Ausbert eut pour elle un sourire tellement lumineux, tellement extasié, qu'Hughes sentit la jalousie lui mordre de nouveau le cœur.

-    Dame, dit l'homme enchaîné, je vous dois beaucoup. Je voudrais vous faire plaisir, mais il me semble que profiter du malheur de ce pauvre moine pour me libérer de ma charge, ce serait mal et Dieu ne serait pas satisfait. C'est à lui de juger. Pas à moi.

-    Le malheur de ce pauvre moine! ricana Hughes. Il a l’air, pour l’instant, cent fois plus heureux que nous tous. Fais comme tu veux, l’ami, mais je le répète, j’ai besoin de bras. Ta chaîne n’est qu’une mauvaise arme, même si tu en as fait bon usage. Pense un peu aux autres. Certains sont totalement incapables de se défendre.

-    Je vous en prie, cher Ausbert, murmura Marjolaine, écoutez le chevalier. Messire Odon l’a investi de toute sa puissance et de toute sa charge aussi. Il faut l’aider.

Ausbert hésita un instant. Marjolaine avait pris l’une de ses mains et il regardait, avec une sorte d'horreur, ces jolis doigts fins reposant sur le fer grossier.

-    En ce cas, je veux bien que l’on m’enlève la chaîne de mes mains. Ainsi, je pourrai porter une arme. Mais je garderai les fers de mes jambes.

Hughes eut un soupir agacé.

-    Soit! Bûcheron, enlève cette chaîne. Au fait, comment t’appelles-tu?

-    On me dit Guegan, mais tu peux m’appeler comme tu veux!

-    Ça ira comme ça, grogna Hughes qui tourna les talons, incapable de voir plus longtemps la main de Marjolaine posée sur le bras d’Ausbert Ancelin.

Les bateliers du gave

-    Adieu, dit Bénigne. Et que Dieu vous garde, sire baron. Vous n'aurez pas la tâche facile.

-    Vous non plus, dit Hughes. Vous n'êtes plus que quatre hommes pour défendre la litière.

Le charpentier sourit.

-    N'oubliez pas sire Odon! Un mort que l'on porte en terre est d'une grande puissance sur les esprits...

L'heure était venue de la séparation. Grâce à Guegan, on avait atteint Aulnay-de-Saintonge sans autre incident après une nuit passée dans l'antique église, alors abandonnée, du prieuré de Saint-Mandé. La pluie avait cessé, mais demeuraient les brouillards matinaux d'où surgissaient les échafaudages et les pierres nouvellement posées d'une église en construction. Là, c'étaient des moines qui s’activaient pour offrir à Aulnay ce qui allait être une nouvelle merveille de l'art roman.

A la croisée des chemins, la poignée de pèlerins échappée au coupe-gorge attendait, assise sur les talus.

Pernette, la tête cachée contre l'épaule de Marjolaine, pleurait sans retenue. Elle allait devoir continuer le chemin sans son Pierre, ainsi que l'avait prescrit le templier car, si l’on avait bien retrouvé, parmi les cadavres, celui de Guy d’Oigny, son dérisoire fiancé, celui du père était demeuré introuvable. On ne savait où était passé Mathieu. Peut-être se cachait-il sur les pas des pèlerins, guettant, attendant une autre occasion d'attaquer de nouveau. La mort de son fils ne pouvait le rendre que plus haineux et, puisque à présent seule la mort de Pernette pouvait lui assurer la possession de ses biens, il ferait vraisemblablement tout pour parvenir à tuer la jeune femme. Il était impossible de faire peser ce danger supplémentaire sur la litière et sa faible escorte. Mais il était bien dur pour la pauvre enfant de ne pouvoir, à cet instant de la séparation, pleurer tout à son aise dans les bras de Pierre par crainte d'être vue de l'invisible Mathieu. Leurs adieux avaient eu lieu toutes portes closes dans la chapelle de Saint-Mandé.

Avant de s'éloigner, Bénigne dit encore, sans essayer de dissimuler son inquiétude :

-    Sire Odon avait déjà accompli trois fois ce voyage au tombeau de l'apôtre. Mais vous, seigneur Hughes, saurez-vous trouver le bon chemin?

-    J'ai une langue, l'ami, je me renseignerai. Tous ceux qui vont là-bas n'ont pas toujours pour guide quelqu’un ayant déjà fait la route. Chaque soir, à chaque étape, je préparerai celle du lendemain, comme je l’ai toujours fait lors d’expéditions guerrières. Je suppose qu’il est possible de trouver des guides.

-    Ne vous y fiez pas trop. Le mauvais guide qui vous mènera droit dans un traquenard est plus facile à trouver que le bon.

Hughes eut un large sourire qui fit briller ses dents de loup.

-    Il s'apercevra alors que je ne suis pas un pèlerin tout à fait comme les autres. Moi, je ne vais pas en Galice pour y accomplir un vœu, mais uniquement parce que sire Odon m'a confié son troupeau, et j’emploierai tous les moyens, tant que j’aurai la vie, pour remplir ma mission. Tous les moyens, vous entendez? Et d’abord celui-ci, ajouta-t-il en montrant la large épée qui pendait à sa ceinture. Pour l'instant, d'ailleurs, je n'ai pas à me soucier du chemin. Guegan, que voici, nous conduira jusqu'aux Saintes.

-    Je t'accompagnerai plus loin encore si tu veux de moi, dit le sombre bûcheron. Ma vie est derrière moi, sire chevalier. Plus rien ne m'attache à cette foret qui était tout mon horizon. A présent je peux aussi bien aller mourir là où il plaira à Dieu de me conduire. Si tu nous nourris, moi et mes chiens, nous te servirons bien.

Hughes accepta sans hésiter et même avec un certain soulagement. La force de l'homme et les crocs de ses bêtes représentaient une aide appréciable contre les dangers du chemin, même si les ombres de son âme désespérée en faisaient un assez sombre compagnon.

-    Vous voyez, ajouta-t-il en se retournant vers Bénigne, le Seigneur Dieu prend déjà soin de nous. Allez en paix. Bientôt, j'espère, je vous rapporterai ce que l'on m'a demandé.

Bénigne sourit, salua et s'en alla prendre la tête de sa petite troupe. La litière et son funèbre fardeau s'engagèrent dans le chemin de droite, celui qui s'en allait vers la mer. La haute silhouette du charpentier que doublait celle de Pierre disparut à la corne d'un bois.

-    Comment se fait-il que le garçon quitte ainsi son épouse? fit aigrement Léon Mallet qui ne songeait même pas à dissimuler sa réprobation.

Hughes faillit lui dire que cela ne le regardait pas, mais maîtrisa sa langue. S’il commençait à houspiller ses troupes, le chemin serait encore plus pénible. Il s'efforça à l'aménité.

-    Il ne la quitte pas, il s'en sépare pour un temps. Il est très pauvre. Maître Bénigne qui est charpentier comme lui et qui s'en va construire une église neuve sur la côte du grand océan lui a proposé du travail.

-    Et son vœu? protesta l'autre, son vœu de pèlerinage? Il n’a pas l’air d’en faire grand cas?

-    Si, justement! Et c'est la raison pour laquelle ces deux enfants se séparent. Ils ont décidé que la jeune femme accomplirait seule le pèlerinage afin que Dieu et Mgr saint Jacques n'y perdent rien. Au retour, elle ira le rejoindre. Encore une question à poser?

Le ton laissait entendre que la patience du baron de Fresnoy venait d'atteindre sa limite extrême. En dépit de l'épaisseur de son entendement, Léon le borgne le sentit et préféra se rappeler qu'il avait une dent malade. Il laissa donc Hughes pour s'absorber dans ses souffrances dont, à longueur du jour, il allait rebattre les oreilles de ses compagnons de route. Il les accabla même tellement de ses gémissements, plaintes, grognements et même hurlements qu’à l’étape du soir, Bran Maelduin, excédé, jugea que les choses avaient assez duré.

-    Je guérir lui très vite, déclara-t-il à Hughes qui était en train de tancer le mercier et de lui faire honte de son peu de courage, vous s'écarter un peu.

Retroussant sa manche crasseuse, le petit moine prit un peu de recul, ferma un poing noueux comme un vieux cep et frappa. Le coup vigoureusement appliqué atteignit le geignard au menton et l’expédia au pays des songes. Alors, sans perdre une seconde, ni d'ailleurs se soucier de Modestine qui piaillait et en appelait à la justice du ciel, il se jeta sur Léon sans connaissance, s’installa à califourchon sur sa poitrine, lui ouvrit la bouche, fourra le nez dedans, examinant les lieux à la lumière de la lanterne que lui tenait Hughes et, finalement, tirant de sa poche une paire de pinces trouvée Dieu sait où, l'introduisit dans la bouche ouverte puis, d’un vigoureux arrachement, extirpa la dent coupable, un extraordinaire vieux monstre noir et biscornu qu’il montra triomphalement à la ronde.

-    Vous dormir tranquilles à présent! conclut-il aimablement.

Alors, sans paraître déployer le moindre effort, il retourna Léon Mallet sur le ventre afin que le sang ne l’étouffât pas en coulant dans sa gorge et le laissa finalement aux soins éplorés de sa femme.

Les autres pèlerins avaient suivi la scène avec un intérêt évident et Hughes ne put s’empêcher de rire.

-    Je ne vous savais pas si rude compagnon, frère étranger. Vous avez retourné ce bonhomme aussi facilement que s’il était un sac de blé. Et on dirait aussi que vous savez vous servir de vos poings.

-    Oh, tous savoir chez nous, fit Bran modestement. Et je ne pas être très fort. Ma vénérée père être l’homme qui pouvoir porter une sanglier sous chacun des bras.

-    Je ne suis pas sûr que le frère n’en serait pas capable, dit Ausbert Ancelin. Il fallait le voir durant la bataille contre les routiers! Il avait empoigné une grosse branche et frappait à tour de bras sur l’ennemi. Ça tombait autour de lui comme mouches en automne.

-    Mais puisque vous êtes si vaillant combattant, pourquoi donc être devenu moine? demanda Marjolaine à son tour.

Bran Maelduin rougit comme cela lui arrivait chaque fois que la jeune femme lui adressait la parole et baissa les yeux.

-    Oh, parce que ma vénérée père juger je être de la fragile constitution et tout juste bon à chanter cantiques. Et puis, ajouta-t-il avec un rayonnant sourire qu’il distribua généreusement à tous, je aimer avec tout le cœur le Seigneur Dieu!