Et, sur ce, le petit moine s’en alla sous un arbre pour y prier dévotement ce Dieu qu’il aimait tant.
Machinalement, Hughes le suivit de loin. Cet homme plein de certitudes, parce qu’il savait s’ouvrir tout naturellement aux ordres du destin, l’attirait. Tout était simple pour Bran Maelduin. Il lui suffisait de s’en remettre à la volonté de Dieu en s’abstenant soigneusement d’y mêler si peu que ce soit de ses propres désirs. Mais peut-être venait-il, après tout, d'une autre planète, d’un monde enchanté où êtres, choses, plantes et animaux communiquaient quotidiennement avec la divinité et les esprits étrangers, impalpables, bienveillants ou malveillants suivant le cas, qui gravitent inlassablement entre terre et ciel. Ainsi l’Irlandais, membre hautement déclaré de l’Eglise, trouvait-il tout naturel de se déclarer aussi hautement descendant et héritier de ces anciens druides qui, jadis, vénéraient le soleil, la lune, les astres, les grands chênes et toutes les forces cosmiques dont s’agite la nature. Tout ce qui, pour le cerveau de Fresnoy, fleurait quelque peu l'idolâtrie et qui, pour cet être venu d’ailleurs, semblait entièrement naturel.
L'étrange mission dont Odon de Lusigny avait chargé Fresnoy n’étonnait pas Bran Maelduin. Et pas davantage le fait qu’un simple charpentier, comme Bénigne, s’en allât en compagnie d’un noble cadavre et d’un coffret d'or fonder un port, construire des navires pour une destination parfaitement insensée dont, selon toutes probabilités, il ne reviendrait pas. Chacun savait bien, en effet, que l’immense mer occidentale n’avait d’autre fin que le gouffre insondable de l’infini.
La veille au soir, dans les salles désertes du prieuré de Saint-Mandé, tandis que les pèlerins rescapés du coupe-gorge, exténués et meurtris, s’efforçaient de retrouver, dans le sommeil, un peu de force pour continuer leur route, Hughes avait longuement parlé avec le charpentier et le petit moine pour essayer au moins de comprendre quelque chose à ce qui lui arrivait.
Il y avait surtout ces gens qu’il devait rencontrer, ces descendants d'un grand peuple englouti par la mer et supposés détenteurs de secrets si précieux que l’on pouvait sacrifier allègrement des vies humaines pour se les approprier. Mais, à toutes ses questions, Bénigne avait répondu avec cette foi tranquille qui défie les doutes les mieux ancrés. Il répétait toujours la même chose : en Orient, le grand maître du Temple avait découvert des traces, des écrits de ce peuple mystérieux, le grand maître savait pour tous, le grand maître ordonnait à tous. En conséquence de quoi sa volonté, qui ne pouvait être que celle de Dieu lui-même, devait être accomplie.
Et Bran Maelduin renchérissait sur ces rêves fantastiques. Comme Bénigne, ce reflet du grand maître, il croyait qu’au-delà de la grande mer existaient d’autres terres, d’autres hommes. Il parlait d’un certain Brendan, saint homme de son pays qui, parti sur les flots à la recherche du paradis, s'en était revenu pour décrire les merveilles d’une île fabuleuse découverte après des jours et des jours de navigation.
- Mes deux saints patrons, Maelduin et surtout Bran, fils de Fébal, avoir passé deux mois dans la Terre des Fées, une île couverte de pommiers d’or. La doute ne pouvoir exister. Je peux être aller avec toi quand ta première bateau finir? ajouta le moine avec un sourire plein d’espoir auquel répondit celui de Bénigne.
- Il y aura toujours place sur nos bateaux pour un homme de Dieu tel que toi, frère moine, dit-il doucement.
Hughes finit par y renoncer. Ces gens semblaient sûrs de leur fait et, après tout, s’ils tenaient à prendre des légendes pour argent comptant, c’était leur affaire. Mais lui n’était aucunement convaincu et Marjolaine qui, lovée au creux de la paille où elle était censée dormir, avait écouté attentivement la conversation des trois hommes ne put s’empêcher de sourire : c’étaient là, en effet, choses bien étranges pour la compréhension d’un baron habitué à n’entendre parler que de chasses, tournois, guerres et filles à trousser. Aussi quand, entamant sa dernière ronde, Hughes passa auprès d’elle, elle lui dit :
- Vous n’y croyez pas, n’est-ce pas, sire Hughes, à ces terres merveilleuses, à ces îles lointaines où le soleil brille tous les jours?
Il s’arrêta, la regarda, si frêle et si touchante dans son creux de paille avec cet éternel voile blanc qui ne laissait voir que son regard envoûtant. A cet instant, l’envie de la prendre dans ses bras lui fut si violente qu’il dut faire un énorme effort pour n’y pas succomber. Il se contenta de mettre genou en terre devant elle, non par révérence, mais tout simplement pour être plus à sa hauteur.
- Vous y croyez, vous?
- Bien sûr. Pourquoi n’y croirais-je pas? Je ne sais rien ou si peu sur le monde qui nous entoure, sinon qu’il n’est pas bien beau quand on y regarde de près en dépit de toutes ces belles églises que l’on y bâtit. Il renferme tant de misère, tant de souffrance, tant de violence. Alors imaginer qu’il existe quelque part une terre où les fleurs durent toute l’année, où il n’y a pas d’hiver, pas de boue, pas de neige et où le soleil est plein de générosité, des terres qui ressemblent au paradis, cela fait du bien d’y croire.
- Vous n’aimez pas le monde où nous vivons?
- Pourquoi l’aimerais-je? Il ne m’a guère donné de raisons pour cela. La maison de mon père était pauvre et la vie y était rude, pourtant je la regrette. Je l’ai regrettée dès le jour où je l’ai quittée pour la riche demeure de mon époux car aucune joie ne m’y attendait. Et je ne suis pas la seule. Il y a trop de différences entre les êtres, trop d’injustice surtout. Regardez ce pauvre Ausbert Ancelin, condamné sans la moindre preuve à si dure pénitence.
Encore Ancelin! Du coup, Hughes se releva, trouvant un plaisir pervers à dominer la jeune femme de toute sa haute taille.
- Votre exemple est mal choisi, dit-il sèchement. Ancelin a eu de la chance : il aurait pu être pendu. C’est déjà bien qu'on lui ait accordé le bénéfice du doute.
Marjolaine sentit le changement de ton, mais n’en comprit pas la raison, l’attribuant seulement au fait qu’en attirant l’attention d’un si haut baron sur le sort d'un simple tonnelier elle avait dû froisser son orgueil de caste. Elle avait oublié, à le voir si simple et si prévenant, que Fresnoy n’était pas, ne pouvait pas être un pèlerin comme les autres. Elle lui sourit avec contrition, ce qui n’en fit pas moins briller ses prunelles turquoise.
- Vous avez raison : cela aurait pu être bien pire. Irréparable! Voilà pourquoi je dis que notre monde n’est pas aussi beau qu’il en a l’air et qu’il est doux de rêver d’un autre ailleurs.
Mécontent, Hughes préféra rompre les chiens.
- D’où vient que votre servante n’est pas auprès de vous?
- Je ne sais pas. Elle a dû vouloir respirer un peu l’air du soir. La fin de cette journée, si cruelle, nous a apporté un peu de douceur. Et je ne souffre presque pas de mon épaule.
Hughes imaginait sans peine où pouvait être Aveline. Avec Bertrand, introuvable lui aussi, bien sûr. Il avait bien de la chance, celui-là; ses amours ne rencontraient pas de problèmes. Il était garçon, la petite était fille et, à condition qu’il sût éviter de désagréables conséquences, il pouvait fleureter avec sa belle sans que personne y trouvât à redire. Tout le monde n’avait pas sa chance et le baron Hughes, soudain mécontent de tout, de tous, et plus encore de lui-même pour s’être laissé embarquer dans cette histoire de fous, s’en alla rejoindre son coin de grange pour y prendre au moins la part de sommeil dont il avait si grand besoin. Mais quand Bertrand, un peu confus, le rejoignit environ une heure plus tard, il n’avait pas encore réussi à fermer l’œil.
- Alors, grogna-t-il, ça va les amours?
Bertrand baissa le nez sans parvenir à dissimuler un sourire ravi.
- Je crois que oui. Est-ce que cela vous ennuie, seigneur Hughes? Pardonnez-moi ce retard, je n’ai pas senti passer le temps.
- Le contraire m’étonnerait. Ne t'excuse pas : la petite est charmante. Mais ne fais pas de bêtises. Je n'aimerais pas contrarier dame Marjolaine à qui elle appartient. En outre, tu es de bon lignage et ce n’est qu’une petite servante. Ton père ne serait sûrement pas d'accord pour un mariage.
- Oh, je sais, soupira Bertrand toute joie soudain envolée. Cela me tourmente assez car Aveline me plaît de plus en plus et j’ai grand-peur d’être en train de me mettre à l’aimer.
Il semblait si malheureux tout à coup qu’Hughes se reprocha d’avoir contrarié son bonheur. C’était la toute première fois que le garçon, si secret habituellement, se laissait aller à entrouvrir son cœur. La chose devait être grave.
- Que feras-tu si cela arrive? Je veux dire, si tu l'aimes vraiment?
- Je ne sais pas. Je me dis parfois que l'aventure où nous sommes engagés apportera peut-être une solution. Tout ce qui nous arrive depuis Tours est si étonnant. Mgr saint Jacques daignera peut-être nous aider, lui qui fait de si beaux miracles. Et puis il y a toujours la possibilité de laisser nos os dans ce voyage si mal parti. Alors pourquoi se soucier de demain si aujourd'hui sourit? Demain ne viendra peut-être jamais.
Cette fois, Hughes regarda son écuyer avec admiration. Il aimait cette philosophie et l’eût volontiers faite sienne. Le malheur voulait seulement qu'à lui-même l’amour ne sourît guère. Il devait conduire jusqu’au bout de la terre une femme qui se proclamait éprise d’un autre tout en veillant soigneusement sur cet autre. Il devait en outre accomplir une mission mystérieuse confiée par un homme qu’il ne connaissait pas et pour une cause qui ne l’intéressait pas. En vérité, à certains instants comme celui-là, il se demandait si la vie avait un sens.
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