- De l’amour, répéta Etienne, pas désarçonné le moins du monde. Mon oncle est mort : je suis son neveu et l’héritier de son négoce comme vous êtes, par votre douaire, héritière d’une belle part de sa fortune. La coutume veut que vous deveniez ma femme et moi je ne souhaite rien de mieux. Quand nous marions-nous?
Le mariage? Déjà? Il y avait décidément quelque chose de changé dans le silencieux et timide Etienne! Et Marjolaine comprit qu’il allait falloir se battre. En dépit de l’angoisse qui lui venait, elle s’efforça de paraître toujours aussi calme, comme il est d’usage de le faire avec les enfants coléreux - ou avec les fous.
- La coutume n’est pas absolue, mon cher Etienne. Quant à vos sentiments envers moi, pour flatteurs qu’ils soient, ils n’entrent pas en ligne de compte car il y a un troisième élément que vous semblez décidé à négliger : moi. Moi, qui n’ai pas la moindre envie de vous épouser.
- Et pourquoi cela, s’il vous plaît?
- Mais parce que je ne vous aime pas.
- La belle affaire! Est-ce que, par hasard, vous aimiez mon oncle quand vous l'avez épousé? Laissez-moi vous dire qu’il n’y paraissait guère.
Marjolaine comprit que sa garde était faible, qu’il fallait trouver autre chose et que seule, peut-être, une volonté bien trempée pouvait la libérer de ce garçon visiblement amoureux et qu’elle savait têtu.
- En effet, je n’aimais pas maître Foletier, dit-elle. Mais mon père avait ordonné ce mariage et je lui devais obéissance absolue. A présent je suis veuve et maîtresse de moi-même par-devant Dieu comme par-devant la loi des hommes. Et je dis que je ne deviendrai pas votre femme. Contentez-vous de ce qui vous revient et, d’ailleurs, vous fait riche. Et laissez-moi vivre comme je l’entends. Fondez une famille et oubliez-moi.
- Les biens de l’oncle ne doivent pas sortir de la famille. Si vous alliez vous remarier et les porter à un autre, ce serait une malhonnêteté.
- Dites plutôt que vous ne supportez pas l’idée qu’une partie pourrait vous échapper! N’insistez pas. Etienne. J’ai déjà dit que je ne vous aimais pas. Ne m'obligez pas à le répéter car je ne veux pas vous désobliger.
Si Marjolaine s'attendait à le voir se troubler, bégayer, pleurer peut-être, elle se trompait lourdement. Tout ce qu'elle vit fut un insolent sourire.
- Que vous m'aimiez ou non est sans importance. Marjolaine. Ce qui compte, c'est que moi je vous aime.
- Que savez-vous de l’amour? Êtes-vous seulement capable d'aimer?
- Cela aussi, tout compte fait, est sans importance. Vous êtes très belle et j’ai eu envie de vous le jour de votre mariage. Ce jour-là, je me suis juré qu’un jour je vous tiendrais dans mon lit et vous n’imaginez pas ce que je suis capable de faire lorsque je me suis promis quelque chose.
Le regard vert plongea, impitoyable, dans celui du garçon qui vacilla puis se détourna.
- Je crois que si, fit tranquillement Marjolaine. Mais quoi que vous ayez fait dans ce but ou dans un autre, cela ne vous donnera pas la victoire sur ma volonté. Et ma volonté est la suivante : jamais vous ne serez pour moi autre chose que le neveu de maître Foletier.
- Vous en êtes certaine?
- Tout à fait certaine.
- Rien ne peut vous faire changer d’avis?
- Rien!
- Pas même la possibilité d’être enterrée vivante pour le meurtre de votre mari?
Un silence pesant comme une pierre s’abattit sur la grande pièce calme. Même le feu cessa de crépiter comme si l’horreur des paroles qui venaient d’être prononcées l’avait gelé. Marjolaine pour sa part crut avoir mal entendu.
- Qu'est-ce que vous venez de dire? articula-t-elle enfin.
- Que si vous n'acceptez pas de m’épouser, vous serez accusée d’avoir fomenté l’assassinat de votre mari. Vous serez condamnée à mort et, vous le savez, les juges, trouvant la pendaison peu bienséante pour les femmes, préfèrent les enfouir convenablement sous quelques pieds de terre.
Marjolaine eut besoin de tout son courage pour lutter contre la brusque terreur qui l’envahissait. Elle y parvint, non sans peine, en serrant très fort ses mains l'une contre l’autre.
- Il y a un instant, fit-elle d'une voix blanche, vous réclamiez la tête d’Ausbert Ancelin pour le même crime. Il faut savoir ce que vous voulez.
- Je vous l’ai déjà dit : vous! fit l'autre avec impudence. Au fond, Ancelin ne m'intéresse que jusqu’à un certain point : il fait un coupable très convenable, mais je renoncerai à lui sans peine si vous refusez de devenir mon épouse bien-aimée.
La jeune femme haussa les épaules et se détourna pour ne plus voir cette figure qui lui faisait horreur.
- Sottise! Je ne vois pas du tout comment vous pourriez faire.
- C’est pourtant fort simple : la Jacqueline Ancelin peut être prise de remords et, avec beaucoup de larmes, se souvenir d’un fait qu’elle avait oublié à cause de la peur affreuse que lui inspire l'assassin qui l'a menacée de mort : c’est elle qui a vendu l’outil de son époux... et c’est vous qui l'avez acheté!
- Qui croira une fable pareille?
- Tout le monde, si elle l'affirme avec assez de force et assez de larmes mais, sur ce point, je lui fais confiance : c'est une excellente comédienne. Mon oncle en a su quelque chose. En outre, que sait-on de vous? Que vous êtes fille noble, que sans sa fortune vous n'auriez jamais, si jeune et si belle, épousé un pelletier. Dans les quartiers, on aime à rester entre soi. Une créature comme vous ne peut inspirer que la méfiance ou la passion. Les hommes vous regardent trop doucement et les femmes pas assez. A part cette vieille folle d'Aubierge et votre Aveline, soyez certaine qu'il n’y en a pas une, vous m'entendez, pas une seule, qui ne soit prête à vous croire sorcière ou pire encore! La mise en accusation de la veuve trouvera tous les échos que je voudrai. Plus encore peut-être car une fois l’accusation lâchée, je ne pourrai plus rien pour vous! Alors choisissez, mais choisissez vite!
Marjolaine savait qu'il avait raison, qu’on ne l'aimait guère, que ce soit à Paris ou à Saint-Denis. Les femmes, en effet, avaient pour elle plus de regards obliques et venimeux que de sourires, tandis que la concupiscence était l'expression qu'elle rencontrait le plus couramment sur le visage des hommes. Elle savait qu'il y avait là un danger réel, mais elle avait trop de courage pour se rendre ainsi sans combat.
- Confidence pour confidence, « beau neveu », il ne fait plus aucun doute pour moi que vous avez, peut-être de votre propre main, tué mon époux.
- Pas peut-être! confirma Etienne avec un sourire cruel. C'est bien moi qui l'ai tué après avoir volé le fameux maillet. Voyez-vous, il se trouve que la belle tonnelière avait aussi des bontés pour moi et, à présent, elle me mange dans la main grâce à certaines promesses que la mort de l'oncle me permet de tenir. Que voulez-vous, c'est une femme qui aime la toilette et qui en a assez de son hameau crotté. Tout comme elle en avait assez de l'oncle et même de son imbécile d'époux. Elle a d'autres ambitions. Un seigneur du voisinage, il me semble.
- Alors, elle refusera de m'accuser puisque cela signifierait le retour au logis de son mari.
- Que vous êtes simple, ma pauvre! En ce cas, Ancelin pourrait ne plus jamais sortir de sa prison. Un suicide, cela s'achète aussi, vous savez?
Cette fois, Marjolaine ferma les yeux, malade de dégoût et d'horreur. Elle avait l'impression de s'être penchée sur le plus puant des trous à purin. Pourtant, même contre cela elle entendait lutter encore. Elle rouvrit les yeux, toisa Etienne :
- Je peux choisir le couvent. J'y songeais déjà d'ailleurs car, en vérité, les hommes tels que je les vois ne me plaisent guère. Dieu, au moins, est sans surprise.
Le sourire s’accentua, inspirant pour la première fois à Marjolaine une folle envie de tuer. Etienne hocha négativement la tête :
- N’en soyez pas trop sûre. D’ailleurs, je ne vous permets pas le couvent! C’est moi ou la fosse.
- Le choix est mince. Eh bien, je vous rendrai réponse demain.
- Pour... pourquoi pas tout de suite? bredouilla Etienne visiblement déçu.
- Parce que j’ai besoin de réfléchir cette nuit. Après tout, conclut froidement la jeune femme, peut-être préférerai-je la mort. J’ai besoin de savoir si le contact de la terre ne me sera pas plus supportable que le vôtre. A présent, partez!
- M... mais!
- Demain, vous dis-je! Même heure, même lieu! Je vous attendrai.
Il comprit qu’il n’y avait rien de plus à en tirer et n’insista pas davantage. Reprenant sa cape, il la jeta sur son dos et sortit, non sans lancer un dernier regard à la jeune femme. Debout près de la cheminée, les bras croisés sur sa poitrine, elle fixait les flammes sur le fond ardent desquelles son fin profil se découpait avec une grâce et une jeunesse exquises. Grimaud eut envie de se jeter sur elle, de la forcer là, sur la jonchée de paille fraîche et de foin odorant qui couvrait les dalles, mais il se maîtrisa. Rien ne servirait de brusquer les choses. Mieux valait sans doute laisser la nuit - et ses terreurs - passer sur Marjolaine. Elle lui inspirerait une crainte salutaire des ténèbres lourdes et gluantes qui l’attendaient.
Il eut, de la main, en franchissant le seuil, un geste dérisoire.
- A demain donc! claironna-t-il. Je crois que vous ferez le bon choix. Je suis un assez bon garçon, vous savez? Et puis je suis jeune et je vous aime!
Cette déclaration sans tendresse, jetée presque comme une insulte, n’arracha même pas à Marjolaine un haussement d’épaules. Non qu’elle fut indifférente mais elle demeura, durant un temps dont elle ne put apprécier la durée, privée de toute réaction et môme de tout sentiment. La cynique et cruelle menace d'Etienne, l'impudence tranquille avec laquelle, se sachant seul avec Marjolaine, il avait avoué son crime, tout cela enveloppait le cœur et l’esprit de la jeune femme d’un carcan glacé. Elle se sentait éteinte comme si l'on avait soufflé son âme telle une chandelle.
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