Il s’efforçait de parler avec légèreté pour mieux masquer l’angoisse affreuse qui s’était emparée de lui quand, le combat terminé, il avait appelé, puis cherché Marjolaine, pour la découvrir finalement parmi les morts. Il l’avait emportée inconsciente et couchée sur de la paille dans la grange qui n’avait brûlé qu’en partie grâce à la pluie violente du matin.

Il chercha Aveline des yeux, la vit un peu plus loin qui, assise par terre, prodiguait des soins attentifs à Bertrand, blessé au bras, et l’appela un peu rudement.

-    Venez un peu vous occuper de votre maîtresse, la fille! Mon écuyer est capable de se soigner tout seul.

Puis il se pencha de nouveau vers Marjolaine, hésitant à essuyer la boue qui maculait son visage et rendait plus sinistre encore la grande cicatrice.

-    Il faudrait laver cela, dit-il.

-    Je faire après! riposta Bran Maelduin. Je pas aimer le sang, elle couler. Saleté pas dangereuse, sang oui.

Confuse d'avoir manqué à ses devoirs. Aveline joignait à présent ses efforts à ceux du moine pour mettre à nu l’épaule de Marjolaine. Celle-ci leva les yeux sur Fresnoy.

-    Par grâce, sire baron, veuillez vous éloigner. Il ne convient pas que l'on me déshabille devant vous.

Hughes allait répliquer qu'il voulait seulement s'assurer du degré de gravité de la blessure quand Nicolas Troussel, sale à faire peur et couvert de sang lui aussi, apparut soudain dans la lumière de la lanterne que Bran Maelduin venait d'allumer.

-    Messire de Lusigny vous réclame, sire Hughes, dit-il d'une voix chargée de tristesse. Venez vite! J'ai peur qu'il n'en ait plus pour longtemps.

-    Il est blessé? demanda Marjolaine.

-    Vous voulez dire qu'il est presque mort. Allons, messire! Il faut faire vite.

A quelques pas de l’endroit où Marjolaine était étendue, le templier gisait à même la terre battue de la grange, soutenu par Bénigne dont les yeux étaient lourds de larmes contenues. Avec un bouillonnement sinistre, le sang s'échappait, à chaque respiration, d'une blessure à la poitrine et achevait de teindre en rouge la blanche tunique. Ses yeux étaient clos, mais il les ouvrit à l'approche des deux hommes. Hughes, aussitôt. s'agenouilla auprès du grand corps foudroyé.

-    Me voici, seigneur chevalier, dit-il avec respect. Que puis-je pour vous?

-    Déjà... vous avez pu beaucoup! Sans vous... nous serions tous morts, je pense. Sommes-nous encore nombreux?

-    Guère plus d'une trentaine, dit Nicolas tristement. Et certains sont blessés. Heureusement, après la mort de leur chef que vous avez tué de votre main, les derniers brigands ont pris peur et se sont enfuis.

-    Trop tard! Tant de morts, mon Dieu, tant de... morts!

De lourdes larmes emplissaient à présent les yeux de l'agonisant. Hughes ne put le supporter.

-    Vous avez tant fait, sire Odon! Jamais, de mémoire de chevalier, je n’ai vu combattre avec tant d'ardeur, tant de vaillance. Vous avez fait tout ce qu’il était possible et même au-delà puisque vous voilà, vous aussi, aux portes de la mort.

-    Je... le devais. J’étais le chef... Que vont devenir les survivants, à présent?

-    Le mieux, je crois, est de les ramener chez eux. Je le ferai pour vous...

-    Les ramener? Quiconque... s’engage dans les chemins... de Dieu doit les parcourir jusqu’au bout! Ils n'accepteront pas. Il faut les conduire là où ils doivent aller. Je vous les confie.

-    A moi?

-    A vous... Ah! J’étouffe. Pourtant, il faut que je parle!

Du sang jaillit de sa bouche. Bran Maelduin qui arrivait lui tourna légèrement la tête pour que ce sang s’écoule mieux.

-    Je dire déjà pas trop parler, reprocha-t-il doucement. Vie partir plus vite.

-    C’est... sans importance, sire Hughes, vous vouliez suivre... une femme jusqu’à Compostelle. Je vous demande maintenant de l’y conduire avec ceux qui sont encore capables de s’y rendre!

-    Moi, mener des pèlerins? Pourquoi ne pas les confier à cet homme que je vois auprès de vous, votre ami?

-    Parce que sa route n’est pas celle-là. Je... oh, explique-lui. Bénigne.

Tandis que Lusigny reprenait un peu de souffle. Bénigne raconta en quelques mots ce que Marjolaine savait déjà.

-    Deux des gardiens ont été tués, dit-il en conclusion, mais, grâce à Dieu, la litière est intacte. Tout à l'heure, pendant le combat, un bûcheron de la forêt dont la famille a été exterminée est venu se joindre à nous. Lui aussi a fait de la bonne besogne et, surtout, il pourra nous remettre sur le bon chemin.

-    Pourquoi ne pas mettre sire Odon dans votre damnée litière? Il y serait mieux que là et...

-    Je suis moine-soldat, coupa Lusigny. Un moine... doit mourir à terre... Écoutez encore, car ma mission était double : mener le troupeau... mais aussi servir l’Ordre. Oh, aidez-moi, mon frère, je sens la vie qui s'en va... Quelques minutes encore!

Bran lui fit avaler quelques gouttes d'un petit flacon tiré de son sac et un peu de rose revint aux joues blêmes du mourant.

-    Merci... Tenez, prenez ça!

Aidé de Bénigne, il ouvrit sa tunique, ôta un curieux bijou qu'il portail au bout d'une chaîne de fer. La forme était celle d'un trident dont l'une des faces portait, superbement ciselé mais usé par le temps, un soleil à face humaine encadré de deux hippocampes. Le métal dont il était fait était inconnu d'Hughes : assez semblable à de l'or mais plus sombre et surtout plus lourd.

Lusigny lui mit cet objet dans la main.

-    Écoutez, souffla-t-il. A l'ouest de Saint-Jacques, au bord de la mer, il y a un port appelé Noya. Ceux qui le peuplent sont des hommes de l'océan, descendants d'un peuple... englouti par les eaux il y a des centaines d'années... loin à l’Occident, un peuple très savant, très puissant qui savait parcourir les terres et les mers. On les appelait... les Atlantes. Cherchez le chef de ce village... montrez-lui le trident. Donnez-le-lui aussi, mais en échange du secret de navigation de ses ancêtres. Vous le rapporterez à Bénigne, là où il vous dira.

Avec un râle douloureux, il se rejeta en arrière, cherchant l’air. Cependant Hughes contemplait avec stupeur l’étrange joyau.

-    Comment cela est-il venu jusqu’à vous? ne put-il s'empêcher de demander.

L’ombre d’un sourire passa sur le visage de l’agonisant.

-    Le secret... du grand maître! Le peuple de la mer avait des colonies... Tartessos, au sud de l’Espagne, engloutie mais aussi... Tyr. Oh, je meurs! Non nobis, Domine, non nobis... sed nomini tuo... da gloriam [1 - Pas pour nous, Seigneur, mais pour ton nom, donne la gloire (devise du Temple)].

Le dernier mot emporta son dernier souffle. D’un doigt léger, Hughes ferma les yeux las qui venaient de s’ouvrir à l’éternité et se releva, tandis que Bénigne laissait, avec respect, le corps reposer de tout son long sur la terre et lui joignait pieusement les mains sur son épée ébréchée.

-    Je lui obéirai, dit Hughes. Sa mission, je l’accomplirai!

A son tour il passa à son cou la chaîne de fer supportant le trident et fit disparaître le tout sous sa chemise. Mais quelle étrange histoire! Comment croire à ce peuple fabuleux totalement disparu?

-    Disparaître en une seule nuit! dit gravement Bran Maelduin. Chez nous, l’ancienne druide connaître royaume atlante. Raconter l’histoire merveilleuse. Je raconter aussi plus tard.

-    Je commence à croire que j’aurais dû me faire templier, grogna Hughes. C’est beaucoup plus passionnant que d’être baron.

-    Tous les frères du Temple ne sont pas aussi savants que l’était messire Odon, dit doucement Bénigne. Il était l’un des maîtres, un initié investi de la confiance toute particulière du grand maître, messire Robert de Craon. Mieux vaut ne pas parler de tout cela.

-    Aussi n'en parlerai-je pas. fit Hughes un peu raide. A présent il faut que je sache où en sont tous ces malheureux dont j'ai la charge. Ensuite, nous verrons ensemble ce qu'il convient de faire. Mais je crois que notre premier devoir est d'enterrer sire Odon.

-    Non, répondit Bénigne. Avec votre permission, seigneur, il prendra place dans la litière et je l'emmènerai afin qu'il repose dans une terre de l'Ordre. Il l'a bien mérité.

-    Comme il vous plaira.

Suivi de Bertrand qui portait à présent le bras gauche en écharpe, Fresnoy alla d’abord rejoindre Marjolaine qui le rassura : sa blessure n’était pas profonde, la lame ayant dévié, sans doute par la maladresse de celui qui avait frappé.

-    Celui-là, dit Hughes, il va falloir que je le retrouve. Avez-vous une idée de qui cela peut être?

-    Aucune idée. Je ne l'ai pas vu. Mais dans le chaos qu'était cette bataille, on pouvait prendre un mauvais coup à chaque instant.

-    Certes, mais il est facile de reconnaître une femme quand on l'a devant soi. On vous a d’abord assommée puis frappée. Il n’est pas difficile de deviner que l'on voulait vous tuer.

Il faillit ajouter « et ce n'est pas la première fois ». pensant à l'histoire de la pierre détachée du toit de la maison-Dieu à Tours. Mais il préféra ne pas reparler de cet incident désagréable pour ne pas affoler la jeune femme. Il se reprochait déjà suffisamment d'avoir succombé à un mouvement de jalousie qui la lui avait fait perdre de vue assez longtemps pour que le mystérieux assassin ait pu frapper avant son arrivée.

-    N'ayez pas peur, ajouta-t-il doucement, désormais c'est moi qui veillerai sur vous. Sire Odon, avant de mourir, m’a confié son troupeau. C’est moi qui vais en être le berger jusqu’à Compostelle.