-    Vraiment?

L’éclair joyeux qui illumina les beaux yeux tant aimés lui fit chaud au cœur. Inclinant sa haute taille, il prit la petite main sale et y posa, un court instant, ses lèvres.

-    Vraiment. A présent et pour le temps qui vous plaira, je me déclare votre chevalier, dame Marjolaine!

Elle le regarda sortir, puis se laissa aller dans la paille, ferma les yeux pour que l’on ne pût y lire la joie qui l’emplissait. C’était merveilleux de savoir que, jusqu’au bout du chemin, elle aurait auprès d’elle cette force redoutable, cette protection, et cela sans qu’il fût besoin de se la reprocher. Odon de Lusigny avait jugé bon de remettre la conduite de ses pèlerins au courage d’un chevalier qu’il avait pu apprécier. C’était donc la volonté de Dieu qui s’était exprimée par la bouche d’un homme de bien mourant pour sa gloire. Cela ne voulait pas dire que Marjolaine fût prête, soudain, à oublier ses devoirs, ni surtout l’anneau qui brillait à la main d’Hughes, mais, durant quelques semaines au moins, elle allait vivre à ses côtés sans qu’il y eût péché. Pendant quelques semaines elle allait engranger suffisamment de souvenirs, suffisamment de bonheur pour éclairer tout le reste de sa vie quand, au retour, viendrait le moment de refermer sur elle les portes d’un cloître.


Hors de la grange ruinée, le spectacle qui s’offrit à la vue de Fresnoy était dramatique, même pour un homme habitué aux combats et à la mort. Les corps s'entassaient, pèlerins et bandits mélangés à l’instant du retour à la poussière commune. Aidé de Pierre et d’Isidore Bautru, le petit Parisien qui regardait toujours en arrière, Nicolas était déjà en train de creuser des fosses pour y enterrer ceux de ses compagnons qui ne verraient pas le ciel de Galice, tandis que deux autres hommes commençaient à faire le tri.

-    Va les aider, dit Hughes à Bertrand. Moi, je vais préparer des croix.

Tirant son poignard, il alla couper des branches d’un saule qui poussait là, auprès d’un ruisseau, et chercha, pour les lier ensemble, en forme de croix, les lanières et les rubans qui serraient les chausses autour des mollets des hommes. Les morts auxquels il les prit n'en auraient plus besoin.

Ce faisant, il aperçut un homme abondamment chevelu et barbu, vêtu de toile grossière qui, à quelques pas de lui, se livrait à une affreuse besogne sur les corps des routiers que l’on avait séparés des autres. D’un coup d’une énorme cognée, il leur ouvrait la poitrine, en arrachait le cœur et le jetait à deux chiens qui l’accompagnaient. Horrifié, Hughes se jeta sur lui pour lui arracher son arme, mais l'homme était d'une force herculéenne et rejeta Fresnoy comme s’il n’eût pas pesé plus qu’un oiseau.

-    Arrière! gronda-t-il. Ne te mêle pas de mes affaires si tu ne veux pas tâter de ma cognée ou des crocs de mes chiens!

-    Pourquoi fais-tu cela? demanda Hughes en se relevant. N’es-tu pas chrétien pour insulter la mort?

-    J’étais chrétien! Mais ces hommes, eux, ne l’ont jamais été. Ils ont tué les miens. Celle que tu as vue là, crucifiée sur la porte, éventrée après les avoir subis, c’était ma femme! Mes trois enfants, ils les ont jetés vivants dans les flammes qui ont dévoré ma maison... Alors, laisse-moi à ma besogne.

-    C’est toi le bûcheron qui est venu combattre avec nous?

-    Oui, c’est moi. Si seulement vous étiez arrivés au lever du jour!

-    Nous nous sommes trompés de route. Nous n’aurions pas dû passer par ici. On m’a dit que tu pouvais nous remettre sur le bon chemin?

-    Je connais cette forêt aussi bien que les lièvres et les sangliers. Je vous conduirai.

-    Merci. Mais ne donne pas toute cette mauvaise viande à tes chiens, tu vas les faire crever.

L'homme retint la cognée qui allait frapper encore et parut réfléchir.

-    Tu as peut-être raison. Et comme ils sont tout ce qui me reste, j’aimerais les garder encore. Après tout, les loups sauront bien cette nuit achever ma besogne.

-    Des loups? Il y en a par ici?

-    Un peu, oui! Et une sacrée bande. Quand nos maisons étaient debout, on était tout de même à l’abri et puis, mes frères et moi, on en tuait. Mais si j’étais vous, je ne laisserais pas tous ces gens ici, dans le mauvais abri d’une grange qui ne tient presque plus debout. Ces carnes vont les attirer. En plus, si la pluie recommence il vaudrait mieux trouver un refuge avant la nuit.

-    Je ne demande pas mieux, mais où?

-    Pas loin d’ici, il y a Saint-Mandé, un prieuré où naguère vivait une dizaine de moines. Les hommes de Loup les ont massacrés et s’y sont installés un temps, mais ils n'y sont pas restés. Les bâtiments sont vides et ils n'ont pas tout brûlé. Et puis il n’y pleut pas.

-    Alors d'accord. Quand nous aurons enterré nos compagnons, nous partirons.

-    C'est bien. Je vais vous donner un coup de main.

Bran Maelduin, qui avait fini de panser les blessés, vint à son tour pour dire une dernière prière et bénir les corps des compagnons que l'on ensevelissait dans la terre lourde d'eau. Le corps de la femme du bûcheron avait été décroché de la porte et reçut, avec ceux de ses deux frères, les mêmes soins pieux. Puis l'on planta les croix qu’avait façonnées Hughes.

C'est alors qu'au drame, à l'horreur, vint se mêler le grotesque le plus saugrenu. A peine les dernières psalmodies du De profundis s’éteignaient-elles qu'une voix, affreusement nasillarde, faisait retentir les échos de la forêt, une voix qui chantait :

C’étaient trois dames de Paris

Qui aimaient le petit vin gris.

Et frère Fulgence, virant sur un pied, déboucha de l’angle de la grange, les bras gracieusement arrondis, dansant et saluant à la ronde et donnant tous les signes d’une absolue béatitude. Trottant à ses côtés, Ausbert Ancelin, auquel il semblait vouer soudain la plus exubérante tendresse, tentait vainement d'obtenir de lui un comportement plus conforme à la gravité de l’instant.

Un murmure indigné parcourut les rangs de ceux qui étaient venus assister à l'ensevelissement, mais Fulgence n'en parut que plus heureux, et ce fut avec assurance qu’il clama :

Ainsi les laissa toutes nues

Trébuschiées en deux monciaux

Plus emboées que pourciaux...

Hughes se précipita, tandis que Bran Maelduin retenait de justesse Pierre qui allait se jeter sur le moine.

-    Qu'est-ce qui lui prend? demanda Fresnoy en empoignant le moine par sa robe, qu’il se hâta d’ailleurs de lâcher car Fulgence, décidément plein d’une universelle affection, prétendait l’embrasser. Il est ivre, ma parole! On va lui mettre la tête dans l’eau.

-    Hélas non, seigneur, il n’est pas ivre, répondit Ancelin. Je crois qu’il est devenu fou, fou de peur! Tout à l’heure, pendant la bataille, il se cramponnait à moi, criant et pleurant, essayant de m’entraîner avec lui sous le couvert des arbres. Il claquait des dents comme par temps de gel et sa voix chevrotait. Et puis, tout à coup, il m'a lâché. Il a éclaté de rire... et voilà! Il est comme ça depuis. Il y a un instant, il voulait à tout prix cueillir des fleurs. Il cherchait des violettes.

-    C’est incroyable! Peut-on vraiment avoir peur au point d’en perdre la raison?

Ancelin sourit.

-    Ça paraît difficile à un homme aussi vaillant que vous, sire chevalier. Le danger, la bataille, le risque, c’est toute votre vie. Mais lui, voyez-vous, c’est seulement un petit moine un peu malingre qui ne souhaitait rien d’autre que passer une vie paisible et protégée dans la belle abbaye de Saint-Denis. Et voilà que Mgr Suger l’a choisi pour le jeter au hasard et au péril des chemins en compagnie d’un homme accusé d’un crime et qu’il imaginait couvert de péchés. Un homme dont la force lui faisait peur. Et je crois bien qu’il a peur depuis que nous avons quitté Paris. C’est pour cela, je pense, qu’il s'est montré dur avec moi.

Fresnoy regarda curieusement l’homme enchaîné.

-    Et tu ne lui en veux pas de ce qu’il t’a fait endurer? Il avait tellement envie de retourner à Saint-Denis qu’il faisait tous ses efforts pour que tu meures le plus vite possible.

-    Ce n’était pas tout à fait sa faute. Je viens seulement de le comprendre.

-    Comprendre ça? Eh bien, mon ami, je commence moi à me demander si tu n’es pas du bois dont on fait les saints.

-    Ne dites pas ça! Je n’ai pas tué maître Foletier, mais j'aurais pu le faire car j’étais jaloux de ma femme. Seulement, je l’aimais et je ne voulais pas croire qu’elle me trompait. J'avais peur de la perdre. Alors, ne dites pas que je pourrais être un saint. Je suis seulement un pauvre homme un peu lâche.

-    Lâche? Après t’être battu comme tu l’as fait? D’ailleurs je vais te faire déferrer. Viens ici, bûcheron! Tu dois bien être capable d’ôter ces chaînes.

L’homme s'approcha pour examiner les fers, mais Ausbert le repoussa.

-    Le frère est devenu fou, mais je suis toujours condamné! Je garderai mes chaînes. J'en ai fait bon usage, je crois.

-    Mais tu ferais encore meilleur usage d'une épée ou d’une hache. Nous ne sommes plus que le tiers de ce que nous étions et j'ai besoin d’hommes solides.

-    Je suis solide et je dois subir le jugement de Dieu. Déjà je n’ai reçu que trop de secours.

Marjolaine, qui était sortie avec les autres pour la dernière prière et qui, un peu pâle mais debout, s'approchait des deux hommes, choisit d'intervenir.

-    Nous savons tous que vous êtes innocent, mon ami. Et Dieu le sait qui a permis que nous vous aidions un peu. Vous n’avez aucune pénitence à subir. Et nous avons tant besoin d'aide à présent.