un bleu de lin, beaucoup trop grands et beaucoup trop bleus pour la tranquillité de Marjolaine. Et ce fut avec un vif sentiment de délivrance qu’elle s’engagea avec les autres sur le chemin qui traversait les Landes.

Ce n’était pourtant pas, et de loin, un chemin agréable. La voie romaine piquait droit à travers un pays désolé, une plaine sablonneuse où les villages étaient rares. On n’y trouvait ni viande, ni poisson, ni vin. L’eau de source y était presque inconnue et, pour la première fois, les pèlerins bénirent le mauvais temps qui, au moins, leur permit de boire et leur évita d’être harcelés par les taons qui abondaient dans ces landes dès le début de l’été comme le leur expliqua le moine qui accepta de servir de guide jusqu’à Ostabat.

En outre, durant les trois jours de la traversée de l’inhospitalière contrée, tout le monde dut faire la route à pied, ceux qui possédaient des montures devant les tenir en bride afin de ne pas ajouter à leur poids. Cette terre était faite de sables marins qui semblaient vouloir la dévorer tout entière et il n'était pas rare que l’on enfonçât jusqu'aux genoux. Un guide était indispensable pour éviter, aux abords de la mer, les sables mouvants qui, en quelques secondes, pouvaient engloutir sans espoir de les revoir jamais un homme ou même un cheval.

Tout ce chemin, Marjolaine l’accomplit encadrée de Pernette et d'Aveline avec Colin sur ses talons. Le jeune homme auquel Hughes de Fresnoy avait fait de sévères recommandations ne la quittait plus d'une semelle et il ne consentait à la laisser échapper à sa vue, ne fût-ce que pour les besoins les plus naturels, que dûment escortée par ses deux compagnes. Ils firent tant et si bien que Modestine ne réussit pas à échanger plus de trois paroles avec la jeune femme. Encore ne fut-ce pas sans témoins.

-    Je suis sûr que sa vie est en danger, avait dit Hughes à Colin. S'il lui arrive la moindre des choses durant le reste du voyage, je te tuerai de ma main.

-    Vous n'aurez pas à vous donner celte peine, riposta le jeune valet non sans insolence, je le ferai bien tout seul.

Ce fut donc avec un vif soulagement qu'on atteignit les agréables terres gasconnes où l’abstinence prit fin grâce à un excellent vin rouge et à de la nourriture fraîche. On trouva du pain blanc, de la volaille, du miel, du millet, des fruits, des jambons et d'excellents poissons dont on se régala grâce à la générosité des pèlerins les plus riches que les dangers vécus en commun incitèrent à une plus juste compréhension de la fraternité et qui payèrent pour les plus pauvres. Tous les courages se trouvèrent renouvelés par cet excellent repas, en dépit du temps qui s'obstinait à demeurer détestable.

C'est ainsi que l'on arriva, vers la fin d'un jour aussi gris que les autres, sur la rive d'une rivière qu'on leur dit s’appeler gave.

Ce n'était pas une rivière très large, mais elle était grosse de tout ce vilain temps qui s'était abattu comme une calamité sur tout le pays. Ses eaux roulaient, jaunâtres et tumultueuses, entre des berges verdoyantes et aussi entre les piles encore visibles d’un antique pont romain que personne, apparemment, n’avait eu le courage de reconstruire. Par contre, une grosse corde attachée à d’énormes troncs de châtaigniers reliait les deux rives.

-    Si c’est tout ce qu'il y a pour passer, dit Ausbert, cela ne va pas être facile.

-    Je vais interroger ces gens, dit Hughes en désignant deux hommes maigres, noirs et déguenillés qui, assis sous un arbre, regardaient couler la rivière aussi tranquillement que s’il eût fait soleil.

-    Ils n’ont pas trop bonne mine, dit Colin.

Bertrand haussa les épaules.

-    Ils ne sont que deux et nous sommes une troupe suffisante. Espérons seulement qu’ils parlent un langage de chrétiens.

Depuis Bordeaux, en effet, on avait quelques difficultés à se faire comprendre. Mais ces deux-là devaient être habitués à voir passer du monde car ils répondirent fort clairement à la question d’Hughes. Bien sûr, il y avait un moyen de passer cette eau. Cela se faisait habituellement en barque, la corde n’étant là que pour la maintenir en ligne à cause de la crue.

-    Je ne vois pas de barque, dit Hughes.

-    On ne la laisse pas voir, dit l’un des hommes. Sans ça, on nous la volerait. On ira la chercher si on fait affaire.

-    Affaire? Qu’est-ce que ça veut dire?

-   Qu’il fait bien mauvais temps, qu’il n’y a qu’une barque et qu’il va falloir faire plusieurs voyages pour passer tout ce monde. Ça vous coûtera une pièce de monnaie par personne et quatre par cheval.

-    Voleur!

Indigné, Bertrand allait sauter à la gorge du bonhomme, mais Hughes le retint.

-    Tu es trop gourmand, l’ami! Nous ne sommes que des pèlerins en route pour Compostelle.

-    Ça se peut. Vous, en tout cas, vous ne ressemblez guère à un pèlerin. Vous auriez plutôt l’air d’un seigneur.

-    Cc que je suis ne te regarde pas. Veux-tu, oui ou non, aller chercher ta barque?

-    C’est selon! Voulez-vous oui ou non payer?

-    Et si je t’étripais, siffla Fresnoy entre ses dents, tout en posant la main sur la garde de son épée.

-    Ça ne vous donnerait pas pour autant le moyen de passer l’eau.

-    Ton compagnon serait peut-être plus conciliant?

-    Ça m’étonnerait. C’est mon frère, mais il est sourd et muet. Le seigneur d’Aspremont le trouvait trop bavard; il lui a coupé la langue et, pendant qu’il y était, il lui a aussi coupé les oreilles. Alors vous traitez avec moi ou pas du tout. Maintenant, ajouta-t-il en se relevant et en secouant ses guenilles où s’attachaient des brins d’herbes, si le cœur vous en dit vous pouvez toujours essayer de passer en vous tenant à la corde, comme celui que vous voyez là-bas, ajouta-t-il en désignant de l’autre côté de l’eau une grosse tache noire prise dans les herbes un peu en aval. Ça irait peut-être pour vos hommes et vous qui êtes jeunes et solides. Mais les dames...

Marjolaine et ses deux compagnons étaient, en effet, descendues rejoindre Hughes, et l’homme les considérait avec un sourire narquois.

-    Il y en a parmi nous qui n’ont presque plus d’argent, plaida Pernette. Ne nous ferez-vous pas charité, brave homme? La route est encore longue et il y aura sûrement encore des rivières.

La mince figure brune de l’homme s’étira en un mauvais sourire.

-    Pourquoi donc qu’on vous laisserait l’argent pour les autres? Vous vous arrangerez avec eux quand il sera temps. D’ailleurs, pour une jolie fille comme vous, ça ne devrait pas être bien difficile.

-    Nous avons assez discuté, sire Hughes, coupa Marjolaine. Je paierai pour ceux qui n'ont pas assez. Il faut passer car il se fait tard, et d’après l’homme qui nous a conduits jusqu’ici, il y a encore une demi-lieue pour atteindre l’abbaye Saint-Jean-de-Sorde où nous devons faire étape.

-    Je vais payer, moi, dit Hughes. Mais l’abbé entendra parler de toi ce soir, l’ami!

L'homme eut un rire qui laissa voir d’éclatantes dents blanches.

-    Ça m'étonnerait. Il est mort y a deux jours. Les moines ont assez à faire à se chamailler pour la succession. Allez, faites voir votre monnaie et on va chercher la barque.

Fresnoy laissa tomber quelques pièces dans la main crasseuse. L'homme, alors, alla secouer son frère qui n’avait pas bougé un doigt durant la discussion et tous deux descendirent jusqu'au niveau de l'eau, puis disparurent un instant de la vue des pèlerins. Quand ils revinrent, ceux-ci purent constater que la barque en question était tout juste un gros tronc d'arbre grossièrement équarri et qui ne pouvait guère prendre plus de cinq personnes en sus du batelier.

-    C'est ça ta barque? gronda Guegan dont les chiens flairaient les chausses déguenillées de l'homme en grognant. Comment veux-tu qu'on mette un cheval là-dessus?

-  J'ai jamais dit que je passerais les chevaux. Les quatre pièces ça donne seulement droit au propriétaire de les tenir en bride depuis la barque. Ça nage très bien un cheval. Quant à tes chiens, retiens-les! Sinon, je refuse de te passer. Eux aussi, faudra qu’ils nagent.

-    En voilà assez! cria Hughes. Nous allons commencer à passer. Dame Marjolaine, dame Pernette, Aveline, Bertrand et Colin, vous embarquez. Après, tous les autres passeront cinq par cinq. Moi, je passerai le dernier. Bertrand, tu assureras l’arrivée sur l’autre rive.

-    A ce train-là on n’en finira jamais! grogna le batelier. La barque peut en tenir deux de plus! C’est ça ou je pars pas! Tiens, ces deux-là! ajouta-t-il en empoignant Modestine et Léon Mallet qui se mirent à glapir.

Colin et Bertrand s'installèrent à l’arrière du bateau pour guider la nage des mules et du cheval de l’écuyer. Puis l’homme empoigna une longue rame qui reposait au fond et, tandis que son frère saisissait la corde, détacha l'embarcation de la rive. Mais il fut tout de suite évident qu’elle était trop chargée ainsi que l'avait craint Hughes. Les bords de bois rugueux affleuraient l'eau. Elle mouillait les mains des femmes qui s'y agrippaient.